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Au moment d’écrire ces lignes, les « réformes » du pape François font les actualités médiatiques des chroniques catholiques. Les débats et les « champs de bataille » sont nombreux : meilleure intégration des femmes dans les structures de l’Église, réforme de la Curie romaine, reconnaissance de la théologie féministe et des droits des femmes, potentielles transformations des ministères, sexualité des prêtres : acceptation de l’homosexualité cléricale et ordination des prêtres mariés, etc.

Si des appels aux réformes de l’Église et du droit canon sont formulés, les ajustements des normativités et des manières de faire dans l’Église catholique ne se préparent-ils pas depuis des décennies ? Est-ce que « l’édifice moral » de plusieurs encycliques papales ne sont pas « boudées », jugées non crédibles par une part significative des théologiens et théologiennes et, le plus souvent à mots couverts, par de nombreux clercs eux-mêmes ? Des sondages et des études statistiques révèlent que les catholiques n’acceptent pas l’enseignement papal sur le divorce[1], font usage de contraceptifs – officiellement des « formes illicites » de contrôle des naissances[2] – et adoptent des positions « pro-choix »[3]. La dissonance entre certaines positions officielles du magistère romain et les normativités enseignées, cultivées et effectives dans de nombreux groupes chrétiens est parfois devenue la norme implicite. À l’intérieur des communautés chrétiennes et des groupes d’appartenance, des espaces herméneutiques de construction du sens permettent de soutenir des positions « dissidentes » comme étant précisément sensées[4].

Les fissures de « l’édifice moral » catholique sont multiples et proviennent en partie de l’intérieur même de la tradition chrétienne. À titre d’exemple, en janvier 2020, le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, déclarait : « Le Jugement dernier sera à propos d’avoir nourri les affamés et habillé les dénudés, non à propos de l’orientation sexuelle[5]. » Sur Twitter, la blogueuse et auteur Rachel Evans, décédée en 2019, était citée : « I thought God wanted to use me to show gay people how to be straight. Instead God used gay people to show me how to be Christian[6]. » En théologie, notamment par l’herméneutique biblique et les approches pastorales, la primauté est accordée au Jésus accueillant, sage, hospitalier et sauveur, capable de s’adresser aux personnes dans l’entièreté de leur histoire de vie (incluant leurs fragilités et leurs vulnérabilités) et prêchant le coeur de l’Évangile : « Aimez Dieu, aimez-vous les uns les autres. » Ce Jésus est précisément la Personne dont il s’agit d’annoncer la Présence au monde en acceptant la mission chrétienne.

Or, dans l’Église catholique, les contre-exemples d’abus de pouvoir, d’abus sexuels, de compromission avec des régimes politiques répressifs, de rapports inégalitaires entre les sexes, les genres et les races, voire de discrimination contre les femmes et les personnes LGBTQ2A+[7] se sont tant accumulés qu’il y a matière à nourrir l’anticléricalisme (pour des siècles et des siècles). Plusieurs encycliques papales de théologie morale nourrissent une forme de déni des réalités quotidiennes et de pans d’expériences de vie de nombreuses personnes, dont il résulte de l’incompréhension ou, pire, du rejet et de la stigmatisation envers les histoires de vie n’entrant pas dans les cadres de la « morale catholique » : sexualité hors mariage, grossesses non désirées, violences sexuelles, divorce, tentatives de suicide, désir de mourir en situation de maladie terminale en fin de vie, etc. En contexte chrétien, si ce n’est des espaces de « dissidence », il y a socialisation à l’évitement de ces questions (et de ces malaises) qui deviennent précisément taboues.

Au Québec, une part significative des personnes actives de l’Église catholique se positionne comme critique de toute forme de rigorisme moral. D’un point de vue théorique, il est possible de s’outiller d’une vision de l’éthique et de la morale « non binaire », afin d’éviter la surenchère d’une position morale au détriment d’une autre. La crédibilité d’une morale binaire de type « le bien est hétéronormatif et le mal est dans la sexualité homosexuelle » est déconstruite non seulement par les gender studies, et des théoriciennes comme Judith Butler[8], mais surtout par le désir de déconstruire certains éléments de la tradition qui masqueraient la tradition vivante et le coeur des évangiles. Plusieurs « quittent » le champ de la théologie morale, pour investir l’éthique, l’éthique théologique, l’éthique sociale, les questions de justice sociale, la bioéthique et les approches philosophiques en éthique.

