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Introduction

La crise planétaire qui a accompagné la pandémie de COVID-19 en ce début d’année 2020 a démontré la fragilité des systèmes globaux de gouvernance, notamment pour la mise en oeuvre et le suivi d’un plan global de gestion de l’urgence. En dépit des recommandations développées par les organismes intergouvernementaux, les priorités nationales – notamment dans le domaine éducatif – ont prévalu sur la définition coordonnée d’instruments régionaux ou internationaux d’action (Aguilar Nery et al., 2020; Chang et al., 2020). Une mesure mondiale a consisté en la fermeture des établissements scolaires et universitaires (Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2020)[3], qui a imposé la mise en oeuvre de dispositifs d’enseignement et évaluation à distance dans des temporalités extrêmement courtes, engendrant des inquiétudes quant à leur efficacité (Doyle, 2020; Van Dorne et al., 2020).

1. La France face à la COVID-19 : l’illusion de la continuité pédagogique

Dans un tel contexte, le cas de la France est particulièrement représentatif en matière de gouvernance éducative. Il s’agit en effet d’un pays qui profite d’une économie solide, d’un système de santé à couverture universelle, d’une infrastructure numérique importante et d’un système éducatif dont les résultats, même s’ils sont loin d’être excellents, sont supérieurs aux moyennes internationales (OCDE, s.d., 2019; Roberts et de Oliveira, 2015). Cependant, sa structure administrative, avec une partie « métropolitaine » (la France proprement dite) située en Europe et des territoires ultramarins situés sur d’autres continents[4], cache une complexité qui représente aussi un obstacle à la mise en oeuvre de politiques publiques réellement adaptées aux spécificités locales (Alì, 2019; Alì et Ailincai, 2019; Duru-Bellat, 2007; Farraudière, 2008; Métayer, 2017).

1.1. La mise en place du dispositif : approche descendante et organisation centralisée

Le déclenchement du plan national de réponse à la COVID-19[5] s’est accompagné de la mise en oeuvre d’un dispositif national de continuité pédagogique[6], confirmant le caractère centralisé du système éducatif français (Mons, 2007). La mise en place de la continuité pédagogique a reposé sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE) dont le pilotage a été délégué aux représentants territoriaux du ministère de l’Éducation nationale. Les axes d’action ont été : fermeture des établissements scolaires, télétravail du personnel scolaire, virtualisation de la formation et des relations avec les familles des élèves. En effet, dès le début du confinement, plusieurs observateurs (Antona et al., 2020; Armitage et Nellums, 2020; Van Lancker et Parolin, 2020) ont mis en évidence les limites inhérentes à ce type de dispositif qui pourrait générer – voire renforcer – des traitements inégalitaires entre apprenants puisqu’il présuppose que les acteurs et usagers du système éducatif national disposent des ressources nécessaires pour y participer[7]. En effet, depuis plusieurs années, les enquêtes ont confirmé que, bien que la majorité de la population nationale dispose de ressources numériques de base, il existe encore une partie importante qui n’en dispose pas (Institut national de la statistique et des études économiques [INSEE], 2020), notamment dans les territoires d’outre-mer (Audoux et Mallemanche, 2019), affectant ainsi les performances scolaires et l’employabilité de la jeunesse locale (Arneton et al., 2013; INSEE, 2016a, 2016b).

1.2. L’enseignement supérieur en période de confinement : la formation enseignante

La faible prise en compte des spécificités locales dans le cadre de la mise en place de la réponse nationale à la COVID‑19 a eu des conséquences importantes pour la formation et le recrutement du personnel de l’éducation nationale. En France, cette tâche a été déléguée aux instituts supérieurs nationaux du professorat et de l’éducation (INSPÉ) qui proposent des parcours de formation initiale (masters Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation, MEEF) et continue (diplômes universitaires ou parcours de préparation aux certifications académiques). Ils accueillent, donc, les futurs enseignants, les enseignants récemment recrutés (dont les stagiaires en attente de titularisation) et les enseignants titulaires.

