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En 1992, Michel Troper a écrit que l’état de droit fait l’objet d’un consensus aussi général que soudain[1]. Près de trente ans après, cette affirmation semble garder toute sa pertinence. Le concept est employé partout et par tous. Il est évoqué dans les milieux savants comme dans les milieux politiques. Il « s’est propagé avec une exceptionnelle rapidité à l’Est comme au Sud »[2], et devient une « référence incontournable »[3] dans les débats politiques et juridiques au point que certains pensent que tout y a été dit[4]. Si le concept d’état de droit s’est développé d’abord dans le droit interne des États, en particulier des États européens[5], sa diffusion à l’échelle internationale a commencé essentiellement en 1990[6]. Depuis, il gagne du terrain et imprègne le discours de l’ensemble des organisations internationales, régionales ou spécialisées.

De l’Union européenne à l’Organisation des Nations Unies (ONU), en passant par les organes principaux et les institutions spécialisées; de l’OEA à l’Union africaine, l’état de droit jouit d’un prestige des plus remarquable. La notion est devenue si importante que l’Union européenne impose son respect comme une condition de coopération ou d’association avec les pays tiers, d’adhésion des États membres et de la participation des États voisins[7]. Selon Rostane Mehdi, la promotion de l’état de droit se présente aujourd’hui comme la mer sur laquelle l’Union prétend fixer le cap de sa politique extérieure[8]. Récemment, la Commission de Venise a adopté, sous l’impulsion du Parlement européen, une liste des critères de l’état de droit[9]. L’Organisation des Nations Unies, de son côté, a créé un Groupe de coordination et de conseils sur l’état de droit[10], et va jusqu’à considérer l’état de droit comme un élément important de la réalisation de ses buts. Selon l’organisation mondiale, l’état de droit constitue désormais l’un des quatre domaines prioritaires auxquels il faudra apporter des « solutions multilatérales »[11]. Depuis 2006 est inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée générale un point consacré exclusivement à l’état de droit au double niveau national et international.

Ces pratiques brossent le tableau d’une notion dotée d’une forte légitimité dans la pratique des organisations internationales. Cette légitimité se retrouve aussi dans la pratique des États qui, dans leurs déclarations politiques, font souvent référence à l’état de droit comme un modèle de référence auquel il n’existerait pas d’alternative : soit ils se vantent d’être des États de droit, et en ce sens, disent l’appliquer et le respecter dans leur ordre interne et dans leurs relations internationales, soit ils disent s’efforcer de l’appliquer, ou encore le revendiquer comme le fondement des relations internationales. Dans son analyse du concept dans ses rapports avec la politique mondiale, Christopher May a fait remarquer qu’il est actuellement inenvisageable pour un État de se réclamer ouvertement contre l’état de droit[12]. La notion devient si fréquente dans la pratique internationale que certains auteurs parlent de « domination sans partage »[13], de « concept hégémonique »[14], voire d’« impérialisme juridique »[15].

Mais derrière ce portrait impressionnant de l’état de droit, il se trouve, pour reprendre les termes de Michel Troper et Mathias Forteau, que se cachent certaines « ambiguïtés » et « confusions »[16] : ses finalités matérielles ne sont pas délimitées et ses objectifs restent imprécis. Il fait entretenir un certain nombre de paradoxes ou est employé pour désigner des situations des plus diverses, voire contradictoires. Sur le plan international, l’état de droit est interprété tantôt comme des souhaits, tantôt comme un principe juridique ou comme une valeur morale à laquelle l’humanité se doit de s’accrocher. Olivier Corten a révélé, en recourant à l’analyse des documents officiels de l’ONU, que l’état de droit est utilisé par les acteurs internationaux pour désigner tantôt le « droit international existant », tantôt des « objectifs politiques »[17]. En d’autres termes, en utilisant l’expression « état de droit », les États et les organisations internationales ne font le plus souvent référence à aucune norme juridique précise. L’adhésion universelle à l’état de droit se fait donc en dehors de définition commune.

Ces deux réalités contrastent. D’un côté, on parle d’une notion qui bénéficie d’une forte légitimité, qu’on a tendance à qualifier d’universelle; de l’autre, on met en évidence une notion qui ne dispose pas de base conceptuelle arrêtée ni de définition précise. La question est maintenant de savoir pourquoi, en dépit de ses ambiguïtés et contradictions, l’état de droit bénéficie d’autant de considération. L’examen de la pratique des acteurs internationaux ainsi que la lecture des travaux menés sur le sujet laissent entrevoir une relation de cause à effet dans cette dualité. Il semble que l’indétermination de l’état de droit participe de son apparente légitimité, dans le sens qu’elle facilite les acteurs dans la mobilisation du concept. Dans leur analyse sur les notions à contenu variable, Chaïm Perelman et Raymond Vander Elst estiment qu’il est en effet plus facile de s’accorder sur le bien-fondé d’un concept que chacun peut interpréter selon ses grilles de références[18]. Étant un concept souple, l’état de droit semble bien correspondre à cette démarche. Chacun peut le mobiliser pour défendre des valeurs, des buts et des croyances dans lesquels il se reconnait. Sur ce point, l’état de droit fonctionnerait comme un appareil idéologique à travers sa perception de légitimité et en tant que moyen de promouvoir et de défendre des intérêts propres.

Par ailleurs, l’état de droit semble contribuer au renforcement et à la perpétuation de la domination des puissants, du fait de son caractère hégémonique et de son universalité supposée. En tant que mécanisme, l’hégémonie renvoie à l’idée de la capacité des dominants à définir, entretenir et interpréter les règles du jeu; c’est l’idée que ce qui est bon pour les dominants est bon pour tous : leur préférence est la préférence universelle[19]. Or, l’état de droit est doté non seulement d’une grande légitimité, mais fonctionne comme un moyen de légitimation, de sorte que son évocation suffise à justifier le bien-fondé de telle ou telle pratique. Sur ce point, l’état de droit servirait d’outil d’exclusion et de domination, dans la mesure où l’État dont le système et la pratique ne correspondraient pas au schéma indiqué au titre de l’état de droit est tout simplement mis à l’écart, et certaines fois sanctionnés.

