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En 1995, la chanteuse anglo-canadienne Alanis Morrissette proposait dans Isn’t it ironic des exemples d’ironies : de la pluie le jour de son mariage ; un bon conseil qui n’a pas été suivi ; du trafic lorsque nous sommes déjà en retard ; rencontrer l’homme de ses rêves… et sa jolie femme. Ces exemples sont des images d’un contraste entre une attente idéale et une réalité brutale. Il s’agit d’ironies de situation, un type d’ironie qui ne provient pas de l’intention d’un auteur[1]. Si les exemples de cette chanson sont simples, le titre pose une bonne question : « Est-ce vraiment ironique ? » Il est possible de mettre de l’avant des arguments pour soutenir une interprétation ironique ou pour s’y opposer, mais l’ironie ne se laisse pas enfermer dans une réponse absolue.

L’ironie permet un regard saisissant sur l’acte de lecture. L’ambiguïté est une partie intégrante de ce procédé littéraire qui joue sur l’amphibologie (amphibolia, lancer de deux côtés à la fois). Lecteurs et lectrices sont en quête de vérité devant un phénomène textuel déroutant. L’étude de l’ironie permet un rapport complexe à la vérité qui ne peut faire abstraction de l’utilisation du langage et de l’herméneutique. Déceler et évaluer l’usage de l’ironie dans des textes, et en particulier des textes issus d’une culture autre que celle de son lectorat, comme ceux de la Bible, ne va pas de soi. Comment interpréter un passage potentiellement ironique ?

L’ironie ne se laisse pas facilement saisir ou définir[2]. Comme l’écrit Philippe Hamon, « vouloir analyser ou réduire théoriquement cet objet, qui a fini par incarner le “je ne sais quoi” le plus irréductible de toute oeuvre particulière, voire de toute la littérature en général, c’est le détruire immanquablement »[3]. Pour relier nos réflexions à la thématique du congrès[4], commençons par une définition du discours ironique à partir du concept de « vérité ». Pour Beda Allemann, « l’ironie = un contraste transparent entre le message littéral et le message vrai »[5]. Selon cette définition, la non-détection de l’ironie mène un interprète à côté de la vérité d’un message. Cette définition permet-elle de saisir la diversité de l’ironie ? Le « message littéral » est-il à exclure comme l’inverse de la vérité ? Comme toute définition de l’ironie, celle-ci semble limitée. Allemann le sait bien puisqu’il affirme que l’ironie ne se perçoit que dans le monde instable de l’intuition[6].

Les ironies bibliques ont déjà été étudiées par plusieurs exégètes. En particulier, l’Évangile selon Jean a généré plusieurs études en ce sens qui permettent de suivre une évolution dans les façons d’analyser l’ironie[7]. Cet article discutera plutôt de l’ironie telle qu’elle a été étudiée par deux membres respectés de l’ACÉBAC, Robert Hurley et Jean-Jacques Lavoie. Un regard sur l’ironie selon Quintilien et Wayne Booth permettra de mieux comprendre la théorie sous-jacente aux interprétations ces deux auteurs. Puis, en m’inspirant de la critique de ce modèle mené par Stanley Fish, je proposerai quelques suggestions heuristiques pour interpréter l’ironie sans faire référence à l’intentionnalité de l’auteur. Selon la perspective que je vais exposer, l’ironiste n’est pas seulement à chercher du côté de l’auteur du texte, mais encore et surtout du côté de ses interprètes.

1. Deux exégètes en quête d’ironies

1.1 Robert Hurley

Dans le cadre d’un congrès de l’ACÉBAC sur liberté et déterminisme, Robert Hurley a proposé une lecture ironique de l’endurcissement du coeur en Is 6,9-10 qui annonce l’échec de la prédication d’Isaïe dès le récit de sa vocation[8]. Cet article se fonde sur les indices de détection de l’ironie selon Wayne Booth qui seront exposés et critiqués plus loin.

