Corps de l’article

On ne peut plus faire l’économie de… l’économie de l’eau. Par cela, il faut entendre que les ressources en eau peuvent se dégrader et s’épuiser localement ; il faut maintenant les gérer de manière plus serrée. Le Canada est, dans la plupart de ses régions, bien pourvu en eau. Mais, il y a plus de deux décennies de cela, le Conseil de sciences du Canada, organisme aboli, avait sonné l’alarme et lancé un message invitant les pouvoirs publics à se préoccuper des ressources en eau. Des événements récents – inondations plus qu’abondantes, piètre et dangereuse qualité de l’eau ; érosion des berges – ont fait prendre conscience que l’eau, comme toute ressource, peut se perdre sans se recréer à la satisfaction des besoins humains et que son action peut être imprévisible et nuisible.

Cet ouvrage collectif sur l’eau tombe à point nommé. Le gouvernement du Québec a entrepris la révision de sa législation sur l’eau et adoptera sous peu une loi, qui fait suite à la Politique nationale de l’eau de 2002. La gestion par bassin versant est la pierre d’assise de cette politique. Elle peut poser problème, car elle crée des structures de concertation nouvelles selon un découpage territorial qui s’ajoute aux institutions régionales déjà existantes et les chevauche. Mais ce choix a été fait après de longues années de débat. Les spécialistes ont longtemps fait la promotion de la gestion par bassin versant et ont réussi à faire prévaloir ce point de vue qui semble aller de soi étant donné l’écoulement naturel de l’eau. Le bassin versant n’a que rarement, sinon jamais, été une unité politique et administrative. Les MRC qui gouvernent les décisions territoriales sont établies sans grands égards aux caractéristiques naturelles et écologiques. Les organismes de bassin versant sont, eux, constitués sur des critères écologiques et géographiques.

Les directeurs de l’ouvrage, Catherine Choquette et Alain Létourneau, tous deux de l’Université de Sherbrooke, ont réuni une équipe compétente qui fait le point sur la gouvernance de l’eau, terme plus large que la simple gestion. En effet, depuis la Politique nationale de l’eau, le gouvernement a pris parti pour une gestion socialement élargie de l’eau, visant à faire participer les acteurs concernés par la qualité et la quantité de l’eau. Les municipalités, les industries, les agriculteurs, mais aussi d’autres acteurs sociaux, comme les villégiateurs et les environnementalistes, sont appelés à participer à l’élaboration d’un plan directeur de l’eau, l’outil de gestion principal.

L’ouvrage s’ouvre sur le seul chapitre technique, dans lequel sont présentés le concept de bassin versant et ses caractéristiques physiques et écologiques. Il est suivi d’une analyse économique classique qui justifie la tarification de l’eau pour éviter le gaspillage et financer les travaux et les équipements nécessaires à son approvisionnement et au maintien de sa qualité. Marcel Boyer croit qu’on dispose de tous les instruments nécessaires à une saine gestion de l’eau, mais que, cela affirmé un peu naïvement, fait défaut la volonté politique.

Or, cette volonté est à l’oeuvre depuis longtemps. Si on suit l’évolution de la législation, le droit ne s’est pas désintéressé de l’eau : de sa propriété, des droits inhérents à son utilisation, des effets sur autrui d’un usage particulier des ressources hydriques. Le statut de l’eau est complexe. Essentielle à la vie, elle est aussi propriété, par son usage ou autrement, commune ou collective. Non seulement est-il difficile de mettre la main sur l’eau, mais on hésite à lui conférer les mêmes droits que, disons, à un terrain ou une habitation. Une bonne partie de l’ouvrage fait une large part au droit de l’eau et à ses changements. Les directeurs de la publication ont fait appel à plusieurs spécialistes qui traitent, à tour de rôle, du partage des compétences dans un régime fédéral, du concept de chose commune (une clarification juridique nécessaire), du droit fédéral et des compétences provinciales, du rôle des municipalités, acteurs majeurs de l’approvisionnement et de l’assainissement de l’eau, des usages autochtones.

Cette partie essentiellement juridique met la table à la gouvernance de l’eau qui est abordée dans les deuxième et troisième parties : là où se termine le droit, commence la sociologie... Des études de cas sont présentées avec soin, auxquelles s’ajoutent des réflexions plus générales et sociologiques sur les conditions de la gouvernance de l’eau. Dans un texte érudit, Alain Létourneau plaide en faveur d’analyses qui visent, dans une perspective quelque peu interactionniste, à tenir compte de la complexité des questions reliées à l’eau, y compris les aspects culturels et éthiques, souvent négligés. En effet, suivant le pari pris par le législateur, l’eau doit être soumise à une gouvernance sociale et non pas seulement à une gestion technique. L’état des lieux empiriques que dresse Nicolas Milot est riche d’enseignements qui montrent comment des problèmes d’eau peuvent être réglés localement. Les auteurs insistent sur les nombreux enjeux de la gouvernance, en particulier Jean-Paul Raîche qui arrive à bien intégrer une expérience de terrain et une connaissance approfondie des défis de la gouvernance de l’eau. La troisième partie traite des sous-produits de la gouvernance de l’eau, soit des contrats de bassin versant qui se multiplient, impliquent une diversité d’acteurs et se négocient dans des situations très variées. Le chapitre de Choquette et Bardati sur les processus délibératifs intéresse à la fois le droit et les sciences sociales. Il conserve un certain caractère normatif, mais peut aussi être utilisé comme un exercice méthodologique fort précieux, car il fournit une grille d’analyse de différents types de délibération que l’on peut trouver dans la construction collective des décisions sur l’eau.

Cet ouvrage trace la voie à de nouvelles recherches : il faudra à l’avenir en tenir compte. Les chercheurs peuvent maintenant poursuivre les enquêtes souvent pionnières qui y sont présentées. Il reste toutefois beaucoup à dire et à faire en matière de gouvernance. Si on s’est surtout penché sur le droit et les organismes locaux de gouvernance et de gestion, il faut maintenant élargir l’éventail des acteurs et examiner ceux qui, de loin, ont une grande influence sur la décision en la matière. Le rôle des ministères est moins bien cerné ; celui des experts publics et privés, pensons aux firmes d’ingénierie, à peu près absent. Enfin, les municipalités, nombreuses et regroupées en MRC ou en commissions métropolitaines, doivent être analysées en priorité : comment vont-elles participer à l’élaboration des plans directeurs de l’eau et quelle valeur leur accorderont-elles sont des questions de grande importance pour l’aménagement un peu mieux intégré du territoire ? De plus, elles sont structurées sur des espaces stables, elles ont des responsabilités bien définies, et doivent s’intégrer à des regroupements non décisionnels nouveaux, qui risquent de faire surgir des conflits. Enfin, il n’est plus possible aujourd’hui de penser, gérer et gouverner l’eau sans se pencher sur les effets différenciés, régionaux et locaux, des changements climatiques. Sur cet aspect on ne peut plus déterminant pour la future gouvernance de l’eau, plusieurs acteurs locaux, mais pas les chercheurs et les décideurs des grands organismes publics, semblent en retard ou, pire, inconscients.