Cet article s’intéresse aux conditions de formation et de validation du diplôme nécessaire à la titularisation des étudiants ayant le statut de fonctionnaires stagiaires. Leur formation et leur évaluation se basant sur l’utilisation des ressources numériques, se pose non seulement la question de leur équipement personnel, mais aussi celle des compétences numériques. Les INSPÉ sont chargés de la « formation au numérique par le numérique » de futurs personnels de l’éducation nationale, et les compétences attendues à la fin de la formation initiale des futurs enseignants coïncident avec celles qui sont attendues à l’entrée dans le métier et évaluées dans le processus de recrutement. Cependant, les universités françaises – et leurs composantes, dont les INSPÉ – peinent à développer des environnements virtuels d’apprentissage[8] et, bien que toutes disposent de leur propre espace numérique de travail (ENT), très peu proposent à leurs usagers des expériences formatives plus complexes ou innovantes (Audrin, 2019; Dulbecco, 2019).

1.3. La formation initiale du personnel éducatif d’outre-mer en temps de confinement

La France dispose d’un important réseau de formation des futurs enseignants, composé de 30 établissements, dont huit en territoire ultramarin : cinq INSPÉ (dans les départements de Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion et Mayotte), deux ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation, dans les collectivités de Nouvelle-Calédonie et Polynésie française) et un IFM (institut de formation des maîtres, consacré à l’enseignement primaire, en Nouvelle-Calédonie), qui regroupent près de 4 000 étudiants (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2020). Bien que le dispositif général de réponse à la COVID‑19 ait été défini « d’en haut » par le gouvernement, certaines dispositions ont dû être adaptées en fonction des ressources accessibles localement, mais aussi de la réponse des administrations locales, qui ont parfois décidé de ne pas suivre les injonctions en provenance de la métropole et d’imposer, en raison des spécificités locales, des mesures adaptées au contexte.

Ces incohérences sont apparues dès le début de la crise avec l’annonce de la fermeture de tous les établissements éducatifs de la nation à partir du 16 mars 2020. L’annonce s’est faite par l’arrêté du 14 mars 2020 dont le troisième chapitre prévoyait des mesures concernant la fermeture immédiate des établissements d’enseignement scolaire et supérieur. Chaque université ultramarine a donc établi son calendrier de fermeture, en essayant de s’adapter aux injonctions en provenance de Paris.

Au vu du calendrier imposé par le gouvernement (avec un arrêté qui imposait la fermeture immédiate des établissements éducatifs), l’organisation de ladite « continuité pédagogique » s’est réalisée quand les universités avaient déjà fermé leurs portes. Le travail d’ingénierie pédagogique qui l’a accompagnée s’est donc réalisé à distance et à partir des ressources déjà accessibles (notamment les ENT), sans que des dispositifs ad hoc aient pu être déployés. Bien que des stratégies de continuité pédagogique, plus ou moins coordonnées, aient été mises en place, leur efficacité a été quand même débitrice de l’infrastructure numérique locale[9], des compétences et de la préparation des enseignants[10] et, finalement, des ressources mises à la disposition des étudiants. Dans ce contexte critique, qui a imposé des modes de formation et d’autoformation parfois improvisés, les stratégies d’adaptation locales (celles des établissements ultramarins) et les logiques d’apprentissage (des étudiants) ont probablement représenté les facteurs décisifs pour garantir ladite continuité pédagogique. S’il est encore difficile d’évaluer l’efficacité du dispositif administratif mis en place par le gouvernement, il est tout de même possible de mesurer et de décrire certains éléments du vécu des usagers pour établir un tableau d’ensemble capable de décrire la « réponse humaine » (en matière de perceptions et attitudes) face à la crise.

2. Objectifs et méthodologies

Dans ce contexte de confinement, nous avons choisi d’interroger, au moyen d’une enquête en ligne comportant 24 questions, les fonctionnaires de l’Éducation nationale en formation initiale.

