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Introduction

Depuis 2015, en France, les directeurs d’établissement du secondaire ont l’obligation de mettre en place un outil de pilotage éducatif, le COT – Contrat d’objectifs tripartite –, valable quatre années. Ce document permet, à partir d’une concertation interne et partenariale (notamment avec la collectivité territoriale de référence et la tutelle académique), de dresser un diagnostic avec des perspectives d’évolution de l’établissement. Cette demande s’inscrit dans un plan plus vaste de directives ministérielles concernant l’évaluation interne et externe des établissements scolaires. Face à la difficulté récurrente éprouvée par les chefs d’établissement et les corps d’inspection d’associer la diversité de la communauté éducative à ces processus évaluatifs, le rectorat de Lyon a sollicité deux laboratoires de recherche (ECP[1] et LIFE[2]) pour bâtir une démarche participative prenant comme support l’élaboration et la mise en oeuvre des futurs COT. Problématisée et coconstruite avec neuf collèges aux profils variés, cette expérimentation a pour objectif le développement, chez les différents acteurs, de compétences d’autoévaluation et d’autorégulation de leurs pratiques professionnelles (Gather Thurler, 2002) au moyen de nouvelles coopérations intercatégorielles (direction, enseignement, vie scolaire, médicosocial, administration, agent technique). À la différence des pratiques évaluatives traditionnelles, l’autoévaluation consiste, comme le synthétise Paquay (2014), en une implication forte du sujet dans une démarche d’évaluation. Elle se définit comme un processus de production par soi-même d’un jugement de valeur (de qualité, d’acceptabilité, etc.) concernant la réalisation de sa propre activité ou de ses résultats (Hadji, 2012). Autrement dit il s’agit pour un sujet (ou un collectif) de s’interroger, de réguler, de transformer son action avec différentes modalités de prise de distance – recul, distanciation, décentration (Campanale & al., 2010), y compris en la confrontant à d’autres points de vue, d’autres référentiels. Le développement de ces processus, facilité dans notre expérimentation par les échanges intercatégoriels, favoriserait, in fine, une augmentation du pouvoir d’agir individuel et collectif, permettant une émancipation vis-à-vis de la culture hiérarchique dominante au sein de l’Éducation nationale en France.

Cette perspective s’inscrit, au coeur de chaque établissement et de son histoire, dans une dialectique incertaine de l’autonomie revendiquée par les acteurs et de la nécessité des pratiques évaluatives (par soi-même et par autrui). La crainte d’un contrôle externe exacerbé et le cloisonnement culturel des pratiques professionnelles masquent les opportunités possibles d’un processus dynamique, centré sur l’observation formative (Perrenoud, 1997) de la qualité des transformations mises en oeuvre, permettant de nouvelles marges d’action et le réengagement professionnel. Aussi, des premiers questionnements apparaissent sur les prises de risques des acteurs, sur le leadeurship participatif (peur de perdre ou de prendre des responsabilités), sur les controverses professionnelles permettant de définir des axes communs d’action et des critères d’analyse, et plus largement sur les dispositifs et postures d’accompagnement de telles initiatives.

Après avoir exposé le cadre théorique et méthodologique de cette recherche-action, cette contribution analyse l’ensemble des processus coopératifs générés par l’expérimentation et la modification progressive du rôle des acteurs.

Participer (à une recherche) pour changer (professionnellement)? Éléments théoriques et méthodologiques

Dans cette partie, nous présentons tout d’abord ce qui constitue les recherches participatives pour ensuite détailler quelques spécificités de la démarche de recherche-action.

Logiques et visées des recherches participatives

Reconsidérant les démarches unissant « production de connaissances (recherche) et transformation sociale (action) » dans le champ de l’éducation en France depuis plus de quatre décennies, Monceau (2017, p. 30) identifie, d’une part, leur caractère exponentiel et, d’autre part, le souci permanent d’implication des multiples acteurs dans la définition même des conditions de la démarche entreprise, en particulier lorsqu’il s’agit de projets innovants ou d’évaluations de pratiques. D’abord cantonnées à des expérimentations à caractère militant autour de problématiques émergentes (échec scolaire, éducation spécialisée, etc.), les méthodologies participatives ont fait, par la suite, l’objet d’une théorisation accrue (Vinatier & Morrissette, 2015) et d’usages variés (conception d’ingénieries pédagogiques pour appréhender des faits sociaux nouveaux, autoformation des acteurs, éclairage sur la circulation des savoirs entre sphère sociale et sphère scientifique, etc.).