Dans un article connexe, Hurley examine Marc 4,10-12 qui cite ce passage d’Isaïe dans une péricope tout aussi ironique[9]. Dans les deux cas, « Isaïe et Jésus prêchent de telle façon qu’ils empêchent une partie sinon la totalité du peuple israélite de comprendre leur message »[10]. Cette attitude est en tension avec la mission prophétique ou messianique telle qu’elle est habituellement présentée. Dans son analyse, Hurley souligne le rôle des lecteurs dans la compréhension de l’ironie qui se développe en Mc 4,10-12. Si les disciples sont présentés comme des victimes de l’ironie puisqu’ils ne comprennent pas une parabole (4,13) alors que le mystère du Royaume de Dieu leur a été donné (4,11), les lecteurs et lectrices ne sont pas dans la même situation. Pour Hurley, Jésus, au v. 12, s’adresse directement aux spectateurs/lecteurs en leur faisant un clin d’oeil[11].

Plus facile à détecter qu’à prouver, « l’ironie relève bien plus du probable que du certain »[12]. L’ironie est définie par Hurley comme « la perception d’un conflit entre les apparences et la réalité, entre semble et est, ou encore entre devrait et est »[13]. J’y reconnais la définition d’Haakon Chevalier : « The basic feature of every irony is a contrast between a reality and an appearance[14]. » Or, la distinction entre la réalité et les apparences semble difficile à tenir. Qu’est-ce que cette réalité qui ne dépend pas de l’apparence ? Cette définition ne pose-t-elle pas un concept de la « réalité » trop simple, pouvant être détachée des apparences et du processus interprétatif ?

En 2006, Robert Hurley publie un article dans lequel il argumente en faveur d’une interprétation ironique de Rm 13,1-7[15]. Selon l’interprétation habituelle de ce passage, Paul recommande une attitude respectueuse et obéissante envers les autorités romaines, puisque Dieu sanctionne toute autorité. La démarche de Hurley consiste à souligner un écart important entre Rm 13,1-7 et plusieurs éléments.

  • Un conflit entre les croyances exprimées dans ce passage et celles de Hurley en tant que lecteur déclenche le processus interprétatif. Les expériences de gouvernements violents et corrompus au cours de l’histoire empêchent les lecteurs modernes de suivre une interprétation qui relie Dieu aux autorités.

  • Sur le plan intratextuel, ce passage présente un contraste de style puisque les versets 1-7 interrompent une parénèse sur 1’amour chrétien qui reprend par la suite.

  • La comparaison avec le reste du corpus paulinien fait ressortir des tensions quant au rapport aux autorités. Paul est lui-même un criminel qui a été condamné par les autorités. Idem pour le Jésus crucifié et ressuscité qu’il annonce.

  • Il y a aussi un décalage entre le contenu de ce passage et la compréhension socio-historique et politico-religieuse des tensions entre les chrétiens et l’Empire. Hurley se demande comment les premiers destinataires auraient pu interpréter ce passage.

Hurley fait donc appel à la fois à des éléments relevant du lecteur, du texte ainsi que du contexte de production et de réception pour persuader ses propres lecteurs qu’il y a ironie.

La solution qu’il propose est de voir ce passage comme une ironie de type antiphrase : « Rm 13,1-7 une illustration de tout ce qu’il ne faut pas être et de tout ce qu’il ne faut pas faire quand on vit en christô. » Paul écrit une chose, mais il faut comprendre le contraire de ce qui est écrit. Cette compréhension de l’ironie sera précisée plus loin par un regard sur la définition de l’ironie par Quintilien.

1.2 Jean-Jacques Lavoie

Jean-Jacques Lavoie a écrit une série de sept articles sur des passages de Qohélet marqués par l’ironie et l’ambiguïté[16]. Pour lui, « la force du texte ironique réside dans le fait qu’il laisse percevoir autre chose et plus qu’il n’en dit littéralement »[17]. L’objectif est donc de montrer autre chose, ce « plus » que les exégètes n’avaient pas encore perçu. Cette affirmation repose sur une conception de l’ironie telle que comprise par la rhétorique française de la période du 18e siècle qui ouvre l’ironie de la rhétorique gréco-romaine au-delà de l’antiphrase. Le désavantage de cette définition est qu’elle reste très vague.

Dans ces articles, Lavoie ne s’intéresse pas directement au contexte de production. Il travaille surtout sur le texte ainsi que l’histoire de sa réception. Les multiples interprétations exégétiques sont détaillées dans des revues de la littérature qui montre bien l’effet polysémique de ces passages. Lavoie montre aussi la pluralité interprétative du texte biblique en signalant les ambiguïtés sémantiques, syntaxiques et référentielles. C’est-à-dire que les ambiguïtés proviennent du sens des mots, de leur agencement et de ce à quoi ils font référence. Lavoie présente une lecture synchronique ironique là où d’autres auteurs préfèrent des hypothèses de citations ou d’erreurs dans la transmission du texte.