2.1. Structure et objectifs du questionnaire

Entre avril et mai 2020, le questionnaire a été diffusé par messagerie électronique universitaire et s’intéressait aux items suivants :

  • données générales – sexe et parcours de formation;

  • disponibilité des ressources numériques – matériel informatique et qualité de la connexion;

  • conditions de travail à distance – environnement de travail et charge de personnes dépendantes;

  • perception de la qualité de la formation reçue;

  • conditions d’accès à l’ENT universitaire;

  • suivi pédagogique de la part des formateurs;

  • conditions psychologiques, bien-être et stress[11].

À partir des commentaires des répondants, nous avons pu travailler un volet qualitatif. L’analyse quantitative a donc été complétée par l’analyse des similitudes (ADS)[12] qui permet d’établir une représentation graphique en arborescences à l’aide du logiciel Iramuteq.

2.2. Population d’étude et méthode d’analyse

Notre population d’étude correspond aux enseignants stagiaires des premier et second degrés de quatre territoires ultramarins (tableau 1).

Tableau 1

Répartition territoriale de l’échantillon

Répartition territoriale de l’échantillon

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L’analyse des résultats s’appuie sur des tris à plat et des tris croisés. Concernant le tri à plat, il s’agit de faire apparaître la tendance qui se dégage sur les différents territoires. Les tris croisés consistent à mettre en relation les réponses à des questions différentes pour rechercher les covariances. En croisant deux questions, on cherche à mettre en relation les variables et à repérer les liens statistiques entre elles (voir l’annexe). Ainsi, nous utilisons le coefficient de corrélation de Pearson (R) et son test de significativité (valeur de p) selon les balises de Cohen (1988).

3. Résultats

Plusieurs items développés ci-dessous ont particulièrement retenu notre attention. En somme, il s’agit d’étudier le confinement à la lueur de la comparaison entre territoires ultramarins ainsi que par l’analyse de la force unissant différentes variables testées.

3.1. Les moyens accessibles

L’enquête montre tout d’abord la forte dotation des stagiaires en ordinateur (98,2 %)[13], loin devant la tablette numérique (33,3 %). Alors que l’on aurait supposé un taux d’équipement en téléphone intelligent proche de 100 %, on observe qu’il frôle les 90%.

Tableau 2

Type de matériel informatique des étudiants stagiaires

Type de matériel informatique des étudiants stagiaires

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Considérant l’ordinateur comme l’élément de référence pour le suivi de cours en ligne, nous nous sommes interrogés sur son éventuel partage avec d’autres membres du foyer. Il en ressort que les stagiaires sont au total un peu plus de 10 % à répartir les heures d’utilisation de l’ordinateur avec une autre personne. Sur ce point, les stagiaires de la Martinique (15 %) et de la Guadeloupe (13 %) sont ceux qui partagent le plus leur matériel informatique, et les étudiants océaniens disposent plus souvent d’un matériel à usage personnel. In fine, l’ordinateur prend un caractère personnel chez 88,5 % des étudiants stagiaires. Seuls 1,2 % déclarent ne pas posséder ce bien de consommation.

Tableau 3

Propriété partagée du matériel numérique chez les étudiants stagiaires

Propriété partagée du matériel numérique chez les étudiants stagiaires

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Pour une courte moitié des répondants (47,2 %), la qualité de la connexion Internet n’est pas au rendez-vous. Le problème est caractéristique de l’insuffisance des infrastructures pour une couverture Internet haut débit pour tous les habitants des différentes îles. Ici, les étudiants des départements français d’Amérique se montrent proportionnellement plus touchés – à eux deux, ils représentent plus de 80 % des étudiants limités dans leurs activités par Internet. À ce titre, les commentaires issus du questionnaire sont très révélateurs de la présence d’une connexion très médiocre, instable ou inaccessible, une situation que certains qualifient de « stressante ». Plus précisément, nous avons décelé une corrélation statistique pour la Martinique (R = –0,40, p = 0,010, N = 40) et la Polynésie française (R = –0,47, p = 0,041, = 19) entre la difficulté d’accès à une connexion Internet et le fait de se sentir plus stressé par le confinement. Mais étrangement, l’accès à Internet n’a pas été corrélé au stress dû aux examens, et ce, sur aucun des terrains.

