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Dans cette version rehaussée d’un bref ouvrage paru en 2004 – Le Québec, les Québécois : un parcours historique – Jocelyn Létourneau nous peint une fresque de la trajectoire historique du Québec que l’on peut considérer comme le second acte – prospectif – de ses plus récents travaux sur la conscience historique des jeunes Québécois. Fidèle à son épistémologie du « passage à l’avenir », l’historien nous propose une contre-histoire du « roman national accrédité » (p. 13) qui, sans les abolir, souhaite avant tout « ébranler », sinon « dépayser », les repères historiaux et mémoriels par lesquels se définissent les Québécois. Létourneau ne s’en cache pas, il écrit surtout pour la jeunesse d’aujourd’hui qui, selon lui, a soif d’un récit qui ferait d’elle « l’héritière d’un parcours d’édification et d’élévation aussi, plutôt que la légataire d’une histoire d’impuissance et de résistance seulement » (p. 296).

Cette proposition normative à la clé du livre ne remet pas pour autant en question sa réelle contribution historiographique, et celui-ci saura certainement interpeller le public érudit et peut-être surtout les enseignants et professeurs qui veulent enrichir le contenu de leurs cours en histoire du Québec. Saluons aussi le courage de l’auteur qui a risqué l’exercice périlleux de la synthèse, manière de donner corps à sa vision du passé (et de l’avenir) que certains jugent parfois trop abstraite et conceptuelle. Dense et peut-être parfois un peu trop ampoulé, le texte reste fort bien écrit et a le mérite d’être ponctué de nombreux exemples qui donnent « chair » aux interprétations en plus d’être rehaussé de nombreux points d’approfondissement en notes de bas de page. Avec un parti pris assez clair pour l’histoire sociale et économique, l’auteur souhaite surtout mettre au jour les « processus entremêlés et ambivalents, dissonants et divergents, singuliers et universels » du cheminement historique québécois (p. 13-14). Le récit gagne en diversité et en souplesse ce qu’il perd toutefois en linéarité et en intelligibilité. On est ici, en effet, moins devant une histoire de la nation québécoise en tant que projet de rassemblement de la diversité qu’une histoire de la société québécoise, dans ce qu’elle a de multiple, de paradoxal et de fragmenté. Mais à travers ces paradoxes se dessine une matrice de la condition québécoise qui, selon Létourneau, expliquerait pourquoi elle s’est presque toujours dessinée dans des lieux politiques étrangers aux formes extrêmes, soit le « pragmatisme libéral », le « progressisme conservateur » et le « réformisme tranquille » (p. 297).

Ce programme annonce la charpente du livre qui, à dessein, privilégie une « chronologie molle plutôt que stricte » (p. 14) avec des chapitres exempts de dates charnières. Le Québec suit un parcours sinueux, entre ses passages, ses ambiguïtés et ses incertitudes. La trame insiste aussi sur les périodes récentes de l’histoire québécoise – le 20e siècle occupe presque la moitié du livre – signe que l’auteur souhaite surtout s’attaquer à ce qui touche la « mémoire forte » (p. 14) des Québécois.

Dans le chapitre « Initialisation », Létourneau analyse la nature de la rencontre entre Européens et Autochtones sous le signe d’une « cohabitation dissonante » (p. 45) qui prend la forme d’une « colonisation fondée sur l’interdépendance » (p. 26). Cette mutualité des rapports, qui laisse place à plusieurs influences réciproques, s’effrite à mesure que le capitalisme marchand s’implante dans l’espace nord-américain et déstructure le monde autochtone. Le chapitre qui suit – « Fondation? » – porte sur la Nouvelle-France, une société qui, victime du manque de volonté de sa mère patrie, hésitant entre les pôles agricole et commercial, soumise aux intérêts sectaires des grandes compagnies et aux conflits de classe, « s’édifie dans la désorganisation, l’incertitude et la difficulté d’être et d’avancer » (p. 47). La canadianité émergente n’y échappe pas, « indécise dans son champ d’action et incertaine dans ses formes d’expression » (p. 72), entre le Canada et la France, la mobilité et l’enracinement, l’initiative et le repli, l’américanité et la francité.