Les traductions qu’il propose montrent bien que les mots du texte biblique sont ambigus. Par exemple, Qo 4,14 : « Car (Oui / Même si) de la maison des prisonniers il est sorti pour régner, car même (même si / mais même / tandis que / bien que) dans sa royauté (dans son royaume / durant son règne) il est né mendiant (un mendiant est né)[18]. » Le sujet de ce verset est aussi problématique, il pourrait s’agir d’un enfant et/ou d’un roi mis en opposition. Les nombreuses ambiguïtés du texte et le peu d’information dont on dispose sur chacun des personnages engendrent différentes interprétations.

Contrairement à Hurley, Lavoie ne se réfère pas au contexte sociohistorique de production ou de réception. Une autre distinction importante se retrouve dans le type d’ironie exposée. L’ironie en Qo n’est pas une antiphrase, mais une ambiguïté si forte qu’elle est proposée comme stratégie rhétorique délibérée de la part de l’auteur. Comme Hurley, Lavoie mentionne l’importance de la relation texte-lecteur dans l’acte interprétatif[19]. Pourtant, il fait aussi référence à l’intention auctoriale dans la conclusion de ses articles pour justifier la présence d’un élément ironique[20]. Il part du principe que si un auteur utilise souvent l’ironie, la probabilité est plus grande d’en trouver dans son oeuvre[21].

Ces deux exemples d’interprétations bibliques faisant la part de phénomènes ironiques sont très différents, autant dans leur définition de l’ironie que dans les arguments évoqués pour persuader leurs lecteurs.

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2. Deux modèles théoriques

La portée de cet article ne permet pas de faire l’histoire de la recherche concernant l’ironie[22]. Je propose de décrire la conception de l’ironie selon Quintilien et Booth, deux auteurs évoqués par Hurley qui permettent aussi d’éclairer le travail de Lavoie.

2.1 Quintillien

Quintilien est un rhéteur romain du premier siècle de notre ère. Sa définition a marqué la rhétorique : 

Dans ce genre de l’allégorie, celle où l’on entend le contraire de ce que suggèrent les mots s’appelle ironia (en latin, illusio) : ce qui la fait comprendre, c’est soit le ton de l’énonciation, soit la personne [qui s’en sert], soit la nature du sujet ; car, s’il y a désaccord entre l’un de ces éléments et les mots, il est clair que l’orateur veut faire entendre autre chose que ce qu’il dit[23]

Quintilien définit donc l’ironie comme antiphrase : « laisser entendre le contraire de ce que suggèrent les mots ». Il dégage aussi trois facteurs, trois conditions de décodage, pouvant indiquer la présence d’une ironie : le ton de voix de l’orateur, sa personnalité et la nature du sujet. L’auditeur doit percevoir le décalage entre l’énoncé et la situation d’énonciation. Bien entendu, ces facteurs présents dans une communication orale sont plus difficiles à percevoir dans un texte écrit.

Dans le neuvième volume de l’Institution oratoire, Quintilien parle de l’ironie comme d’une figure (σχῆμα[24]) pour feindre ou déguiser l’intention, comme le fait Socrate[25].

2.2 L’ironie selon Booth

Wayne Booth est un professeur émérite de l’Université de Chicago qui a mené une analyse rhétorique de l’ironie[26]. Selon lui, avant les auteurs modernes, les ironies étaient presque exclusivement stables. Il dégage quatre traits de l’ironie stable[27] :

  1. Elles sont intentionnelles, délibérément créées par un humain.

  2. Elles sont voilées, mais destinées à être comprises dans un sens différent de celui qui est perceptible en surface.

  3. Elles sont stables, c’est-à-dire qu’une fois que le sens ironique est reconstruit, le lecteur n’est pas invité à le détruire.

  4. Elles ont une application locale.

Booth suggère cinq indices à prendre en considération pour déterminer la présence d’une ironie :

  1. Les remarques directes de l’auteur dans les titres, les épigraphes, ou dans le texte.

  2. La proclamation d’une erreur connue de tous.

  3. Des faits entrant en conflit à l’intérieur même de l’oeuvre. On ne peut tenir les deux faits contradictoires en même temps, il faut choisir. Soit une des options est fausse, soit les deux sont fausses.