Aussi cette contribution se veut-elle une tentative de comprendre les objectifs et aspirations des acteurs internationaux dans l’usage qu’ils font du concept. Que cherchent-ils en promouvant l’état de droit? Que veulent-ils atteindre par l’état de droit? Étant donné la diversité des objectifs et aspirations des acteurs en présence, la réponse à ces questions peut être controversée. Elle se fera sans doute l’écho des tensions qui animent l’espace politique international, et montrera les aspects politiques et idéologiques que sous-tend l’état de droit, et en conséquence les défis que soulève son application comme principe éthique dans la sphère internationale.

Dans cette perspective, il s’agira de montrer qu’étant donné que l’état de droit ne fonctionne pas comme une technique formelle, autonome et concrète au service d’aspirations générales, il lui est donc difficile d’atteindre des objectifs universels. Les objectifs à atteindre seront très probablement les objectifs voulus par les acteurs. En d’autres termes, le fait que l’état de droit ne repose sur aucune définition précise qui fasse consensus, les acteurs internationaux, et en particulier les États, peuvent revendiquer son respect selon leurs propres critères, et le mobiliser en vue de promouvoir ou défendre des intérêts particuliers au détriment des impératifs de justice (I). Or, comme les objectifs des acteurs divergent, les objectifs assignés à l’état de droit deviennent naturellement multiples et contradictoires si bien que le concept devient un moyen de légitimation voire de domination (II).

I. Le mirage de l’état de droit

L’examen du concept d’état de droit dans la pratique des acteurs internationaux révèle qu’il ne dispose pas de sens concret et précis. De la même façon que les États utilisent l’expression pour exprimer toute sorte de revendications (A), les organisations internationales l’évoquent de manière très diverse et contradictoire (B).

A. L’état de droit dans la rhétorique des États

Difficile de se faire une compréhension nette et claire du sens de l’état de droit dans le discours des acteurs étatiques. Le concept s’invite à toutes les manoeuvres, dans toutes les circonstances.

Tout se passe comme s’il n’avait pas de sens propre, car sa signification lui est attribuée au gré des objectifs définis par les acteurs. En effet, depuis 2006 est consacré à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies un point exclusivement à l’état de droit. Celui-ci a donné lieu à une série de débats houleux entre les États. Nous avons relevé lors des deux débats les plus récents (2017 et 2018) un certain nombre de positions émises par les États concernant l’état de droit au double niveau national et international. Les conceptions que s’en font ces derniers varient en fonction d’un certain nombre de questions liées à la fois à leur contexte politique, leur situation économique, leur position de puissance, etc. Le concept s’emploie pour justifier, condamner, dénoncer, approuver, proposer des sujets pour lesquels les États portent un certain intérêt.

En premier lieu, l’état de droit s’apparente à un moyen. Les États font des souhaits. Ils espèrent. Dans cette perspective, l’état de droit doit permettre la consolidation de la « démocratie constitutionnelle moderne et d’assurer la reddition des comptes »[20], de diminuer voire éliminer la pauvreté[21], de « concrétiser un monde plus harmonieux »[22]. Selon la Slovénie, l’état de droit joue un rôle fondamental dans « la paix et la sécurité internationales, le développement durable et les droits de l’homme »[23]. Pour le Rwanda « l’état de droit doit viser à assurer l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans aucune distinction »[24]. L’état de droit est « la condition nécessaire de la mise en oeuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 » pour un autre État[25]. « L’état de droit est la base de toute gouvernance [...] son avènement est un objectif commun de […] l’humanité »[26]. Il permet de parvenir à la paix et la stabilité[27], de « changer cet ordre international “injuste” »[28], de « garantir la mise en oeuvre des principes de l’ONU »[29] et de « défendre l’intégrité territoriale, la souveraineté des États »[30].

Dans un deuxième temps, l’état de droit se présente comme un projet qui prend forme dans la tête des dirigeants politiques ou qui est en cours d’exécution. Selon la République socialiste de Cuba, la réalisation dudit projet passe d’abord par une « véritable réforme des Nations Unies », elle implique aussi la « démocratisation des organisations économiques, monétaires et financières »[31]. La Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour pénale internationale (CPI) y jouent un rôle important[32]. Selon un autre État, pour réaliser ce projet, il faut garantir « l’inclusion et l’égalité dans les relations entre États »[33]. Le Sri Lanka pense que « si l’on veut renforcer l’état de droit, on doit s’assurer qu’il y ait l’égalité devant la loi et que le système judiciaire soit indépendant »[34]. Il faut aussi, pour le renforcement de l’état de droit, « maintenir et respecter le principe de non-ingérence et d’égalité souveraine »[35]. La Gambie propose de renforcer l’état de droit par la diffusion du droit international, la coopération multilatérale ou bilatérale, le recours à la technologie[36]. L’Union européenne estime que la reconnaissance obligatoire de la compétence de la CIJ et d’autres tribunaux est une condition préalable pour un ordre international fondé sur l’état de droit[37]. Quant à la Suisse, la lutte contre l’impunité est essentielle pour la réalisation de l’état de droit[38].

Par ailleurs, le Brésil rappelle que l’état de droit signifie que « tous les pays, même les plus puissants, sont tenus de se soumettre à leurs obligations juridiques »[39]. Un État a énuméré une série d’éléments constitutifs de l’état de droit : l’égalité souveraine des États, le respect des droits et des obligations similaires pour tous les États, l’interdiction de la menace, du recours à la force, la résolution pacifique des différends[40]. Un autre rappelle les liens étroits entre état de droit, paix, sécurité, droits de l’homme et développement[41]. Le Guatemala parle de « justice pour tous et d’un système judiciaire libre, indépendant, efficace et accessible à tous sans discrimination »[42]. L’état de droit s’associe au développement durable, à la bonne gouvernance, la lutte contre la corruption, la lutte contre l’impunité, l’adhésion des États au droit international…

D’autres États mettent en garde contre une utilisation instrumentale : « l’état de droit ne doit pas servir d’instrument pour exclure tel ou tel pays ou région »[43]; il est « inacceptable que certains États appliquent le droit international sur des critères sélectifs »[44]. Le plus grand obstacle à l’état de droit, soulignent certains États, est « la politisation de la nomination des juges »[45], la politisation des institutions juridiques internationales, la politique de deux poids, deux mesures du Conseil de sécurité ou encore l’application sélective du droit international[46].