« Bifurcation » de l'histoire, la Conquête de 1760 « n’impose pas à la colonie laurentienne le destin univoque du recalage généralisé » (p. 76). L’événement inaugure plutôt une dynamique ambiguë entre conquis et conquérants, où les continuités tendent à supplanter les ruptures. Bien qu’effective, la domination économique anglophone n’empêche pas une classe de professions libérales francophones de rester active et visible (p. 101). Du reste, l’installation des Britanniques dans la société canadienne présente des « effets notables et régénérateurs » (p. 102) et met les francophones en contact avec « une diversité d’horizons qui aère ses habitudes et altère ses traditions » (p. 103). L’espace colonial ainsi reconfiguré laisse place à l’émergence d’un sujet collectif canadien-français animé par « une intention de nationalité » qui entreprend, à travers les actions de son clergé, de ses seigneurs et de ses élites libérales, une démarche lucide de reprise, de conservation, d’aménagement et d’affirmation qui table sur les avantages de l’intégration à l’Empire britannique en minimisant autant que possible les contraintes. Les débordements radicaux, comme les rébellions, n’appartiennent qu’à une frange marginale, étant entendu que la voie constitutionnelle et la modération restent majoritairement privilégiées.

En sous-estimant peut-être trop les conséquences historiques pour une nation de se voir ainsi privée de sa pleine autonomie interne et externe, Létourneau fait montre d’une foi marquée envers le vouloir-vivre collectif des Canadiens français. Si notre auteur a l'habitude d'être associé aux héritiers de l’« École » de Québec, on y trouve surtout, étonnamment, le volontarisme (laïcisé) d’un Lionel Groulx pour qui la période 1760-1867 décrivait justement une courbe ascendante de libération nationale (ce que ses disciples de l’École de Montréal contesteront au nom d’une relecture – catastrophiste et déterministe – de la Conquête). Fort de ce pari qui engage les Canadiens français sur le chemin de l’avenir, ces derniers ne se révèlent pourtant pas unanimes dans leurs ambitions, une nuance importante que l’historien s’emploie à exposer longuement en insistant sur les différenciations sociales et économiques du groupe et la démystification de sa représentation homogène au 19e siècle.

L’entrée du Québec dans l’univers du capitalisme industriel représente, pour Létourneau, l’une des dynamiques fondamentales de la seconde moitié du 19e siècle qui annonce une phase d’« expansion » étalée sur plusieurs décennies. L’auteur se penche longuement sur le cas de Montréal, laboratoire privilégié pour analyser la transition vers l’industrie et le salariat, mais aussi, les afflux migratoires et la présence anglophone. La dynamique de restructuration du territoire québécois, l’élargissement de la consommation marchande et les phénomènes de stratification sociale ne sont pas négligés. À travers tout cela, Létourneau s’attache notamment à déconstruire le mythe d’une antinomie entre économie et francophonie, d’abord en exposant quelques succès économiques francophones mais aussi, en dissertant sur la pauvreté anglophone, un phénomène minoritaire mais bien réel.

Dans ce repositionnement global, point d’atonie et d’hiver de la survivance. Le Canada français se dévoile sous les traits d’une société civile composite cherchant sa place dans la dynamique continentale par la résistance aux forces centripètes du marché, le redéploiement sur les fronts complémentaires de la terre et de l’industrie (dont les utopies régionales sont autant d’exemples frappants) et la consolidation de ses acquis constitutionnels. Dans cette évolution, l’Église est un acteur dominant de première importance, bien que sa description par Létourneau sous les traits quelque peu univoques d’une structure politique de régulation sociale aurait pu profiter davantage du renouveau des études sur le fait religieux au Québec. La pensée traditionaliste souffre aussi, selon nous, de quelques raccourcis analytiques. Ainsi en va-t-il, par exemple, du roman du terroir, de Rameau de Saint-Père, de Routhier, de Ferland, de Fréchette, de Gérin-Lajoie, de Crémazie, de Casgrain qui, tous, « exploitent en des mots différents la même rêverie romantique, sorte de revivalisme nostalgique terré dans le refuge des réminiscences et porté par certains discoureurs au rang d’ethos collectif » (p. 171). Le jugement est un peu court et tranche avec le propos, plus nuancé et compréhensif, des autres sections du livre.