  4. Le changement brusque de style. Lorsque le style se transforme subitement, le lecteur peut se demander s’il y a ironie.

  5. Les conflits de croyances. Il peut y avoir ironie lorsqu’un lecteur remarque une discordance entre les croyances exposées dans un texte et celles qu’il attribue à l’auteur.

Dans tous les cas, Booth suggère de sonder ce que l’on sait de l’auteur. Est-il probable ou non qu’il appuie les arguments présentés ? Cet auteur est-il reconnu pour utiliser l’ironie comme procédé rhétorique ?

Booth propose la métaphore de la reconstruction pour illustrer la façon de comprendre une ironie. Il faut d’abord déconstruire un premier sens littéral impossible à tenir, pour alors reconstruire un autre sens en considérant les connaissances et croyances de l’auteur[28].

Booth adopte la perspective de l’expérience vécue par un lecteur tentant de comprendre une ironie. Pourtant, Booth accorde une grande importance à l’auteur pour déterminer s’il y a ironie ou non : « Whether a given word or passage or work is ironic depends, in our present view, not on the ingenuity of the reader but on the intentions that constitute the creative act[29]. » Pour Booth, ce n’est pas du lecteur que dépendent les ironies, mais bien de l’acte créatif de l’auteur.

3. Critique de l’ironie comme intention de l’auteur

Dans un article publié en 1983, Stanley Fish, théoricien littéraire de l’analyse de la réponse du lecteur (reader-response) devenu professeur de droit, a critiqué la théorie de l’ironie chez Booth[30].

3.1 Une stratégie interprétative

Même si Booth donne un rôle important au lecteur qui doit repérer et reconstruire les ironies, il reste « intentionnaliste » puisqu’il propose un concept d’ironie stable où les lecteurs intelligents et alertes arrivent à reconstruire le sens que l’auteur a voulu transmettre. Fish s’oppose à la fausse objectivité des indices de détection de l’ironie tels que présentés par Booth. Pour lui, toutes les lectures, ironiques ou non-ironiques, proviennent d’actes interprétatifs réalisés selon des stratégies interprétatives : « The incongruities do not announce themselves, as Booth assumes they do ; rather, they emerge in the context of interpretive assumptions, and therefore the registering of an incongruity cannot be the basis of an interpretation, since it is the product of one[31]. » Les marqueurs de l’ironie de Booth ne sont pas des preuves indépendantes, mais des produits d’actes interprétatifs. Les ironies ne sont jamais des phénomènes bruts (ready-made) et objectifs, mais relèvent d’interprétations[32]. Fish rappelle que cela vaut tout autant du sens littéral[33]

Pour évaluer une argumentation en faveur ou non de la présence d’ironie dans un texte, les interprètes doivent faire un effort de persuasion dans une discussion académique. Ultimement, aucun signe d’ironie dans un texte ne permet de déterminer un gagnant et de clore la discussion. Cet espace de dialogue n’est pas situé entre ce qui est dit (le texte) et l’intention de celui qui a dit (l’auteur), mais entre deux compréhensions de l’énoncé à partir de perspectives différentes de lecture. Pour Fish, l’ironie n’est pas une propriété de l’oeuvre, ni une pure spéculation de l’imagination, mais une façon de lire, une stratégie interprétative qui permet de persuader les autres personnes qui partagent cette même stratégie[34].

3.2 Retour aux exemples exégétiques

J’ai choisi de travailler à partir des articles de Hurley et de Lavoie parce que j’ai un profond respect pour ces exégètes à l’avant-garde de l’interprétation biblique. C’est dans le développement plus récent de méthodes synchroniques qu’il faut situer leurs travaux. Ils tentent de trouver dans le texte tel qu’il se présente des arguments en faveur du repérage d’ironies et de leur interprétation. Leurs analyses portent à la fois des traces d’une herméneutique reliée aux paradigmes moderne et postmoderne[35]. Dans la polémique entre Booth et Fish, Hurley et Lavoie se retrouvent plutôt du côté de Booth. Chez ces trois auteurs, la détection de l’ironie est tributaire du lecteur ou de la lectrice[36]. Les trois s’intéressent aussi à l’auteur par la recherche de son intention ou de la stratégie rhétorique qu’il déploie, mais aussi à partir de ce que l’on sait ou croit savoir de ses croyances et de son milieu socio-historique[37]. L’important est donc de devenir le plus compétent possible pour se rapprocher du « lecteur informé »[38] ou du « Lecteur Modèle »[39] apte à déterminer ce qui est ironique ou non.