À la préoccupation des bénéfices potentiels des acteurs engagés dans de telles recherches, les dimensions participative et réflexive sont désignées comme des vecteurs de développement professionnel (Desgagné & Bednarz, 2005). Leurs analyses montrent que, selon l’accent propre à chaque recherche, trois perspectives émancipatrices se dégagent :

  • un développement à partir de l’analyse et du partage de l’expérience individuelle (centration sur les acteurs);

  • un développement à partir de la modification par les acteurs du contexte et de l’environnement de travail (centration sur les processus de changement);

  • un développement à partir d’expérimentations didactiques revisitant le rapport aux savoirs scolaires des acteurs (centration sur les savoirs).

Quelques éléments distinctifs au sein des démarches participatives

Au-delà des points communs mentionnés préalablement, identifier les éléments structurants des recherches participatives nécessite une première catégorisation en distinguant les recherches-actions et les recherches collaboratives (Morrissette, 2013). Pour les premières, l’objectif majeur consiste, au moyen de procédures établies, à tenter de résoudre un problème ciblé; pour les secondes, la visée est avant tout compréhensive par les apports croisés des différents acteurs (savoirs issus de la recherche, savoirs issus de la pratique). En lien avec la recherche présentée dans cette contribution, retenons plus précisément que la recherche-action est envisagée comme

une visée d’amélioration d’une pratique professionnelle – qui est la priorité –, un engagement important des acteurs concernés par le changement de pratique à titre individuel, mais plus encore en tant que communauté d’apprentissage, et une démarche de recherche selon une spirale de cycles de planification, d’action, d’observation et de réflexion

Morrissette, 2013, p. 39

Aussi, l’ensemble de la littérature évoquée jusqu’ici pointe un rôle élargi pour le chercheur : organisateur, facilitateur, médiateur, soutien, etc., autant de postures qui « situent son expertise davantage sur le plan de l’accompagnement d’un groupe dans une démarche de recherche de solutions que sur le plan du contenu, c’est-à-dire sur le problème en tant que tel » (Morrissette, 2013, p. 45). En somme, l’association des différents acteurs, éducatifs et scientifiques, crée un collectif de travail mu tout à la fois par une adhésion à un projet commun et par des modalités de fonctionnement définies en la circonstance. Parmi ces dernières, les dispositifs visant à recueillir des traces de l’activité et à les « coexpliciter » à distance apparaissent comme centraux.

Démarche de la recherche-action

Selon la synthèse de Savoie-Zajc (2001), une démarche de recherche-action se structure autour de quatre phases successives, formant un cycle reproductible au besoin :

  • la planification ou compréhension du problème, dont découle la mise en place d’un répertoire d’actions visant à nourrir l’expérimentation;

  • l’action, qui peut faire l’objet d’une formation au préalable et qui inclut un ensemble de ressources définies collectivement;

  • l’observation des actions, à partir d’indicateurs établis lors de la planification;

  • la réflexion, qui à partir d’une évaluation de l’action menée élabore les suites à donner, inscrivant la recherche-action si nécessaire dans un temps long.

Tout au long de ce cycle, des moyens et des moments sont dédiés à la délibération collective permettant à chaque acteur d’exprimer, dans un engagement réciproque, sa perception de l’avancement des phases ainsi que son analyse des réussites et des difficultés.

Cadrage de la recherche-action « Contrat d’objectifs autrement, coconstruire la qualité »

La recherche-action « Contrat d’objectifs autrement, coconstruire la qualité »[3] a été mise en place en dialogue avec les différents niveaux des corps d’inspection et les chefs d’établissement autour de trois principes fondateurs issus d’une première analyse interne des COT de la période précédente. Premièrement, « sortir » du rapport hiérarchique que représente encore tout rapport entre évaluateur et évalué, en faveur d’une posture professionnalisante qui exige que l’ensemble de la communauté éducative d’un collège s’engage dans un processus d’autoévaluation de l’établissement pour orienter l’action collective au service de la réussite des élèves. Ensuite, cette implication collective nécessite des établissements qu’ils s’accordent autour de critères de qualité (faisant dialoguer normes externes institutionnelles et normes construites à l’interne) et de principes de fonctionnement qui rendront possible l’inscription dans un processus de développement selon un rythme adapté. Enfin, il s’agit de dédramatiser l’évaluation de l’établissement tout en la rendant plus performante (mise au jour des difficultés, émergence et partage de solutions, expérimentations progressives, etc.).