Que doit-on en comprendre de ces usages et interprétations si paradoxales et éparses? Ces pratiques nous permettent de faire quatre remarques : la première est qu’à l’heure actuelle, les États reconnaissent tout de même en l’état de droit une sorte de principe de droit international, un principe dont la portée est par contre très vaste. À ce propos, Jacques Chevallier faisait déjà valoir que le principe d’état de droit ne se résume ni aux droits de l’homme, ni à la reconstruction de l’État, mais revêt une portée générale[47]. En outre, ce principe d’état de droit semble n’avoir pas pour vocation de créer de nouvelles règles juridiques, mais de renvoyer à des règles déjà bien établies ou des « objectifs politiques », comme l’a fait remarquer Olivier Corten dans son rapport sur l’état de droit en droit interne et en droit international, en se fondant sur des déclarations officielles des États aux Nations Unies[48].

La troisième remarque que ces positions inspirent est une conséquence de la deuxième observation : étant donné que l’état de droit dans le discours des États ne fait appel à aucune technique particulière, peut-on espérer des acteurs qu’ils l’invoquent uniquement dans le souci de prendre fait et cause d’un certain objectif universel, d’un idéal de justice? Vu le caractère éminemment interétatique des relations internationales et du droit international, on peut en douter, car cela reviendrait à ignorer la prééminence de l’intérêt national sur les questions de justice[49]. À cet effet, Jean Marc Coicaud a souligné qu’en général, quand un État doit choisir « entre son intérêt et la justice internationale et qu’il existe des tensions entre le premier et la seconde, le plus souvent il choisit le premier »[50]. La dernière remarque soulève la question de l’autonomie conceptuelle de l’état de droit. En effet, les débats montrent que l’état de droit ne dispose pas d’objectifs propres, contraires à ceux des États. Les objectifs de l’état de droit sont ceux que lui assignent les États en fonction de leurs propres objectifs, ce qui rend les objectifs de l’état de droit nombreux et contradictoires.

La dernière remarque mérite d’être développée davantage. En effet, il nous semble que l’utilisation variée de l’état de droit peut être l’une des causes de son apparente légitimité. Car comme nous l’avons souligné en introduction, il est plus facile pour les acteurs de se mettre d’accord sur le respect d’un concept que chacun peut interpréter selon ses intérêts particuliers[51]. On pourrait ainsi avancer que l’absence de définition au contour fini de l’état de droit est gage d’un certain consensus sur sa raison d’être, dans le sens que, chacun peut revendiquer son respect en fonction des critères qu’il choisit lui-même et le mobiliser en vue de défendre et promouvoir des valeurs et des objectifs qu’il définit. C’est ce qui ressort par exemple de la déclaration faite par la République de Chypre qui dit s’engager à « renforcer l’état de droit grâce à sa politique nationale »[52] ou de la République d’Estonie qui promet de renforcer l’état de droit au moyen de la promotion de la « liberté sur internet »[53]; ou encore le Honduras qui dit renforcer l’état de droit au moyen d’un pourcentage du budget national qui est alloué à la Cour suprême de justice ou grâce à sa réforme de la police nationale[54].

Un autre exemple, cette fois hors du cadre de l’ONU, pouvant illustrer cette utilisation instrumentale du concept du fait de sa souplesse est l’usage que s’en font les acteurs de la crise vénézuélienne[55]. En effet, dans le cadre du bras de fer opposant ce pays, ses soutiens internationaux et les Occidentaux, on observe une utilisation variée et intéressée du concept d’état de droit. Alors que le Venezuela et ses pays partenaires demandent aux Occidentaux de respecter l’état de droit, c’est-à-dire de ne pas s’ingérer dans les affaires internes d’un pays souverain, les Occidentaux somment le président vénézuélien de respecter l’état de droit, c’est-à-dire de renoncer au pouvoir, étant donné qu’il n’aurait pas été élu en vertu d’élections libres et démocratiques. Lors d’une conférence de presse, le ministre vénézuélien de la Défense a déclaré que :

Nous avons vu hier un événement répréhensible. Un homme qui levait la main et qui s’autoproclamait président de la République bolivarienne du Venezuela. C’est une affaire très grave qui porte atteinte à l’état de droit et à la paix de tous les Vénézuéliens. Ce que nous avons vu hier est aberrant[56].

Pour ce ministre, c’est donc l’état de droit qui est malmené quand le président du Sénat s’est autoproclamé président de la République, et non une quelconque règle constitutionnelle ou législative particulière. Or, parallèlement, le président américain assure que la reconnaissance de Juan Guaido comme chef d’État par intérim du Venezuela répondait à l’exigence de « liberté » et d’« état de droit » du « peuple du Venezuela »[57]. En ce sens, « [a]ny violence and intimidation against US diplomatic personnel, Venezuela’s democratic leader, Juan Guiado (sic), or the National Assembly itself would represent a grave assault on the rule of law and will be met with a significant response »[58].

Ces exemples témoignent de la complexité et de l’instrumentalisation politique du recours au concept d’état de droit. Le concept est évoqué avec la même verve, la même ferveur par les protagonistes alors que les réalités que ces derniers sont censés mettre en évidence s’opposent réciproquement. On pourrait ainsi affirmer que l’indétermination de l’état de droit participe de sa forte légitimité. Étant un concept aux contours variés, il s’adapte et s’applique à des situations diverses et parfois contradictoires, ce qui laisse donc le champ libre à une utilisation politique de type idéologique. Cela peut ainsi expliquer pourquoi, lors des débats aux Nations Unies, la plupart des États (de toutes tendances confondues) s’opposent à l’idée d’attribuer à l’état de droit un contenu précis.

B. L’état de droit dans la rhétorique des organisations internationales

Que dans leur discours les organisations internationales en soient amenées à évoquer le concept d’état de droit n’a rien d’étonnant[59]. C’est une expression qui est en vogue depuis un certain temps, « dont la charge politique en fait un mot d’ordre utile »[60]. Ce qui peut étonner par contre, c’est la divergence des conceptions et d’interprétations qui imprègnent le concept dans le discours des organisations internationales. En effet, tout comme dans le discours des États, il est difficile de dégager de la pratique des organisations internationales une authentique conception de l’état de droit. L’expression est rarement utilisée dans les instruments conventionnels à portée obligatoire[61]. Par contre, elle est très répandue dans le soft law où elle est vécue tantôt comme un principe, tantôt comme une valeur ou un des éléments qui fondent la coopération entre États ou encore quelque chose d’appelant à une concrétisation[62].