Hurley est manifestement inspiré par Fish lorsqu’il affirme que « la reconnaissance de l’ironie demeurera toujours tributaire des présupposés et des croyances de la personne qui lit et de la communauté interprétative dont elle est l’agent, […] la quête d’ironie ne peut jamais aboutir à une preuve irrécusable. Il faut se contenter d’une convergence de preuves circonstancielles et d’arguments convaincants[40] ». Pourtant, pour Hurley, l’ironie en Romains provient de son auteur, Paul, et doit être comprise par la remise en contexte sociohistorique ainsi que par une analyse rhétorique menée selon les critères de Booth. De même, pour Lavoie, les ironies en Qo sont présentées comme une « stratégie rhétorique voulue par l’auteur »[41].

Selon la perspective que je propose, l’interprétation de l’ironie peut aussi suivre Fish et se faire non pas en déterminant la « stratégie rhétorique voulue par l’auteur », mais en décrivant une stratégie de lecture. Autrement dit, ce ne sont pas les passages bibliques ou l’intention de leurs auteurs qui contiennent ou produisent l’ironie, mais les interprétations qui sont proposées de ces passages.

4. L’ironie à l’heure du lecteur

Il m’apparaît important de proposer quelques suggestions heuristiques pour interpréter l’ironie à partir du paradigme postmoderne des modèles interprétatifs issus de l’analyse de la réponse du lecteur.

4.1 Interpréter sans prétendre cerner l’intention de l’auteur

L’ironie souligne le pouvoir et la liberté de l’interprète. L’auteur ne peut pas contrôler l’interprétation de son texte, en voici un bref exemple. En 1964, John Lennon a dit : « The Beatles are more popular than Jesus. » Par la suite, il affirma qu’il s’agissait d’un commentaire ironique. Plusieurs Américains n’acceptèrent pas que l’auteur de la parole puisse décider si elle était ironique ou non[42]. Ils se sont révoltés dans une série d’émeutes. Fish indique que du point de vue de l’auteur, l’effet de l’ironie est difficile, voire impossible, à prévoir : « Irony is risky business because one cannot at all be certain that readers will be directed to the ironic meanings one intends[43]. »

La professeure de littérature comparée Touriya Fili-Tullon va plus loin en demandant : « Qu’est-ce qui nous interdirait, en effet, de faire une lecture ironique d’un texte dont l’auteur n’avait en vue que le sens littéral[44] ? » Il est impossible de déterminer si les ironies présentées par Hurley et Lavoie répondent vraiment à une intention des auteurs bibliques, mais ces lectures restent néanmoins fécondes.

Si l’ironie a souvent été définie en termes d’intention de l’auteur, une autre voie peut être pavée pour travailler à partir d’une conception postmoderne de la littérature qui prend en compte la réponse du lecteur. L’intention d’un auteur – surtout un auteur biblique souvent anonyme, décédé depuis des siècles, provenant d’une culture très différente de la nôtre – ne peut qu’être une supposition, une hypothèse de lecteurs. Même la perspective d’un auteur « implicite » tel que défini par Booth provient d’un acte interprétatif de lecteur qui construit cet « auteur » à partir de son interprétation du texte[45].

Linda Hutcheon, théoricienne de la littérature propose de placer l’accent sur le rôle de l’interprète pour discuter d’ironie :

Mais les interprètes ont autant d’« intention » que les ironistes : attribuer de l’ironie là où il y en a – et là où il n’y en a pas – ou refuser de voir de l’ironie là où elle aurait pu être voulue par l’ironiste relève de l’action d’un agent conscient, engagé dans un processus interprétatif complexe. L’interprète, en d’autres termes, n’est jamais simplement quelqu’un qui saisit l’ironie, c’est-à-dire qui comprend presque passivement les intentions de l’ironiste ou les signaux du texte. En tant qu’agent, l’interprète réalise une série d’actes herméneutiques complexes et il le fait dans une situation et un contexte spécifiques, dans un but particulier et avec des moyens spécifiques[46].

À quoi ressemblerait une interprétation biblique portant sur les aspects ironiques des textes bibliques à la lumière d’une posture postmoderne centrée sur la réception ou la réponse des lecteurs ? Voici dans cette perspective des pistes heuristiques pour l’interprétation de passages ironiques.