La déclinaison de ces principes en modalités opérationnelles a été réalisée lors d’échanges entre chercheurs et un groupe élargi de responsables éducatifs, y compris des directeurs d’établissement. Elle s’est enrichie de points de repère incontournables, tels que la pluricatégorialité (enseignement, vie scolaire, administration, direction, médicosocial, agent technique) dans les différentes instances de pilotage locales et la coopération à plusieurs niveaux du dispositif (au sein des établissements, entre établissements, entre départements, entre chercheurs, etc.), qui furent introduits au profit d’une circulation renforcée des savoirs issue des connaissances conceptuelles et pratiques (par exemple en provenance d’autres expérimentations antérieures).

La recherche-action a été envisagée sur deux années[4] : la première centrée sur l’élaboration participative du futur contrat d’objectifs (COT) dans chacun des établissements; la seconde dédiée à l’accompagnement de la mise en oeuvre d’un nombre limité d’actions collectives visant à atteindre l’un ou l’autre des objectifs définis lors de la première étape. Dans les deux cas, les analyses se sont concentrées sur l’exercice de l’autoévaluation des processus instaurés et des avancées réalisées, notamment en vue d’une future généralisation des nouvelles pratiques développées. La première année, support de cette analyse, a été conçue en trois sessions :

  • (1) Phase de diagnostic avec la conduite des autoévaluations initiales pour l’élaboration du futur COT.

  • (2) Phase de définition de trois axes de développement (à partir du diagnostic partagé) complétés d’objectifs stratégiques.

  • (3) Phase de définition des actions et de leur calendrier de mise en oeuvre, détermination des critères et des indicateurs de réussite, rédaction finale des COT et leur validation par les communautés éducatives des établissements.

À chaque session et selon la même configuration, des démarches d’accompagnement formatif sont établies : une journée de formation réunissant les groupes de pilotage des deux à trois établissements participants par département (soit au total une quinzaine de personnes), organisée de manière à favoriser l’échange d’expériences, l’introduction d’éléments conceptuels, d’outils pour développer une culture professionnelle où les pratiques d’autoévaluation sont mobilisées. En prolongement, une journée in situ dans chacun des collèges permet 1) de réguler les difficultés en lien avec l’avancée des travaux, notamment dans les différents collectifs de travail instaurés; 2) de bénéficier du regard d’observateurs externes, les amis critiques sur lesquels nous reviendrons; 3) de faire le bilan et de planifier les étapes restantes pour atteindre l’objectif de la session; 4) de vérifier la conscientisation et l’implication du restant de la communauté éducative dans le cadre d’entretiens spécifiques.

Méthodologie du recueil et d’analyse de données

S’appuyant sur le schéma général du dispositif de recherche-action, l’équipe de chercheurs a produit une méthodologie ajustée, entre régulation de la mise en oeuvre et collecte de données, basée sur des observations participantes (Arborio & Fournier, 2015), des entretiens individuels (Blanchet & Gotman, 2015) et avec des focus groups visant à stimuler la discussion entre personnes ayant différents points de vue (Kitzinger et al., 2004).

Par conséquent, le corpus de cette enquête est composé, d’une part, d’un ensemble de notes ethnographiques recueillies par les chercheurs lors de chaque phase et dans chaque établissement (soit au total 9 journées de formation départementale et 24 journées in situ), augmenté des nombreux échanges de régulation entre eux, et d’autre part, d’un ensemble de données plus systématisées issues des divers entretiens semi-directifs avec des membres des huit collèges, autour d’un guide conducteur commun (soit 46 entretiens individuels et 21 en focus groups). Des positionnements réguliers des acteurs sur des échelles mesurant le degré d’implication à travers une liste de préoccupations (Bareil, 2004) ont également permis des comparaisons fréquentes. À cela se sont ajoutés 14 entretiens-bilans en fin de première année réalisés auprès des chefs d’établissement et des directeurs académiques. Des entretiens de même type auprès des autres membres des groupes de pilotage ont été programmés pour la seconde année.

Analyse des processus coopératifs générés par la recherche-action

La mise en oeuvre de la recherche-action a généré un certain nombre de processus coopératifs entre les différents acteurs impliqués dans le projet. Afin d’analyser les effets de ces interactions en termes de développement du pouvoir d’agir, nous en dressons ci-après une cartographie permettant de rendre compte de leur nature et de leurs objets.