Tableau 4

Appréciation de la qualité de la connexion Internet déclarée

Appréciation de la qualité de la connexion Internet déclarée

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3.2. Les conditions de confinement

La possibilité de s’isoler dans son lieu de résidence peut être considérée comme un autre pilier permettant d’effectuer son travail d’enseignant ou d’étudiant. En effet, lorsque l’on partage un logement, la présence d’autres membres du foyer interfère dans le déroulement de son travail. Les résultats indiquent que 37,6 % des stagiaires ne peuvent pas s’isoler au cours de la journée. Sur cet item, les étudiants des territoires martiniquais et polynésien semblent en reste comparés à leurs homologues. Des corrélations ont d’ailleurs pu être établies pour la Guadeloupe (R = –0,34, p = 0,003, = 71), la Martinique (= 0,54, p = 0,0002, = 40) et la Polynésie française (= –0,62, p = 0,004, = 19) entre l’impossibilité de s’isoler et s’estimer dans des conditions matérielles ne permettant pas la formation en ligne. Ensuite, l’impossibilité de s’isoler est corrélée au fait de se considérer dans des conditions intellectuelles défavorables au suivi de cours en ligne, notamment en Guadeloupe faiblement (R = –0,24, p = 0,04, N = 71) et en Martinique moyennement (R = –0,48, p = 0,001, N = 40). Ainsi, les différences régionales apparaissent plus nettement. Enfin, l’impossibilité de travailler isolé augmente les chances d’être stressé par le confinement en Polynésie française uniquement (R = –0,68, p = 0,001, N = 19).

Une courte majorité seulement (53,3 %) de l’échantillon ne fait pas face au défi de devoir associer l’activité professionnelle en ligne depuis son domicile et la charge d’une personne dépendante (enfant, personne âgée, malade ou à risque). Parmi les étudiants responsables d’une autre personne, il s’agit le plus souvent d’enfants (77,9 %), puis dans une moindre mesure de personnes âgées (14,3 %). Chez les stagiaires guadeloupéens, une faible corrélation statistique (= 0,24, p = 0,03, = 71) a été établie entre la charge d’une personne dépendante et le fait de s’estimer dans des conditions matérielles rendant difficile le suivi des cours en ligne. De plus, une forte corrélation ressort des analyses menées sur les stagiaires polynésiens (= 0,64, p = 0,003, = 19) entre avoir une personne à charge et avoir le sentiment d’être dans des conditions intellectuelles ne permettant pas de suivre des cours en ligne. Étonnamment, sur les quatre terrains, nos analyses ont montré l’absence de corrélation entre avoir une personne à charge et se sentir dans des conditions sociales et économiques entravant le suivi de cours en ligne. De même, contrairement à une prénotion que nous avions, les inquiétudes pour le coronavirus n’ont pu être corrélées au fait d’être en présence d’une personne dépendante dans son foyer (voir l’annexe).

Tableau 5

Les personnes dépendantes au sein du foyer

Les personnes dépendantes au sein du foyer

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3.3. Les difficultés dans le confinement

Nous avons également demandé aux répondants de renseigner le degré de difficulté qu’ils avaient à accéder à leur messagerie universitaire et à Moodle. La boîte de courrier électronique est un média souvent incontournable dans les mondes universitaire et professionnel, a fortiori en milieu éducatif. S’ils sont 99 % à avoir accès à des services universitaires, on s’aperçoit que seulement 63 % des enquêtés ont accès sans aucune difficulté à leur messagerie ainsi qu’à la plateforme avec leur matériel personnel. Le reste de l’échantillon se partage entre ceux qui y accèdent avec quelques (30,9 %) ou beaucoup (12,7 %) de difficultés.