La question de l’intentionnalité a constitué une problématique centrale dans l’étude de l’ironie, mais elle demande à être révisée si l’on travaille à partir d’un paradigme postmoderne. Linda Hutcheon affirme que « [l]e processus (de l’ironie) se déroule indépendamment des intentions de l’ironiste (de sorte que je me demande qui doit être légitimement désigné par le terme “ironiste”) »[47]. Ainsi, on peut opérer un déplacement important. L’ironiste n’est pas l’auteur, mais bien l’interprète. L’interprète est la personne qui perçoit et expose l’interprétation ironique d’un texte. Le travail de l’exégète est alors de décrire les effets possibles du texte tel qu’il les perçoit en osant une prise de parole personnelle et située.

4.2 Une interprétation située

L’étude de l’ironie selon une posture postmoderne expose l’importance du point de vue dans l’acte interprétatif. Une ironie est visible ou non selon certains points de vue. Geert van Oyen affirme que « chaque exégèse est aussi autobiographique »[48]. Cela est encore plus visible dans l’étude de l’ironie puisque, comme écrit Mustapha Trabelsi : « nul n’entre dans le discours ironique sans décliner son identité »[49]. Il est donc important de souligner les éléments de l’identité qui entre en jeu dans son interprétation.

Ultimement, l’interprétation ironique n’est pas que personnelle ou subjective. L’indépendance d’un interprète n’est pas possible. L’interprétation proposée par un exégète provient de son inscription dans une communauté interprétative[50] (Fish) ou discursive[51] (Hutcheon). L’importance des communautés interprétatives est généralement reconnue en herméneutique dans l’étape d’évaluation des interprétations[52], mais elles ont aussi un rôle important en amont dans la manière de lire et d’interpréter.

Les stratégies interprétatives sont enseignées et apprises au sein de communautés interprétatives. Elles ne sont pas naturelles ou universelles. Le texte et le lecteur, comme entités indépendantes, tombent en même temps : « Indeed, it is interpretive communities, rather than either the text or the reader, that produce meaning and are responsible for the emergence of formal features[53]. » Les stratégies d’interprétation ne sont pas exécutées après la lecture, ce sont elles qui la façonnent. Cette position dissout le débat entre texte et lecteur, puisqu’ils ne sont plus indépendants. Les communautés interprétatives ne sont ni objectives, puisqu’elles véhiculent des intérêts, ni subjectives, parce qu’elles ne procèdent pas d’un individu. Elles ne sont pas permanentes, elles varient selon les débats. La diversité des interprétations s’explique alors d’elle-même. Les membres d’une même communauté seront d’accord alors que des membres de communautés différentes ne le seront pas. Fish décrit ainsi les fonctions de communautés interprétatives dans l’interprétation de l’ironie :

Thus when a community of readers agrees that a work, or a part of a work, is ironic, that agreement will have come about because the community has been persuaded to a set of assumptions, to a way of reading, that produces the ironic meanings that all of its members “see” ; and when and if that community is persuaded to another way, those meanings will disappear and be replaced by others that will seem equally obvious and inescapable[54].

4.3 Interpréter dans la polyphonie et la polysémie

L’ironie est un excellent exemple pour souligner l’impossibilité de comprendre un texte, ou le langage en général, dans un sens univoque. Milan Kundera, dans L’Art du roman, insiste sur le caractère indéterminé de toute ironie. Pour lui, l’ironie irrite « [n]on pas parce qu’elle se moque ou qu’elle attaque mais parce qu’elle nous prive des certitudes en dévoilant le monde comme ambiguïté »[55]. Selon Paul de Man, l’incertitude, l’indétermination, l’ambiguïté profonde de l’ironie est irrémédiable : « Understanding would allow us to control irony. But what if irony is always of understanding, if irony is always the irony of understanding, if what is at stake in irony is always the question of whether it is possible to understand or not to understand[56] ? »

Wayne Booth défend une approche de l’ironie qui vise la compréhension des ironies « stables » par une méthode rigoureuse que doit suivre le lecteur dans la reconstruction de l’intention ironique de l’auteur. Pourtant, comme l’indique Katrien Lievois, « il n’existe pas de signaux qui indiquent à coup sûr l’ironie »[57]. Fish, Kundera et Paul de Man défendent une ironie par définition instable et ambiguë. De Man et Fish s’opposent explicitement à Booth sur les notions d’intentionnalité et de stabilité du texte.