Cartographie, nature et objets des interactions

Il est possible de distinguer trois ensembles d’interactions : premièrement entre les chercheurs et les pilotes des trois niveaux institutionnels, deuxièmement entre les chercheurs et les acteurs éducatifs, et enfin entre les quatre chercheurs.

Entre les chercheurs et les pilotes des trois niveaux institutionnels (rectorat-département-établissement)

Le niveau institutionnel de cette expérimentation se compose du rectorat de l’académie de Lyon, des trois départements de cette même académie (Ain, Loire, Rhône) et de huit collèges répartis sur ces trois territoires. Pour organiser les échanges entre ces trois échelons institutionnels, le dispositif de recherche a été pensé, dès son démarrage, avec des groupes de travail correspondants, dont la structuration est établie sur la Figure 1.

Au niveau rectoral a été installé un groupe de pilotage académique comprenant les chercheurs, les trois IA-DAASEN[5] des trois départements concernés ainsi que des représentants des chefs d’établissement et du corps des inspecteurs. Ce groupe académique (GA) a pour but d’assurer une mission de suivi opérationnel de la recherche-action en validant notamment les différentes phases proposées par les chercheurs. Dans les faits, les échanges entre l’une des IA-DAASEN, correspondante pour la recherche, et l’équipe scientifique ont été les plus réguliers.

Au niveau départemental, un groupe de coordination et de suivi (comprenant l’IA-DAASEN référent ainsi que les principaux des collèges du département engagés dans la recherche) est en liaison avec le chercheur référent du secteur afin de coordonner et planifier la mise en oeuvre. Au fil de la recherche, cette organisation a été peu convoquée en tant que telle, les nombreuses interactions ayant lieu selon la nécessité des régulations et empruntant souvent des canaux plus informels. De plus, les départs et remplacements successifs de plusieurs acteurs, du fait de mutations professionnelles des cadres, ont fragilisé lors des transitions ce niveau de régulation.

Figure 1

Organigramme de la recherche-action

Organigramme de la recherche-action

-> Voir la liste des figures

Enfin, au niveau des établissements, il a été demandé, au début de la recherche, à chaque directeur de collège de constituer au sein de la communauté éducative un groupe de pilotage pluricatégoriel d’environ cinq membres. C’est à cet endroit que les interactions avec les chercheurs sont les plus nombreuses et que se situe en effet le niveau opérationnel de la recherche-action. Ces groupes de pilotage sont des collectifs de travail se réunissant régulièrement, de façon autonome, au sein de l’établissement ou en présence du chercheur référent lors de journées in situ consacrées à des temps d’intervision. C’est également, pour rappel, au cours de ces journées que sont menés, à chaque fois, des entretiens individuels ainsi qu’un focus group composé de membres du personnel de l’établissement ne participant pas au groupe de pilotage.

Entre les chercheurs et les acteurs éducatifs des établissements (enseignants, responsables de la vie scolaire, directions, groupes de pilotage)

Les établissements concernés par la recherche-action ont été recrutés sur des critères visant une pluralité de caractéristiques. Ainsi, dans chaque département, l’échantillon est composé d’un collège situé dans une zone rurale, un autre dans une zone urbaine et un troisième relevant de l’éducation prioritaire (zone bénéficiant de politiques scolaires spécifiques au regard d’une concentration de difficultés socioéconomiques des familles des élèves). Outre les entretiens et les temps d’intervision, chercheurs et chefs d’établissement se retrouvent en début de journée in situ pour établir ensemble les objectifs de travail et les retours souhaités. Ces critères d’observation sont négociés entre eux avec l’appui des chercheurs et des observateurs externes présents pour la séance. De plus, il est demandé au groupe de pilotage, sous la responsabilité du chef d’établissement, d’établir en amont de la rencontre un document « Mémo » témoignant de l’avancée du processus depuis la dernière visite des chercheurs ainsi qu’un bilan sous la forme d’un document « Trace », écrit réflexif relatant les perspectives de travail dégagées lors de la journée in situ. Au-delà de ces temps contractualisés par une charte dès le début de la recherche, des échanges plus ou moins formels peuvent avoir lieu entre chercheurs et membres des groupes de pilotage, par exemple via des réseaux sociaux.