Dans le rapport du secrétaire général de l’ONU, Unissons nos forces : renforcement de l’action de l’ONU en faveur de l’état de droit, le Document final du sommet mondial de 2005 ainsi que l’ensemble des résolutions adoptées par l’ONU depuis 2005, l’état de droit est qualifié à côté des droits de l’homme et de la démocratie de « valeur universelle et indivisible »[63]. De même, dans sa décision 40/04 du 16 décembre 2004, le MERCOSUR dit voir dans l’état de droit une « valeur commune » aux latino-américains[64].

Mais dans la plupart des documents où l’état de droit est qualifié de « valeur », il est aussi employé comme un « principe ». À titre d’illustration, dans la Déclaration finale du sommet mondial de 2005, il est dit ceci : « les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie, dont nous savons qu’ils sont interdépendants, se renforcent mutuellement et font partie des valeurs et principes fondamentaux, universels et indivisibles de l’Organisation des Nations Unies »[65]. Cette même phrase est reprise mot pour mot dans la résolution du 7 décembre 2017 : « Réaffirmant que les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie sont interdépendants, se renforcent mutuellement et font partie des valeurs et des principes fondamentaux, universels et indissociables de l’Organisation des Nations Unies »[66]. Dans d’autres textes internationaux comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000[67] ou l’Acte constitutif de l’Union africaine[68], il est aussi visé comme un principe. C’est aussi le cas de la Convention créant l’Association des États de la Caraïbe du 24 juillet 1994 qui rappelle au niveau du préambule l’engagement des États membres « à encourager, à consolider, et à renforcer […] les principes de la démocratie, d’état de droit »[69].

L’état de droit est encore évoqué dans le discours de ces mêmes organisations internationales, parfois dans les mêmes documents, comme un objectif à atteindre ou un souhait. Dans sa résolution du 13 décembre 2016, l’Assemblée générale dit croire que « l’état de droit doit être universellement observé et institué aux niveaux national et international »[70]. De la même façon, dans le Document final du Sommet mondial de 2005, le secrétaire général de l’ONU renouvelle son « engagement à défendre et promouvoir activement tous les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie »[71]. Le tâtonnement ne s’arrête d’ailleurs pas là. On l’a dit, dans certains textes, l’état de droit est conçu comme un vecteur de coopération internationale. Dans cette perspective, il doit permettre le « renforcement des relations amicales entre les peuples de la Caraïbe »[72]; d’« instaurer un monde de justice et de stabilité, porteur de promesses »[73]; de « garantir la paix et prévenir les conflits »[74]. Il est une « condition essentielle pour la coopération politique et le processus d’intégration économique, sociale et culturelle »[75] ainsi que pour la croissance économique, le développement durable et l’élimination de la pauvreté et de la faim[76].

À cette première série de difficultés, s’ajoute la confusion dont les organisations internationales sont génératrices entre l’état de droit et des notions voisines comme les droits de l’homme et la démocratie, voire la bonne gouvernance. Dans plusieurs documents, celles-ci confondent l’état de droit avec ces notions qui, même s’ils sont d’une certaine interdépendance, renvoient à des significations fort différentes[77]. Elles les évoquent, comme les États d’ailleurs, sans articulation ni hiérarchisation. Dans certains cas, l’état de droit se présente comme un élément constitutif de la démocratie; dans d’autres cas, comme un élément des droits de l’homme ou comme un concept autonome. Dans d’autres situations, l’état de droit tend à se confondre même avec « la bonne gouvernance ».

À titre d’exemple, dans un communiqué publié en janvier dernier, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) « denounces the weakening of the rule of law in the face of the grave human rights crisis that began in the country on April 18, 2018 »[78]. La Commission exhorte les autorités nicaraguayennes « to restore conditions that guarantee the fundamental freedoms and human rights to its own people which are necessary for the democratic rule of law to remain in force »[79]. Par ailleurs, dans la Charte de la Société civile que la CARICOM a adoptée lors de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement à Antigua-et-Barbuda le 9 février 1997, l’organisation se réfère à l’état de droit comme un élément essentiel de la bonne gouvernance : « The States recognise and affirm that the rule of law, the effective administration of justice and the maintenance of the independence and impartiality of the judiciary are essential to good governance »[80]. Dans le Plan stratégique 2015-2019[81], elle se fait la même conception de l’état de droit :

The Community recognises that good governance encompasses the rule of law, democratic governance, effective citizen participation, and efficient public services in the context of a diverse Region. The rule of law is one major aspect of a governance framework which provides a foundation for sustainable development – a principle which is illustrated by quote above[82].

Cet entrelacement conceptuel a été dénoncé par la doctrine. Pour Mathias Forteau, l’état de droit n’en sort pas indemne. Il serait englobé et mis au service d’autres objectifs[83]. Linos Alexandre Scicilianos dénonce une « imprécision apparemment voulue »[84] et dommageable. Il est un fait que cette utilisation flottante et souvent contradictoire du concept d’état de droit assombrit davantage son sens juridique et ne rend pas service à son existence en tant que concept international autonome.

En définitive, la promotion de l’état de droit par les organisations internationales et régionales contribue à une internationalisation graduelle de la notion qui, aujourd’hui, fait partie du vocabulaire du droit international et de notre environnement culturel immédiat, mais qui semble constituer une sorte d’idée reçue, sinon galvaudée, dont plus personne ne connait bien la signification et ce qu’elle recouvre exactement en droit international. S’il existe bien évidemment quelques points de convergences, cela ne permet cependant de conclure à quelque chose de généralisé. En ce sens, les acteurs profitent de cette large indétermination et de cette souplesse pour le mobiliser comme un outil au moyen duquel ils légitiment les buts qu’ils poursuivent. Ainsi, à l’image d’une éponge qui se gonfle, l’état de droit s’ajuste à des situations diverses et des fonctions que lui prêtent les acteurs internationaux.