Devant l’instabilité et la multiplicité des interprétations, l’exégète peut faire comme Hurley et Lavoie une revue de la littérature ainsi qu’une description des diverses interprétations ironiques et non-ironiques du passage étudié. Ces deux exégètes expriment clairement que leurs interprétations ne rallieront pas tous les experts. Avec raison, ils ne visent pas une lecture univoque et objective. Il restera toujours une certaine ambiguïté autour des passages étudiés, mais cette incertitude n’est pas un défaut à pallier, mais bien le génie même de ces textes bibliques qui permettent la discussion entre interprètes.

En voulant fixer une ironie, on peut lui enlever la possibilité de donner naissance à une richesse de possibilités, à sa polyphonie. Lorsqu’une ironie perd sa nature ambiguë, elle perd son esthétique, sa fécondité. Comme l’écrit Robert Fowler, il faut continuer à se poser la question « est-ce ironique ? » pour décrire les effets possibles des interprétations ironiques[58]. À cette question – aussi portée par la chanson d’Alanis Morissette –, on ne saurait répondre de façon définitive.

L’ironie est polyphonique puisqu’elle porte plusieurs voix de façon simultanée dans le même texte[59]. Kristeva définit le texte polyphonique comme « un dispositif où les idéologies s’exposent et s’épuisent dans leur confrontation »[60]. L’ironie et son étude invitent à un rapport polyphonique et polysémique à la vérité.

Conclusion : vérité située, instable et polyphonique

En conclusion, tentons brièvement un regard critique sur la posture que je propose. Peut-on imaginer le retour de l’auteur en herméneutique ? Si oui, il doit être une voix parmi la polyphonie[61] ? Linda Hutcheon indique : « Irony depends upon interpretation ; it « happens » in the tricky, unpredictable space between expression and understanding[62] ». Un espace entre l’expression d’un auteur et la compréhension d’un interprète peut être perçu, même s’il est délicat et imprévisible. L’auteur garde une certaine présence dans les interventions des personnages, du narrateur et même dans les interprétations des lecteurs. Peut-être qu’il peut y avoir une place pour l’auteur, pourvu qu’il soit possible d’en voir la trace et que son intention ne soit pas promue comme un élément privilégié de l’analyse d’un texte[63]. L’auteur n’est pas le propriétaire du sens de l’ironie ou plus généralement de la vérité sur l’interprétation d’un texte. Cependant, cette affirmation n’implique pas que la personne qui a composé un texte n’avait pas d’intention ironique et qu’elle doit être exclue de la discussion.

L’étude de l’ironie à partir d’une posture postmoderne manifeste une ouverture vers la diversité interprétative d’un texte et l’impossibilité d’accepter une vision unique représentant la vérité. Elle illustre des perspectives concurrentes au sujet de vérités interprétatives. L’étude de l’ironie dans les textes bibliques à partir d’une perspective postmoderne nous empêche de formuler des réponses univoques à nos questions, à déterminer une fois pour toutes le « sens stable », « la vérité », au sujet d’un passage biblique. Même pour les ironies les plus claires, il y a toujours une possibilité qu’une personne interprète le passage de façon non ironique grâce aux valeurs et aux façons de lire les textes des communautés auxquelles il appartient. Les ironies invitent à un sens découlant d’un langage poétique. Elles jouent sur l’ambiguïté en mettant en lumière le rôle des lecteurs et lectrices qui doivent prendre acte des différentes interprétations possibles.

Vladimir Jankelevitch décrit l’ironie comme « la conscience de la révélation par laquelle l’absolu, dans un moment fugitif, se réalise et du même coup se détruit »[64]. Il voit donc l’ironie non pas comme quelque chose d’objectif et de stable, mais comme un moment éphémère lors duquel une vérité se manifeste et se voile en même temps. Les penseurs dont les travaux s’inscrivent dans le paradigme postmoderne plaident pour une articulation de la vérité qui n’est ni absolue, ni stable, ni univoque[65]. L’étude des différentes formes d’ironie dans les textes bibliques est un exercice particulièrement approprié pour travailler cette articulation d’une vérité située, instable et polyphonique. Terminons avec les mots de Lavoie : « À texte ironique, compréhension subtile[66] » !