À l’échelle internationale, les prises de position morales catholiques ne cessent de ressurgir dans les actualités. Le débat autour de l’avortement en est un des points culminants. La polarisation est morale, mais tout autant, sinon davantage, politique. Il n’est pas rare que certains soient « démonisés » (ou diabolisés) par leurs opposants[9]. En politique, de telles divisions et dissensions semblent inévitables dans les sociétés complexes[10], elles peuvent même devenir stratégiques. Comme il y a spiritualité d’unité et de communion, ces divisions sont très troublantes en Église. Non seulement faut-il admettre des divisions internes, mais en plus, les croyants et croyants « progressistes » doivent apprendre à se protéger de l’autoritarisme moral que des rigoristes pourraient chercher à leur imposer.

Certaines encycliques catholiques peuvent causer un « double » tort : non seulement des personnes risquent de tomber dans les disgrâces du catholicisme de la « droite conscience », mais en plus, ceux et celles qui ne partagent pas la position morale officielle sont susceptibles d’être rappelés à l’ordre par la Congrégation de la doctrine de la foi[11], ce qui n’est pas sans rappeler les bonnes vieilles accusations d’hérésie ou de procès de l’Inquisition dont l’histoire de l’Église ne peut pas faire l’économie. Il faut en ce sens se demander comment qualifier l’excommunication de certaines femmes catholiques prêtres ou de leurs supporteurs[12].

En termes de mécanismes de pouvoir, la construction de la « vérité morale » par Jean-Paul II oblige à la conformité au magistère, à la soumission à l’autorité papale et est donc de l’ordre du contrôle et de l’exercice d’un pouvoir religieux. Voilà la portée et le sens de la « vérité morale » dans toute sa « splendeur »[13] ! Quels espaces accorde-t-elle à l’expérience de foi et à la spiritualité chrétienne libérée du rigorisme moral, incluant les spiritualités féministes chrétiennes[14] ? Dans ce régime, la théologie morale peut se permettre certains débats, mais devrait toujours arriver aux mêmes conclusions en accord avec la hiérarchie catholique, qui prêche pour un « absolu moral » détenu par le « Successeur de Pierre ». Les personnes croyantes devraient découvrir « la présence d’une loi »[15], la « loi inscrite par Dieu au coeur de l’être humain »[16]. Or, le sens de cette « loi », au « fond de sa conscience », n’appartient pas au sujet : dans Veritatis Splendor, l’enseignement papal s’est approprié ce sens et le qualifie de « vérité absolue » ou de « Bien absolu ». L’autonomie morale du sujet est reconnue comme « droite » tant que le fruit de la réflexion est l’adoption et l’application des « normes objectives de la moralité » de l’enseignement catholique.

La bioéthique catholique et la bioéthique interdisciplinaire théologique

Dans sa volonté de participer aux débats moraux de « notre époque », le magistère catholique a produit un ensemble de positions officielles dans des enjeux de société[17] et de bioéthique (fécondité et contraception artificielle, interruption volontaire de grossesse, procréation médicale assistée, cellules souches, assistance médicale à mourir, etc.). Les contextes sont complexes : innovations technologiques, mouvements sociaux, transformations des mentalités et des normativités dans les sociétés démocratiques. Il en résulte des tensions vives et persistantes entre les positions du magistère catholique et les normativités séculières. Une différenciation de la « bioéthique catholique » et de la « bioéthique interdisciplinaire théologique » se précise[18]. La première a tendance à se poser en « conscience catholique droite », c’est-à-dire en conformité avec les enseignements du magistère, alors que la seconde multiplie les collaborations avec diverses disciplines et branches du savoir (médecine, droit, anthropologie, sociologie, études féministes, etc.). Les positions officielles du magistère peuvent y être discutées, en y reconnaissant quelques « sagesses » (nuances, concepts, vision de l’être humain et de la communauté humaine, etc.), mais sans que leur soit donnée la proéminence.

Au Québec, le bioéthicien et théologien Bernard Keating, adoptait des cadres théoriques issus principalement d’Aristote, de Kant et de Habermas. Ce dernier, dans L’avenir de la nature humaine, théorise les religions comme « horizontales » : Habermas n’admet pas de supériorité aux interprétations religieuses au sein de l’État constitutionnel. D’après Habermas, les principes moraux de l’État constitutionnel sont neutres par rapport aux visions du monde des sociétés pluralistes : « […] ces interprétations religieuses ou métaphysiques de soi et du monde sont à juste raison soumises aux principes moraux de l’État constitutionnel, neutre par rapport aux visions du monde, et sont astreintes à une coexistence pacifique »[19]. Dans les sociétés démocratiques postséculières, les religions et les communautés religieuses perdent tout droit d’imposer par la violence leurs « vérités de foi », leurs positions morales et leur vision du monde : « Du point de vue de l’État, les communautés religieuses ne peuvent être dites « raisonnables » que si elles renoncent de manière délibérée à imposer par la violence leurs vérités de foi, à exercer sur la conscience morale de leurs fidèles toute contrainte militante[20]. » Cette manière de faire et de dire, où les vérités de foi et les positions morales ne cherchent jamais à s’imposer, peut devenir la posture principale de la bioéthique théologique. D’après Cadoré, « le statut d’un « interlocuteur », c’est-à-dire une position dans le dialogue […] n’a pas la prétention de posséder la vérité. Les interlocuteurs cherchent ensemble à discerner[21]. » Il s’agit alors de se mettre à l’écoute des argumentations éthiques et morales des sociétés séculières, des histoires de vie des personnes (éthique narrative), de développer des modèles d’interaction, de consultation et d’accompagnement. Cette posture a par ailleurs contribué à bâtir la crédibilité des approches d’intervention en soins spirituels dans les organisations de santé au Québec, qui adoptent une posture de neutralité.