II. L’état de droit comme instrument de légitimation et de domination

S’impose ainsi la question de la ou les finalités de l’état de droit. La pratique révèle que l’état de droit n’est pas mobilisé pour sa seule raison d’être ou seulement comme une fin en soi. Qu’il soit dans le discours des États (A) ou celui des institutions internationales (B), il fonctionne le plus souvent comme un moyen permettant d’atteindre des objectifs politiques ou fonctionnels. Doté d’une rare puissance symbolique, l’état de droit se présente depuis un certain temps comme un véritable « standard »[85] international auquel les États sont appelés à se conformer. Ainsi, il devient comme un argument d’autorité, une arme redoutable justifiant toutes sortes de pressions. Les institutions politiques européennes et les institutions économiques et financières internationales comme la Banque mondiale en particulier vont l’utiliser sous couvert des formules consensuelles comme « la légitimité démocratique » (C) ou « la bonne gouvernance » (D) pour imposer un modèle de gouvernance à certains États, défiant ainsi habilement les principes de souveraineté, de la non-ingérence et la liberté totale pour l’État de choisir son système politique, social, économique et culturel[86].

A. L’état de droit au service des objectifs politiques des États

L’examen des documents retranscrivant les débats impliquant l’état de droit aux Nations Unies révèle qu’il ne fonctionne pas comme un concept neutre. Les États lui attribuent le plus souvent une fonction de défense des objectifs nationaux et géopolitiques. Prenant la parole au nom des pays « non alignés », la République islamique d’Iran a évoqué le principe de l’égalité souveraine des États ainsi que le respect de droits obligatoires similaires pour tous les États[87]. L’Iran met au-devant le principe d’interdiction de la menace contre l’intégrité territoriale de l’État, du recours à la force et de la résolution pacifique des différends comme la pierre angulaire de l’état de droit dans les relations internationales[88]. Personne ne saurait nier les importantes sanctions ou les menaces d’interventions militaires dont ce pays fait l’objet durant ces dernières années de la part de la plus grande puissance mondiale. Même les pays et entreprises qui font affaire avec la République islamique d’Iran sont quelquefois menacés de sanction américaine[89]. En faisant référence aux principes d’égalité, d’interdiction de la menace contre l’intégrité territoriale de l’État, l’Iran semble vouloir faire de l’état de droit un bouclier contre le diktat américain.

Parallèlement, le représentant de l’Union européenne a mis l’accent sur le « principe de responsabilité » pour les crimes graves en vertu du droit international[90]. Comme pour pointer du doigt des régimes autocrates dans l’autre rive du monde qui violent les droits de l’homme, il a en outre insisté sur le respect des droits de l’homme. Ainsi, il évoque des mesures destinées à réduire la violence, le renforcement de la protection des personnes les plus vulnérables, le respect des droits des femmes et leur pleine participation au sein des institutions juridiques et gouvernementales, comme facteurs de l’état de droit[91]. Dans ce forum, l’Union européenne plaide pour la reconnaissance « obligatoire »[92] par les États de la compétence de la Cour internationale de justice et d’autres tribunaux, et a réitéré son appui à la Cour pénale internationale et au mécanisme international, impartial et indépendant pour les crimes graves commis en Syrie[93].

Il est frappant de constater que dans les propos du représentant de l’Union européenne, aucune mention n’a été faite du principe de l’égalité souveraine ou des droits obligatoires pour tous les États mis en avant par l’Iran. Mais à l’opposé, on peut observer que le respect des droits de l’homme ou la reconnaissance de la CPI chère à l’Union n’est pas une priorité pour les pays dits « non-alignés ». Dans cette évocation instrumentale du concept, il n’est pas étonnant d’entendre le représentant soudanais appeler le Conseil de sécurité à éviter de politiser les institutions internationales comme la CPI qui est, selon lui, un mécanisme de politisation de la justice au niveau des individus en vertu d’une politique de deux poids, deux mesures, ce qui sape les objectifs de l’état de droit[94]. On connait les démêlées du président soudanais d’alors avec la Cour pénale internationale. Celui-ci fait l’objet d’un mandat d’arrêt international depuis 2009[95] dont il n’a cessé de contester la légalité. C’est le Conseil de sécurité[96] qui avait saisi le procureur de la demande d’enquête engagée contre M. Al Bashi pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis au Darfour entre 2003 et 2008[97].

La République socialiste de Cuba qui fait face à un embargo international depuis plus de cinquante ans critique le système actuel qu’elle qualifie d’« injuste » et croit que l’état de droit sur le plan international doit passer irrémédiablement par la « démocratisation des organisations économiques, monétaires et financières afin qu’elles puissent véritablement servir au développement des peuples »[98]. Dans le même sens, la République arabe de Syrie qui est en proie à une guerre civile depuis mars 2011[99] et à des interventions militaires internationales, estime qu’il est « inacceptable [dans un état de droit] que certains États appliquent le droit international sur des critères sélectifs »[100]. Elle dénonce les « pays influents qui utilisent des moyens leur garantissant une hégémonie sur les pays les plus faibles », en citant le recours à la force sous de fausses prémisses[101].

Quant aux pays en développement, ils centrent le débat impliquant l’état de droit sur des questions de développement et de coopération. La Gambie, s’exprimant au nom du groupe des États d’Afrique, a rappelé l’importance de la coopération multilatérale ou bilatérale comme meilleur moyen pour renforcer l’état de droit au niveau international[102]. Ces déclarations donnent écho à celles qui ont été faites par le passé par des pays d’Afrique, notamment le Zimbabwe qui, en 2017, avait déclaré que « l’état de droit ne doit pas être un concept abstrait mais doit accompagner les trois piliers du Programme de développement durable à l’horizon 2030 »[103].

De ces exemples, il est attesté que la fonction réellement dévolue à l’état de droit n’est pas vraiment celle d’une valeur partagée par la communauté internationale des États. La fonction qu’on reconnait à l’état de droit consciemment ou inconsciemment est celle d’une fonction de représentation, de valorisation et de promotion d’objectifs, de préférences et d’aspirations particulières. En d’autres mots, l’état de droit s’apparente à un instrument par lequel chaque État ou groupe d’États essaie de défendre un certain nombre de valeurs, de croyances et d’intérêts, ce que Jacques Chevallier appelle les aspects idéologiques de l’état de droit[104], pris comme moyen pour atteindre des objectifs désirés ou désirables.

