Comptes rendus

Auguste Viatte, D’un monde à l’autre. Journal d’un intellectuel jurassien au Québec (1939-1949), Claude Hauser (éd.), Paris et Montréal, L’Harmattan, 2001 (vol. I) et 2004 (vol. II).[Notice]

  • Michel Lacroix

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  • Michel Lacroix
    Département de français,
    Université du Québec à Trois-Rivières.

Au nombre de ces aventuriers tranquilles qui, au coeur même des institutions et sous des dehors rangés et des propos pondérés, introduisent l’air du large et mettent en route des transformations se révélant parfois profondes, il faut sans doute inclure Auguste Viatte. Son parcours, qui va de la Suisse romande à Paris en passant par les États-Unis et le Québec ; ses multiples voyages, dont un tour du monde accompli avant d’avoir trente ans, en 1927-1928 ; ses innombrables textes dans les journaux et revues, consacrés aussi bien à la littérature française contemporaine ou aux stratégies militaires qu’à la situation politique en Extrême-Orient ; ses intérêts de recherche, qui l’amènent à défricher deux secteurs nouveaux, ceux des racines mystiques du romantisme, d’une part, et des « littératures francophones » d’autre part : tout cela esquisse le portrait d’un esprit curieux, prêt à se laisser mener « ailleurs », bien qu’il ait été en même temps extrêmement attaché aux traditions, dont celles du catholicisme. Et pourtant, la carrière de celui qui enseigna pendant plus de quinze ans à l’Université Laval n’est guère connue que de quelques spécialistes. La publication en deux volumes du Journal d’un intellectuel jurassien au Québec devrait contribuer à changer cet état de fait, dans la mesure où il deviendra probablement un outil de travail remarquable pour les historiens de multiples tendances (histoire intellectuelle, littéraire, politique et même sociale). L’intérêt majeur des Cahiers de Viatte édités par Claude Hauser tient principalement à deux choses : des dates et des noms. Tenus de mars 1939 à août 1945, ceux-ci délimitent presque exactement la période de la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans un « journal de guerre » qui épouse les développements quotidiens du conflit mondial, tels que vus, de Québec, par un universitaire français (bien que d’origine jurassienne, donc suisse, Viatte fut naturalisé français en 1932 et s’identifiait d’abord à la France). Par ce seul aspect, le document apporte une contribution significative aux études sur l’histoire de la période, en permettant de mieux cerner l’évolution des idées sur le déroulement de la guerre, la rivalité Pétain / De Gaulle et l’ensemble des enjeux géopolitiques de l’époque. Elle le fait d’autant plus efficacement que le journal prend souvent l’aspect d’une chambre d’échos, quand Viatte note ce que pensent ses divers interlocuteurs. Cela dit, ce dernier ne fut pas qu’un greffier sans influence publique, mais intervint lui-même activement, par la parole et la plume, à la radio, à L’Action catholique, à La Nouvelle Relève, au Canada français et ailleurs, devenant ainsi un des acteurs importants, au Québec, des cercles gaullistes.Tout le chapitre, relativement méconnu, encore, de la participation de Québécois et d’Européens exilés au Québec à la « Résistance intellectuelle », bénéficie ainsi, grâce à la minutie de Viatte et à l’érudition précise de Hauser, d’abondants renseignements. On ne peut qu’espérer que d’autres, à la suite de cette publication, examinent dans cette perspective le rôle des Robert Charbonneau, Louis Francoeur, Marcel Raymond, Guy Sylvestre, Rodrigue Villeneuve et montrent non seulement qui, et à quelle date, se fit l’adversaire résolu de la politique de Vichy, mais dévoilent au surplus l’importance de cet appui à la cause de la Résistance intellectuelle dans son ensemble. L’essor de l’édition québécoise, dont Jacques Michon et l’équipe du Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec (GRELQ, Université de Sherbrooke) ont retracé l’histoire, si elle est en bonne partie due à la recomposition, au Nouveau monde, d’un champ littéraire français « de substitution », offrit en retour aux écrivains et intellectuels francophones exilés des lieux de parole et des alliés …