Entre les quatre chercheurs en provenance des deux laboratoires

Le dernier niveau d’interactions se situe entre les quatre chercheurs participant à l’expérimentation. Des temps spécifiques d’élaboration ont été instaurés régulièrement en raison des caractéristiques propres à la constitution du groupe. Malgré des proximités de culture scientifique concernant, notamment, la conception des recherches collaboratives et les modalités d’implication des acteurs dans de telles démarches, les chercheurs ont pu éprouver une différence d’expertise entre eux, par exemple au sujet du pilotage d’un établissement scolaire ou à propos des connaissances du système éducatif français. Toutefois, ces différences n’ont jamais été vécues comme un frein, mais ont nécessité des contacts fréquents permettant une régulation fine des attentes et des modalités de la recherche.

De quelques tensions dans les interactions permettant ou non une augmentation du pouvoir d’agir

Si la recherche s’est dotée d’un cadre commun pour les neuf établissements des trois départements de l’académie, ce cadre a été soumis à des éléments de contexte qui ont conduit à des traductions locales de la part des acteurs et, cela, aux différents niveaux institutionnels. Ces effets de traduction ont été tout à la fois un levier permettant au dispositif de se déployer en s’ajustant aux contraintes locales mais également, parfois, un frein important ayant, par exemple, conduit un des établissements à se désengager assez tôt de l’expérimentation. Les raisons de cette démobilisation sont multiples mais signalons, entre autres, une inadéquation au moment même du choix de l’établissement par les instances rectorales. Cet établissement était en effet déjà engagé dans un processus de refonte de son contrat d’objectifs avant d’être sollicité pour participer à la recherche-action. Face à la perspective d’une remise à plat d’un processus déjà bien avancé au sein de la communauté éducative de l’établissement, le collège sollicité a préféré se retirer. De façon analogue et pour les mêmes raisons, trois établissements d’un autre département initialement sélectionnés ont dû être remplacés peu de temps avant le démarrage de la première phase de la recherche. À contrario, un collège, relevant d’un réseau d’éducation prioritaire, qui avait déjà commencé un diagnostic en constituant des groupes thématiques, est parvenu à « greffer » la démarche proposée par la recherche-action au processus déjà enclenché, en lien avec le projet de réseau. Ainsi, bien que des espaces de collaboration et de codécisions aient été précisés et activés dès le début de la recherche, les interactions avec le niveau départemental ou rectoral ont pu conduire à des « loupés » dans la compréhension des critères de sélection des établissements.

Enfin, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un effet de traduction du dispositif de la recherche-action, le cadre initialement prévu a dû faire preuve d’assez de souplesse pour affronter le turnover (déjà évoqué auparavant) de nombreux pilotes au niveau départemental (départ et remplacement de deux IA-DAASEN) ou au niveau local (départ et remplacement d’un chef d’établissement). L’hypothèse peut être faite ici que ce sont à la fois les différents espaces d’interlocution avec les acteurs engagés et la fréquence des temps d’échanges entre chercheurs qui ont permis de maintenir un cadre de travail. Celui-ci est, d’une part, suffisamment ferme pour permettre à la recherche-action de se poursuivre et, d’autre part, suffisamment souple pour s’adapter aux différents aléas et effets de traduction sur le temps long (dix-huit mois à ce jour), impliquant huit établissements aux cultures et aux contextes disparates. À ce titre, la crise sanitaire générée par l’épidémie de la COVID (confinement, distanciation sociale, couvre-feu, protocole sanitaire strict en établissement) a mis à rude épreuve l’expérimentation sans jamais toutefois lui porter de coup d’arrêt. La posture adoptée par les chercheurs pour tenir le cap de la recherche, dans un contexte particulièrement incertain, a pu avoir une dimension modélisante pour les acteurs, comme en témoigne un principal de collège dans sa troisième trace écrite : « Ces modifications (Covid, reports, etc.) entrent finalement dans les contraintes d’une expérimentation et il faut [les] accepter, voire s’y attendre dès le début. » Ces épreuves ont également permis aux acteurs de s’autoriser des modes d’organisation plus souples (échanges téléphoniques, mails directs, visioconférences, etc.) que ceux habituellement activés dans des rapports de type administratifs.