Une partie du travail universitaire, notamment lorsqu’il se déroule à distance, consiste à déposer ou recevoir des fichiers en ligne, par exemple sur une plateforme telle que Moodle. Sans savoir quel élément est prioritairement en cause, peu d’étudiants (0,6 %) sont dans l’incapacité totale d’accéder à la plateforme au regard de leurs conditions techniques et informatiques. Seulement 55,8 % accèdent sans problème à Moodle avec leur propre matériel, un chiffre qui laisse penser à une certaine détresse (surtout dans les Antilles) chez ces stagiaires pour qui l’année de titularisation demande un travail conséquent et une actualisation incessante des savoirs; une année que l’on peut aussi caractériser de stressante. À ce titre, une corrélation a pu être établie chez les Martiniquais (= –0,31, p = 0,04, = 40) et les Polynésiens (= 0,54, p = 0,01, = 19) entre les peurs attribuables à la COVID‑19 et la peur que la situation nuise aux études et à l’obtention du diplôme.

Tableau 6

Disponibilité des moyens techniques permettant correctement de suivre des cours sur Moodle ou d’autres supports en vidéo ou en audio, et d’effectuer son travail universitaire à distance (lire, écrire et envoyer ou déposer des documents sur Moodle)

Disponibilité des moyens techniques permettant correctement de suivre des cours sur Moodle ou d’autres supports en vidéo ou en audio, et d’effectuer son travail universitaire à distance (lire, écrire et envoyer ou déposer des documents sur Moodle)

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3.4. Le maintien du lien social : cours en ligne et face-à-face pédagogique

Ensuite, nous nous sommes penchés sur le lien éducatif qui avait perduré (ou non) entre les répondants et leurs enseignants en prenant comme indicateur principal la perception chez les stagiaires de la transmission d’informations par les formateurs universitaires. Il apparaît que 1 étudiant sur 4 signale l’absence complète d’informations transmises. Seul un quart d’entre eux avouent avoir reçu toutes les informations nécessaires. En somme, il est légitime d’interroger la qualité de la continuité pédagogique et sans doute la préparation des formateurs pour répondre à distance aux besoins des étudiants stagiaires. Les analyses inférentielles nous renseignent davantage. On sait qu’il existe une corrélation moyenne forte entre l’absence d’informations des enseignants à propos de la continuité pédagogique et l’expression du besoin des stagiaires martiniquais (= 0,32, p = 0,03, = 40) et Guadeloupéens (= 0,42, p = 0,0001, = 71) pour les cours de rattrapage.

Les données concernant la liaison entre étudiants et formateur peuvent être mises en parallèle avec la demande de cours de rattrapage à la réouverture des établissements (un cinquième des répondants). Plus d’un tiers (39,4 %) de l’échantillon estime que les cours en ligne ont été suffisants; 43,6 % des répondants pensent que le temps leur manquera pour participer à un éventuel rattrapage. En conséquence, ces données permettraient de s’interroger sur les conditions d’enseignement à la prochaine rentrée universitaire. Mais pour l’heure, cette insatisfaction est sans doute à examiner au regard des difficultés des formateurs, eux-mêmes confrontés à des problématiques parfois similaires n’assurant que partiellement une activité pédagogique. Ici, les stagiaires du Pacifique forment un groupe proportionnellement plus en recherche d’un dispositif de rattrapage que les stagiaires des départements français d’Amérique.