Un exemple de dissidence en bioéthique américaine

Les rapports entre la bioéthique et la théologie doivent être explicités. La bioéthique sécularisée se dote de ses propres cadres théoriques et de principes, formule des recommandations de manière indépendante et entre dans des débats sans se référer à la religion et à la théologie morale. Il n’en demeure pas moins qu’une bioéthique catholique et une bioéthique théologique s’élaborent. Il faut aussi souligner que la dissidence par rapport au magistère catholique romain fait partie des premières impulsions en bioéthique et même de ses moments fondateurs.

La bioéthique s’institutionnalise à partir du milieu des années 1960. Aux États-Unis, à New York, Daniel Callahan fonde le Hastings Center[22] en 1969. André Hellegers, médecin et intellectuel de confession catholique, devient le premier directeur en 1971 du Kennedy Institute of Ethics[23] à Georgetown University. Au Québec, le théologien David Roy et le Dr Jacques Genest fondent le Centre de bioéthique de l’Institut de recherches cliniques de Montréal en 1976. Les premiers Cahiers de bioéthique sont publiés en 1979, où il y a d’ailleurs un interview d’André E. Hellegers, par Maurice de Watcher.

André Hellegers a été membre de la commission papale ayant précédé la publication de Humanae Vitae, en 1964-1966. Les travaux des membres de cette commission n’ont pas été retenus par le pape Paul VI. Ce dernier a adopté une position « dissidente » par rapport aux recommandations de la commission. Lorsque l’encyclique est publiée en juillet 1968 et devient un enseignement officiel de l’Église, les membres de la commission qui maintiennent leur position et leurs raisonnements moraux deviennent alors en quelque sorte eux-mêmes « dissidents ».

Il est généralement admis que la commission papale et la publication de Humanae Vitae a constitué un « tournant » majeur tant en éthique séculière qu’en contexte religieux. L’ampleur et l’importance politique et religieuse du débat sur le contrôle de la fertilité dans les années 1960 est notable, par sa portée éthique, religieuse, légale, sociale et politique. Les visions du monde progressistes se différencient des productions magistérielles papales. L’autorité morale du magistère catholique perd du pouvoir et de la crédibilité, car son autorité cesse d’être reconnue par une partie significative des catholiques.

André Hellegers peut constituer un symbole de ce « tournant ». Pendant son enfance, Hellegers est en contact avec deux oncles qui sont prêtres catholiques. Son oncle Charles est un des premiers prêtres européens à abandonner le presbytère pour vivre avec des travailleurs des mines et des industries. Son oncle André est le fondateur en Chine de deux ordres missionnaires où il n’y avait pas de voeux permanents, ce qui aurait symbolisé leur séparation d’avec leur société d’accueil. D’après W.T. Reich, biographe de Hellegers, cet environnement familial lui a inculqué une vision de la foi qui ne se réduit pas à un ordre hiérarchique[24], et une vision de la vérité divine et des valeurs humaines non coupées du quotidien et de ses luttes[25]. Hellegers obtient un poste à John Hopkins University en 1963. Il se spécialise en physiologie et en physiologie foetale. Ses onze années en tant que fellow à Yale University (1956-1967) le positionnent comme une référence nationale. À la commission papale, Hellegers est directeur adjoint et directeur du comité médical[26]. Hellegers invite le couple marié membre de la commission, Pat et Patty Crowley, à faire une étude « terrain » auprès des membres de l’Église catholique. Quelques mois plus tard, Patty Crowley prononce une conférence aux États-Unis et donne voix aux expériences morales des femmes, comme les difficultés à mener une vie vertueuse comme épouse et mère, en respectant les contraintes d’une prohibition de la contraception. Une telle initiative apparaît rétrospectivement comme féministe. Ce qualificatif, l’étudiant de Hellegers, le professeur Robert Cefalo, le lui attribue : « féministe »[27].