L’entrée dans le 20e siècle laisse place à de nouveaux processus institutionnels et sociétaux, indexés à la maturation du capitalisme industriel. Ici aussi, l’attention de l’historien est moins portée sur la proverbiale question nationale que sur les monopoles financiers et la montée des organisations ouvrières. L’analyse est aussi prétexte à l’ouverture d’une parenthèse bienvenue sur l’irruption des femmes comme acteur collectif de l’histoire québécoise. La période de l’entre-deux-guerres n’est pas ravalée par le marasme de la crise; elle décrit plutôt un temps de « contraction » où subsiste une marge d’innovation technologique et sociale dont témoignent les succès de Bombardier, du Jardin botanique, de la SRC et de l’ACFAS, entre autres. Le Québec d’après-guerre est à l’avenant, loin de cette grande noirceur mythifiée, présentant plutôt les traits d’une société en bouillonnement, en expansion et en pleine remise en question d’elle-même. La table est alors mise pour « revoir le duplessisme » (p. 211) dont Létourneau tient à complexifier la logique et le mode de régulation publique. Idem pour la contestation libérale d’après-guerre, que l’on découvre dans sa polyphonie. Envisagée sous le signe d’une « réorientation » plutôt que d'une « rupture racinaire » (p. 227), la Révolution tranquille trouve sa trame principale dans le réformisme étatique et l’affirmation francophone. Mais l’élan collectif et partagé que l’on aime y percevoir cache d’intenses conflits entre différentes visions portées par autant de groupes d’acteurs.

Le dernier chapitre, plus essayiste, propose une rétrospective des vingt dernières années avec, à la clé, l’hypothèse d’une « conversion » encore floue de la société québécoise vers une nouvelle référence commune. Cette évolution se signalerait, notamment, par un processus de « décolonisation confiante » (p. 272) de l’imaginaire de la jeunesse québécoise. Cette dernière, libérée de la « dramatique franco-québécoise », refocaliserait ses intérêts et ses ambitions sur d’autres enjeux liés à l’enrichissement collectif et à la justice distributive. Sur le fond des choses, elle aurait substitué à l’idée d’indépendance, captive des écussons classiques d’unité, de cohésion, de cadres et de recentrement, celle de l’« interdépendance », davantage axée sur les entrecroisements, la circulation, l’imbrication et la communication. D’où son inclination plus forte vers la question sociale, vers un usage décomplexé de l’anglais ou encore vers l’interculturalisme comme « passage fructueux vers l’avenir ». D’où son ralliement, aussi, à l’idée d’une « postnationalisation sereine », corollaire d’une « québécité globale franchement assumée et dégagée de ses traits de québécitude » (p. 293).

Si l’on partage volontiers les tenants de l’analyse proposée par Létourneau dans cet ultime chapitre qui offre une coupe transversale plutôt convaincante de la génération Z, on est moins tenté d’en accréditer tous les aboutissants. En effet, difficile de ne pas voir, derrière cette « décolonisation confiante », une autre itération de la « permanence tranquille » dont parlait Pierre Vadeboncoeur, pour qui la confiance un peu hors du temps des Québécois envers leur avenir n’était, au fond, que la manifestation d’une déprise par rapport à la dure réalité que commande leur situation minoritaire fragile en Amérique du Nord. Ce panache que Létourneau semble percevoir avec optimisme dans les jeunes cohortes ne serait-il pas, au fond, illusoire? Leur désir d’émancipation pourra-t-il réellement, à terme, se passer d’une réflexion de fond sur la question du régime politique, seul levier capable d’en aménager les conditions de possibilités par-devant les forces du marché et leur grande mystification (néo)libérale?