3.5. Le sentiment de peur : différentes sources et niveaux

Les cinq derniers items du questionnaire se concentraient sur les inquiétudes des stagiaires vis-à-vis de la situation mondiale (la pandémie) et du contexte local (confinement, suivi des cours, évaluation, obtention du diplôme). En interrogeant les sources potentielles de stress, nous posions l’hypothèse que ces dernières agissaient négativement sur les apprentissages (donc la formation) et sur le suivi des élèves (les conditions de travail en particulier). Autrement dit, il ne suffit pas de posséder un équipement numérique, d’autres variables, dont les peurs, doivent être considérées. Globalement, un fort niveau de stress ressort des données de notre enquête. Concernant le stress lié au suivi des cours en ligne (53,3 %) et au confinement (56,4 %), les proportions d’étudiants se disant stressés sont plutôt proches. Les Guadeloupéens se disent plus sujets au stress que les stagiaires des autres territoires. Néanmoins, une corrélation forte existe entre ces deux items sur les quatre terrains. Lorsqu’on interroge le stress lié au virus, une fois de plus la Guadeloupe, territoire le plus touché par la COVID‑19 (Agence de santé Guadeloupe – Saint-Martin – Saint-Barthélémy, 2020), affiche une proportion d’étudiants stressés plus importante qu’ailleurs. De manière générale, le taux d’étudiants apeurés s’élève à 63 %. Soulignons que les stagiaires du premier degré sont proportionnellement plus inquiets et stressés que ceux du second degré, notamment en ce qui concerne la peur de la COVID‑19 (57 % dans le second degré contre 65 % dans le premier). Dans cette analyse des peurs chez la population d’enquête, la question centrale réside certainement dans le stress corollaire aux examens qui rassemble 74,5 % des répondants où les stagiaires du second degré (75 %) s’avouent plus apeurés que leurs homologues du primaire (60 %). On peut faire l’hypothèse qu’ici, le manque d’informations et parfois la communication d’informations contradictoires de la part de l’administration centrale ont conduit à accentuer les peurs déjà présentes. Si à ceci on ajoute l’absence de certains formateurs dans une situation mondiale inédite, on peut vite imaginer que la panique a pu envahir nombre de formés. Ces derniers, plongés dans le noir sur des questions qu’ils jugent primordiales, comme celles des évaluations, ont exprimé une importante inquiétude.

En outre, une corrélation faible à moyenne a surgi entre le stress lié au confinement en général et les inquiétudes liées aux évaluations de fin de semestre, et ce, pour la Guadeloupe (R = 0,26, p = 0,02, N = 71), la Martinique (R = 0,42, p = 0,005, N = 40) et la Nouvelle-Calédonie (R = 0,39, p = 0,01, N = 35), mais pas pour la Polynésie (R = 0,26, p = 0,26, N = 19). Concernant la peur pour l’obtention du diplôme, nécessaire à la titularisation, notamment, nous avons tenté de la répartir en quatre modalités. Si un quart (26,1 %) des étudiants stagiaires exprime un sentiment « moyen » de peur, ils sont plus de la moitié (55,8 %) à se dire « très inquiets ». Sur les territoires du Pacifique les stagiaires semblent plus souvent « très inquiets » qu’ailleurs. Un stagiaire ultramarin sur 10 s’estime « pas du tout inquiet » (11,5 %). En Martinique (R = –0,32, p = 0,03, N = 40), ce dernier type de peur a pu être corrélé à la basse possession de moyens techniques et technologiques pour suivre un enseignement en ligne. En d’autres termes, plus les moyens sont faibles, plus les inquiétudes liées à l’obtention du diplôme ont tendance à croître. Ensuite, plus les Martiniquais (R = –0,55, p = 0,0002, N = 40) et les Néo‑Calédoniens (R = 0,41, p = 0,01, N = 35) se sentent stressés par le confinement, plus ils ont de chances de s’inquiéter pour leurs études et l’obtention du diplôme. Enfin, une corrélation apparaît entre l’inquiétude éprouvée vis-à-vis de la COVID‑19 et la peur liée aux évaluations semestrielles chez les stagiaires martiniquais uniquement (R = 0,36, p = 0,02, N = 40).

3.6. L’éclairage qualitatif

Nous avons réalisé une analyse des similitudes (ADS)[14], à partir de 52 commentaires, afin d’avoir un éclairage sur le discours circulant concernant l’expérience pendant le confinement. On observe ainsi les thématiques et leurs rapports de proximité représentés à la figure 1.

Figure 1

Analyse des similitudes sous forme d’arbre de liaisons lexicales par occurrences de mots (fréquences ≥ 3), avec taille de traits proportionnelle à l’indice de cooccurrences des formes

Analyse des similitudes sous forme d’arbre de liaisons lexicales par occurrences de mots (fréquences ≥ 3), avec taille de traits proportionnelle à l’indice de cooccurrences des formes

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En résumé, les préoccupations sont centrées sur les modalités d’évaluation qui influent sur leur statut actuel et à venir. En effet, la validation du master, par le mémoire et les stages, conditionne la titularisation. La continuité pédagogique est rendue complexe, d’une part en lien avec les moyens mis à la disposition des répondants pour un travail seul à distance; et d’autre part en matière de gestion entre contexte étudiant et vie personnelle.