À Rome, le pape Paul VI demande fermement à la commission une réponse. Finalement, les membres de la commission votent et mettent en doute les enseignements reçus quant au mal intrinsèque de la contraception[28]. D’après McClory, Hellegers aurait commenté ainsi devant la commission : « The debates have convinced me more of the intrinsic danger in irreformable statements than in the intrinsic evil of contraception[29]. » De retour aux États-Unis, Hellegers est appelé comme expert pour le Comité du président Johnson « Committee on Population and Family Planning » entre 1968 et 1973, dont les travaux ont des impacts directs en politiques publiques. Il demande à son ami théologien protestant, Paul Ramsey, de commenter la publication de Humanae Vitae. D’après McClory, il était d’avis que l’encyclique serait un jour répudiée, car à l’encontre de la liberté religieuse et de la conscience libre[30]. Sa « dissidence » ne l’éloigne pas totalement du catholicisme et de l’Église, dont il reconnaît la valeur sociale (aide aux pauvres)[31]. Il fonde le Kennedy Institute dans une université catholique. D’après Reich, comme le débat sur le contrôle de la fertilité était devenu futile, les énergies ont été investies vers la bioéthique naissante, devenant une discipline universitaire à part entière[32].

Quelques pistes pour la théologie, dans un contexte de tensions et de dissidences éthiques et morales

En bioéthique, l’incertitude est reconnue par des comités d’éthique, que ce soit en lien avec la prise de décision, certains essais cliniques, etc.[33]. En théologie, l’ambiguïté morale peut être reconnue[34]. Quelle peut en être la portée ? Premièrement, il est possible de maintenir les débats moraux « ouverts », au sens où les disciplines du savoir, comme la théologie, l’éthique, la philosophie et la bioéthique peuvent contribuer à poser le regard sur des enjeux de société, à poser des questions pertinentes, à approfondir des concepts et à élaborer des modèles pertinents. Sortir de la binarité nécessite des efforts, car la simplification des débats en termes de « pour ou contre » et les logiques humaines de groupes tendent à cristalliser la binarité. Les tendances humaines observées en psychologie sociale, comme la conformité au groupe, la soumission à l’autorité ou la « clôture cognitive »[35] ne devraient pas être mises à l’écart de la réflexion[36].

Lorsqu’un leader religieux ou une autorité religieuse énonce le « bien » et le « vrai », ces propositions deviennent, après le linguistic-turn en philosophie et en épistémologie, des prétentions à la validité. Le langage y est « un horizon indépassable »[37]. Nous sommes tous « engagés » dans le langage et il nous est impossible, comme sujets réfléchissants, d’échapper à l’emprise du langage[38]. La réalité est « imprégnée par le langage »[39] et il n’y a pas de « commencements indubitables au-delà du langage »[40]. Les formes de vie sont structurées par le langage[41]. En ce sens, les théologien.ne.s, la hiérarchie de l’Église et tous ses membres doivent affiner leur conscience du pouvoir de la parole (et par extension de l’enseignement et de la doctrine) comme forgeant concrètement les histoires de vie et les trajectoires de vies humaines.

En philosophie du langage, il y a mise à l’épreuve des prétentions à la validité des propositions. Or, ce n’est que par la discussion[42], l’argumentation et la force du meilleur argument qu’il est possible de convaincre de la validité d’une proposition. D’après Habermas, il y a « blessure » lorsqu’une prétention à la vérité devient problématique. « Blessure » qui ne peut être soignée que par des discussions, « discussions auxquelles aucune preuve irrécusable, aucun argument contraignant ne mettra un terme définitif »[43]. Il nous semble qu’il y a là des potentiels d’antidote à certains « échecs » ecclésiaux, tout comme à la prétention à l’absolutisme et à la « vérité » en matière d’éthique et de morale.

Conclusion

La discussion est loin d’être achevée et il est utile de la poursuivre, dans une recherche commune de la sagesse et dans un esprit d’humilité théologique[44]. Au mieux, la tradition morale de l’Église participe à la recherche de la sagesse, aux délibérations publiques et formule des conseils de vie, en veillant à ce qu’aucune forme de violence, incluant la « violence herméneutique[45] », les abus de pouvoir ou les microagressions[46] ne franchisse ses lèvres, le tracé de ses mains (ses écritures et productions théologiques) et ses actions. Cette recherche de la sagesse, cette phronèsis, renvoie à la capacité à reformuler des repères éthiques et moraux, dans une recherche commune d’une « vie bonne », de « relations bonnes » avec soi-même, autrui et tout ce qui existe. La bioéthique interdisciplinaire théologique, qui se différencie de la bioéthique catholique, peut y contribuer, sans nier les tensions et les dissidences.