B. L’état de droit au service des buts onusiens

La pratique de l’état de droit au sein de l’Organisation des Nations Unies illustre une conceptualisation de la notion au service des buts qu’elle poursuit. Ainsi, sa fonction varie d’un organe à un autre. S’agissant d’un organe dont la fonction est de promouvoir les droits de l’homme, l’état de droit est conçu comme un outil de promotion, de défense ou de sauvegarde des droits de l’homme. S’il s’agit d’un organe à vocation économique et financière, elle a tendance à faire de l’état de droit un instrument au service du marché et/ou du développement. Cette affirmation vaut pour les organes de sécurité collective, humanitaire, etc.

Dans la déclaration de haut niveau, l’Assemblée générale a réaffirmé l’« importance fondamentale » de l’état de droit pour le « renforcement de l’action relevant de la triple vocation de l’Organisation : paix et sécurité internationales, promotion des droits de l’homme, développement »[105]. Dans ses résolutions successives, l’Assemblée générale se dit :

Convaincue que la promotion de l’état de droit aux niveaux national et international est indispensable à une croissance économique soutenue, au développement durable, à l’élimination de la pauvreté et de la faim et à la protection de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, et sachant que la sécurité collective appelle une coopération efficace, dans le respect de la Charte et du droit international, contre les menaces transnationales[106].

Cette conceptualisation n’existe pas par contre dans le sens inverse. Il n’est fait mention d’aucune part dans ces résolutions la paix, les droits de l’homme ou le développement comme moyen de la réalisation de l’état de droit.

Au niveau du Conseil de sécurité, le propos est encore plus net. L’état de droit vise généralement à assurer et consolider la sécurité et « la paix durable »[107]. En ce sens, l’état de droit doit permettre « la coexistence pacifique et la prévention des conflits armés »[108]. Dans la Déclaration de 2012, le président du Conseil a « fait valoir l’importance de l’état de droit en tant qu’élément clef de la prévention des conflits, du maintien de la paix, du règlement des conflits et de la consolidation de la paix »[109]. De 2004 à 2019, le Conseil a examiné la question de la promotion et du renforcement de l’état de droit dans le maintien de la paix et de la sécurité pas moins de quatre fois en 2006[110], 2010[111], 2012[112] et 2014[113].

Quant au Haut-commissariat, il conceptualise l’état de droit à travers notamment les outils dits « instruments de l’état de droit »[114]. Pour élaborer ces documents, le Haut-Commissariat s’inspire de la Déclaration universelle des droits de l’homme et des traités relatifs aux droits de l’homme en particulier. En lisant ces documents, on s’aperçoit que l’objectif de l’organisme onusien est de permettre une meilleure pratique internationale en matière de droits de l’homme. D’ailleurs, dans ces instruments, le champ lexical qui revient est celui de la violation des droits de l’homme[115]. Cette instrumentalisation au profit des droits de l’homme s’est par ailleurs révélée dans la toute première résolution consacrée à l’état de droit au niveau onusien lorsque l’ancienne Commission des droits de l’homme a dit considérer l'état de droit comme un « facteur essentiel de la promotion et de la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales »[116].

Au niveau du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), l’état de droit est conceptualisé surtout dans ses liens avec les piliers de l’organisation comme l’élimination de la pauvreté, la prévention des crises et le relèvement post-conflits ou à la suite de catastrophes naturelles, l’environnement et le développement durable. À cet effet, le PNUD met l’accent sur le développement humain[117], sur des réformes institutionnelles[118]. Dans le rapport de 2014 sur le développement, l’organisation a fait valoir très clairement que l’état de droit est primordial pour le développement humain[119].

On retrouve la même façon de procéder au niveau des institutions économiques et financières internationales, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces dernières mobilisent l’état de droit à des fins économiques et financières. Pour ces organisations, le développement est tributaire de l’état de droit et de la bonne gouvernance[120]. Selon elles, il est tout bonnement impossible, sans une gouvernance de qualité et un « État de droit »[121], d’atteindre les objectifs du développement durable. L’état de droit est ainsi conceptualisé aux fins du bon fonctionnement du marché qui finalement devra favoriser le développement dans le monde.

C. L’état de droit au service de la politique européenne : la conditionnalité démocratique

Les institutions européennes ont développé une vision instrumentale de l’état de droit qu’elles font découler des buts qu’elles entendent atteindre[122]. Depuis sa création, l’Union européenne place le respect de l’état de droit au centre de sa politique extérieure. En novembre 1991, le Conseil des ministres de la Communauté européenne a ainsi adopté une résolution relative aux droits de l’homme, à la démocratie et au développement[123]. Ses dispositions tracent les contours du concept d’une « conditionnalité politique »[124], principe directeur de la politique étrangère de l’Union. Sur cette base, la Communauté européenne va, dans le cadre de sa coopération économique et au développement, imposer aux États l’adaptation de leur système constitutionnel à des exigences éthiques particulières. Ainsi, les droits de l’homme, la démocratie et l’état de droit vont être systématiquement inscrits comme étant des « valeurs essentielles » dans presque tous les accords conclus entre l’Union et les États en développement. Les États qui ne se conforment pas au schéma indiqué se verront sanctionnés, voire exclus.

C’est ainsi que dans l’Accord de Cotonou[125] (Accord ACP-CE), accord de partenariat entre les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et l’Union européenne, les parties expriment leur engagement dans le cadre d’un « environnement politique et institutionnel respectueux des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’état de droit, la bonne gestion des affaires publiques »[126]. Les États se sont ainsi engagés à adopter

des procédures de prise de décision claires au niveau des pouvoirs publics, des institutions transparentes et soumises à l’obligation de rendre compte, la primauté du droit dans la gestion et la répartition des ressources, et le renforcement des capacités pour l’élaboration et la mise en oeuvre de mesures visant en particulier la prévention et la lutte contre la corruption[127].