4. Discussion

Depuis le début de la pandémie, d’autres enquêtes ont tenté de comprendre les conditions des étudiants pendant la période de crise (voir par exemple Bugeja‑Bloch et al., 2020; Vilches et al., 2020). Néanmoins, aucune ne s’est spécifiquement intéressée aux personnels de l’éducation nationale en formation initiale.

Nos résultats montrent que des disparités entre étudiants existent et il est légitime de se demander si une stratégie « tout à distance », improvisée à la hâte, n’accentue pas les inégalités d’accès aux diplômes et à la formation. À ce titre, plusieurs enquêtes récentes révèlent cette réalité et pointent du doigt l’impact de la fracture numérique (Bugeja‑Bloch et al., 2020; Goltrant et al., 2020). En France comme dans d’autres pays, les injonctions des administrations centrales des États pour faire face à la pandémie n’ont pu résoudre le manque de moyens techniques et économiques dont souffrent les communautés les plus marginalisées. La situation a engendré de hauts niveaux d’insatisfaction et de stress chez les enseignants stagiaires, surtout aux Antilles, qui ont été mis en évidence dans les résultats de cette enquête. À cela s’ajoute la nécessité d’aménager dans le contexte domestique un espace de travail à partager avec les autres membres du nucleus familial, ce qui a généré d’autres disparités, notamment aux Antilles, envers les familles ne disposant pas de logements adaptés et celles intégrant dans leur sein des enfants ou d’autres personnes dépendantes. Aussi, les résultats obtenus nous suggèrent que, au-delà des problématiques liées à l’accès aux ressources (encore une fois surtout en Martinique et en Guadeloupe), la racine du problème semble être l’impréparation à la fois des formés et des formateurs pour mettre en oeuvre un dispositif de continuité pédagogique digne de ce nom qui permettrait de poursuivre les activités didactiques commencées avant le confinement sans accroître l’iniquité entre les étudiants. Finalement, comme l’ont constaté plusieurs spécialistes, les formations en ligne ont un impact positif seulement sur les étudiants disposant aussi de certaines compétences – socialement construites – comme la motivation, la persévérance et la capacité d’intégrer une rétroaction pour améliorer les performances (Decroly et al., 2020; Lafabrègue et Faugloire, 2020)[15]. Pour qu’un dispositif de continuité pédagogique puisse vraiment fonctionner, il est donc souhaitable d’agir en amont sur ces leviers sans lesquels toute interaction à distance risque d’être fort inefficace.

Conclusion

Cette crise globale a contribué à accélérer le débat sur le futur de l’éducation. Si, d’un côté, la réponse qui a été proposée par la plupart des gouvernements de la planète a été de privilégier le « tout numérique », d’un autre côté, l’accueil qui lui a été donné par les usagers (étudiants et enseignants) a été moins enthousiaste. La formation à distance, surtout sur le long terme, montre toutes ses limites quand elle devient obligatoire sans avoir été adaptée aux exigences des usagers et de l’écosystème d’application. Ce constat nous invite à réfléchir autour des fragilités de certains contextes marginalisés ou périphériques, comme c’est le cas des territoires d’outre-mer, anciennes colonies de l’Empire français qui souffrent encore aujourd’hui des effets de leur éloignement (géographique et idéologique) par rapport aux centres de décision chargés de la définition des politiques publiques (la plupart du temps situés dans la « métropole »).

Le plan d’action pour l’éducation nationale développé et mis en oeuvre par le gouvernement, basé sur une organisation centraliste et des solutions inadaptées aux spécificités locales, a engendré une surcharge de travail et de stress. Finalement, le numérique permet effectivement de limiter certaines contraintes qui pèsent sur les apprentissages, mais il ne s’agit que d’un outil et jamais d’une solution. Ainsi, il n’économise ni le travail des personnels éducatifs ni celui des étudiants, bien au contraire. L’expérience semble donc confirmer que, comme le soutient Richard Clark (2009), en matière d’enseignement et d’apprentissage, la pédagogie reste toujours plus importante que la technologie.

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