Sur le fondement de l’article 96 dudit Accord, l’Union européenne se réserve le droit de prendre une gamme de mesures punitives comme la modification du contenu des programmes de coopération ou des canaux utilisés, la réduction des programmes de coopération culturelle, scientifique et technique, la suspension de contacts bilatéraux à haut niveau, l’ajournement de nouveaux projets, les embargos commerciaux, ou encore, en dernier recours, la suspension de la coopération avec les États qui auraient manqué à leurs exigences relatives à l’état de droit[128].

Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de l’Accord de Cotonou, de nombreux États ont été sanctionnés[129]. Par exemple, l’Union européenne avait suspendu son aide financière à Haïti suivant l’application des « mesures appropriées » prévues au paragraphe 2 de l’article 96 de l’Accord ACP-CE en janvier 2001 pour manifester son désaccord avec le résultat des élections ayant porté Jean-Bertrand Aristide au pouvoir cette même année. L’organisation européenne estimait que ces élections n’étaient pas « démocratiques »[130], « les éléments essentiels de l'accord ACP-CE, visés à son article 9, ont été violés par le non-respect de la loi électorale de Haïti »[131].

Il faut noter qu’un État qui ne manifesterait pas sa volonté de mettre en oeuvre les recommandations de l’Union au titre des éléments essentiels de l’Accord ACP-CE, à savoir l’état de droit, les droits de l’homme et la démocratie, peut voir amplifier des sanctions à son encontre. À titre d’exemple, l’Union a constaté en 2016 que les réponses apportées par le gouvernement du Burundi « ne permettent pas de remédier globalement aux manquements aux éléments essentiels de son partenariat avec la République du Burundi »[132], jusqu’à suspendre « les appuis financiers ou versements de fonds (y compris les appuis budgétaires) au bénéfice direct de l’administration ou des institutions burundaises sont suspendus »[133].

Sur le plan interne, l’Union institue l’état de droit comme une condition de participation à l’Union européenne[134]. Dans le Traité sur l’Union européenne[135] (Traité) (version consolidée à la suite du Traité de Lisbonne[136]), les parties déclarent dès le préambule leur attachement « aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’état de droit »[137]. L’article 2 du Traité pose la démocratie et l’état de droit comme des principes fondateurs de l’Union et l’article 49, pour sa part, institue une obligation à la charge des États membres et des États candidats à l’adhésion de respecter le dispositif de l’article 2 :

Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 et s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l’Union. Le Parlement européen et les parlements nationaux sont informés de cette demande. L’État demandeur adresse sa demande au Conseil, lequel se prononce à l’unanimité après avoir consulté la Commission et après approbation du Parlement européen qui se prononce à la majorité des membres qui le composent. Les critères d’éligibilité approuvés par le Conseil européen sont pris en compte[138].

Sur la base du dispositif de l’article 49, certains pays européens n’ont pas pu jusque-là intégrer l’Union. Par exemple, la Turquie devra encore poursuivre ses efforts afin de respecter les critères politiques de Copenhague, c’est-à-dire « des institutions stables garantissant la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection »[139], pour espérer devenir membre de l’Union européenne.

Cette démarche de filtrage[140] de l’Union a été suivie aussi par le Conseil de l’Europe, à la fois pour l’adhésion et la reconnaissance de nouveaux États[141]. C’est ainsi que la plupart des États de l’Europe centrale et orientale ont dû subir un examen d’adhésion en bonne et due forme, pour leur entrée au sein du Conseil. Ce qui fait dire à Philippe Claret que

désormais l’adhésion au Conseil de l’Europe est essentiellement destinée à favoriser la reprise de ce patrimoine juridique par les nouvelles démocraties de l’Est, donc à assurer la diffusion du modèle de la démocratie pluraliste, de l’état de droit, et de la garantie des droits fondamentaux[142].

Cette vision européenne de l’état de droit se manifeste aussi dans sa politique de voisinage. Les Stratégies communes que le Conseil européen a adoptées à la fin des années 1990 à l’égard de la Russie[143], de l’Ukraine[144] et de la Méditerranée[145] témoignent de cette constance de l’Union à vouloir exporter les valeurs démocratiques hors de ses frontières. Dans la Stratégie à l’égard de la Russie, l’état de droit est utilisé comme catalyseur d’une économie de marché dans ce pays :

Les objectifs stratégiques de l’Union européenne sont clairs : - établir une démocratie stable, ouverte et pluraliste en Russie, régie par l'état de droit et servant de base à une économie de marché prospère qui bénéficie également à toute la population de la Russie et à celle de l’Union européenne[146].

Quant à l’Ukraine, c’est le même refrain. Sous la rubrique « Principaux objectifs », le Règlement précise que :

L’Union européenne appuie tous les efforts de l’Ukraine qui visent à consolider la démocratie et la bonne gestion des affaires publiques, les droits de l’homme et l’état de droit. L’Union européenne considère que l’état de droit est une condition préalable au développement d’une économie de marché viable qui offre des possibilités et des avantages à tous les citoyens de l’Ukraine[147].

Il ressort donc que les institutions européennes utilisent le levier économique ainsi que leur rayonnement pour promouvoir un mode d’organisation de l’État, de la démocratie libérale promotrice des valeurs de l’état de droit et des droits de l’homme, de sorte que leurs instruments de coopération, d’association voire d’adhésion deviennent une arme de diffusion massive du mode d’organisation politique qu’elles défendent. Les États ne se conformant pas au modèle mis en avant sont mis à l’écart. On pourrait ainsi soutenir que l’état de droit contribue à marginaliser et à contrôler politiquement certains États. Pierre Michel Eisemann souligne ainsi le risque que l’état de droit fonctionne comme « le vecteur d’un authentique impérialisme juridique » dès lors qu’il est évoqué pour justifier ou conditionner une pratique[148].

D. L’état de droit au service de la stratégie de développement de la Banque mondiale : la bonne gouvernance

C’est sous l’égide de la Banque mondiale que la « bonne gouvernance », concept inconnu jusqu’au début des années 1990, a eu ses beaux jours[149]. D’après la Banque,

la gouvernance inclut tout à la fois le type de régime politique, le processus par lequel le pouvoir s’exerce dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue de son développement et la capacité des gouvernements à concevoir, formuler et mettre en oeuvre des politiques et à s’acquitter de leurs fonctions[150].

La Banque mondiale a ainsi fait de la « bonne gouvernance » un élément central de sa stratégie de développement[151].

Mais la Banque mondiale a semblé développer une vision instrumentale de la bonne gouvernance et partant de l’état de droit[152]. Selon Habib Gherari, on ne saurait appréhender les finalités que cette institution attribue à l’état de droit sans une compréhension du rôle qu’elle assigne à l’État[153]. En effet, il semble que le rôle que la Banque mondiale confie à l’État est celui d’une superstructure efficace capable de produire des biens et des services ainsi que des règles et des institutions. Ainsi, dans le Rapport sur le développement dans le monde de 1997[154], la Banque assigne un certain nombre de fonctions à l’État en tête desquelles est mentionné l’établissement d’un régime de droit[155]. Ce régime de droit est décrit et analysé dans plusieurs documents de l’organisation, dont le rapport de 1992 sur la gouvernance et le développement[156] : des règles connues à l’avance et publiées, des règles effectivement appliquées, la soumission de l’État au droit, l’indépendance de la justice, l’application uniforme de la loi, l’existence de procédures connues sont, entre autres, les caractéristiques que la Banque mondiale attribue à l’état de droit.

La Banque a la conviction que la « bonne gouvernance » ou la « bonne administration publique » passe par un système constitutionnel qui répond à ces critères de l’état de droit. Dans cette perspective, l’organisation dégage une vision utilitariste de l’état de droit qui est nécessaire pour le marché. Dans la ligne droite de cette vision, elle va « subordonner son aide à l’engagement de réformes politiques » en vue « d’institutions publiques efficaces pour accompagner le développement économique »[157]. Sur cette base, elle a refusé à plusieurs reprises « l’octroi de prêts ou [a suspendu] des opérations financières à l’égard de pays qui avaient violé gravement les droits de l’homme et les principes démocratiques et l’état de droit »[158]. Par exemple, la Banque mondiale a récemment gelé un prêt de 300 millions de dollars à Tanzanie pour protester contre des « mesures qui portent atteinte aux droits de l'homme et à l'État de droit »[159]. De nombreuses organisations internationales, en particulier les Nations Unies à travers le Programme pour le développement, adoptent cette même méthode constituant à mobiliser l’état de droit pour justifier une sanction[160].

Cette ligne directrice de la politique de la Banque mondiale en matière de coopération économique lui a valu beaucoup de critiques. Certains croient que la Banque a agi de manière intéressée[161]. D’autres désapprouvent son action qui manque de crédibilité, vu que la Banque n’applique aucun de ces critères qu’elle entend imposer aux États en développement au sein de son propre système institutionnel[162]. Plus grave encore, des ONG et parlementaires européens ont accusé la Banque de violer elle-même les droits de l’homme dans le cadre de certains de ses mégaprojets de développement, comme des barrages hydroélectriques. Ces projets avaient pour conséquence de contraindre des milliers de personnes de quitter leurs foyers dans les pays concernés. Les critiques étaient si graves que la Banque a dû créer en 1993 un « Panel d’inspection » chargé de recueillir les doléances des personnes victimes de son action[163]. Le Conseil économique et social des Nations Unies s’était même saisi de la situation[164].

Vingt ans après le rapport de 1997, la Banque mondiale a publié parmi d’autres un nouveau rapport sur la gouvernance et la loi[165], dans lequel l’institution définit sa nouvelle stratégie et sa conception de la gouvernance[166]. L’état de droit reste cependant la pierre angulaire de cet édifice. Par contre, il ne faut, selon la Banque, s’y attacher uniquement. Il faut « penser également le rôle de la loi »[167] dans la nouvelle stratégie de développement. Pour la Banque,

plus de 70 ans après la conférence de Bretton Woods qui ont donné naissance à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, la communauté internationale reste convaincue de la nécessite de prendre sérieusement en compte les déterminants fondamentaux de la gouvernance pour promouvoir un développement soutenu[168].

Mais

pour progresser dans cette voie, il va falloir se doter d’un nouveau cadre et de nouveaux outils d’analyse qui permettront de tirer profit du nombre croissant d’informations concernant les interventions qui réussissent et celles qui échouent[169].

Ce cadre doit permettre « la reddition des comptes »[170].

Il doit contribuer à « rendre l’arène des politiques publiques plus contestables »[171], plus inclusif et transparent. Au passage, notons que, selon la Banque, « si différents acteurs jugent que le processus favorise l’exclusion ou qu’il ne reflète que les intérêts de certains groupes, ils peuvent ne pas s’y conformer ou s’y opposer d’entrée de jeu »[172]. Outre ces deux objectifs, la nouvelle législation doit pousser les acteurs à se conformer à leurs engagements, en prévoyant par exemple « une menace crédible de sanctions »[173].

Au bout du compte, on s’aperçoit que la vision de la Banque mondiale de la gouvernance aux fins du développement n’a pas significativement évolué. La prévalence de l’état de droit formel, c’est-à-dire l’application impersonnelle et systématique des règles connues aux acteurs gouvernementaux comme aux citoyens, demeure l’élément clé pour qu’un pays concrétise son plein potentiel social et économique.

***

En définitive, on constate à quel point les références à l’état de droit ne renvoient à rien de véritablement déterminé et stable. Elles attestent davantage le poids politique, symbolique et la force légitimant de l’état de droit dans la gouvernance internationale. Rendez-vous de toutes les ambiguïtés et instrumentalisations, la politique internationale de l’état de droit des États et des organisations internationales se révèle un vrai laboratoire de contradictions, de construction, de promotion, de reconnaissance. Cette contribution qui, bien entendu, s’inscrit dans une perspective de positivisme critique, n’a pas la prétention d’être exhaustive. Il n’est donc pas exclu que d’autres réflexions opérées sur la base d’autres matériaux, et selon une vision idéaliste, pourraient éventuellement nuancer ou infirmer ce constat. Par contre, même en parvenant à d’autres conclusions laissant entendre l’état de droit comme exprimant, par exemple, l’idée d’un principe éthique au service des biens communs tels la paix et la justice internationales, il est difficile, en tenant compte de ce matériau assez significatif mobilisé[174], de nier cet aspect instrumental de type idéologique de l’état de droit.