Des temporalités et des cultures professionnelles en concurrence

Au fur et à mesure du projet, nous avons pu identifier au sein des groupes de pilotage des cultures professionnelles différentes entre, d’une part, les chefs d’établissement et, d’autre part, les personnels éducatifs autour de la question du leadeurship participatif. La visée d’une augmentation du pouvoir d’agir des acteurs par une proposition de leadeurship participatif au sein de l’établissement (Dutercq et al., 2015), portée par le processus de la recherche-action, a trouvé un écho favorable auprès des enseignants et des personnels de l’établissement. Rapidement toutefois, cette volonté commune s’est trouvée mise en tension autour de la question du temps à y consacrer par les différents acteurs. Si, du côté de la direction, le temps nécessaire à la concertation et au travail au sein des groupes de pilotage a été identifié comme relevant de leur mission d’encadrement, chez les enseignants notamment, cet engagement dans sa dimension temporelle s’est trouvé pris dans une dialectique concernant la définition du métier, ce que traduit un chef d’établissement lors d’un entretien : « Chez les enseignants, pour l’appel à la participation au groupe de travail, il y a des problèmes d’emploi du temps, ils sont dans cette conception : “si j’ai cours, je ne me sens pas autorisé à répondre”. »

La revendication principale des enseignants de disposer de temps libéré pour se consacrer à la mise en oeuvre de l’expérimentation n’a trouvé que peu d’écho au sein de l’institution, et ce, malgré un relai de la part des chercheurs. Cela a contraint les chefs d’établissement à faire usage de persuasion et d’aménagements locaux pour libérer le temps de travail indispensable au bon fonctionnement des groupes de pilotage. Cette tension autour du temps disponible, notamment des enseignants, a joué sur leur perception du processus en cours et a conduit certains d’entre eux à se replier sur des aspects plus traditionnels du métier. Une autre concurrence se fait parfois jour au sein des groupes de pilotage entre les professionnels de la vie scolaire et les enseignants. L’implication forte des conseillers principaux d’éducation (CPE) dans le travail collectif pourrait ainsi traduire le désir que certaines problématiques qui concernent la vie du collège dans sa globalité soient prises davantage en considération. La redéfinition du COT rencontre leur aspiration à partager des préoccupations liées à leur coeur de métier, là où les enseignants ont sans doute une vision moins englobante de la vie d’un établissement scolaire et davantage limitée à la salle de classe.

La démarche d’autoévaluation : une perception différenciée par les acteurs

Un dernier frein au processus de développement des capacités d’analyse et d’initiative des acteurs s’est cristallisé autour de la perception des outils et du lexique mobilisé par les chercheurs. Ceux-ci, dans le but d’accompagner le développement des compétences d’autoévaluation des membres des établissements scolaires, ont proposé des outils issus en partie de travaux anglo-saxons et germanophones qui ont été perçus, parfois et dans un premier temps, comme des outils relevant de techniques managériales sous-tendues par une logique néolibérale :

Cette démarche comme en entreprise ou sur le milieu hospitalier où l’on comprend qu’il y a de l’argent dépensé et il faut dire comment c’est dépensé et s’il y a des manques ou des creux. Il n’y aura pas plus d’argent, mais je trouve bien que ce soient les enseignants qui réfléchissent en interne

Entretien avec une enseignante, journée in situ

Cette dimension, présente dans les entretiens individuels et les focus groups menés, rappelons-le, avec des personnels de l’établissement qui ne sont pas membres du groupe de pilotage, s’est toutefois estompée avec la progression de la recherche.

Modification du rôle des acteurs : du dépassement des tensions à leur implication dans leur développement professionnel

L’analyse permet de percevoir l’évolution du rôle et des compétences des acteurs éducatifs, en particulier autour de l’autoévaluation individuelle et collective.

L’ami critique : de l’attribution d’un rôle au développement de processus d’accompagnement et de conseil

Le dispositif d’intervision proposé dans l’ingénierie de la recherche a été pensé pour faciliter le développement de la posture d’ami critique (Jorro, 2006; Swaffield & Macbeath, 2005). Ce dispositif est fondé dans ses principes sur un mode d’échange égalitaire et non hiérarchique, attribuant le rôle d’ami critique à deux membres d’un groupe de pilotage d’un autre établissement. Qu’en est-il de la mobilisation réelle de cette posture? Nous identifions, dès les premières intervisions, des feedbacks par lesquels les interviseurs manifestent une écoute et un intérêt pour les activités présentées à travers des demandes de clarifications et/ou une reconnaissance de l’activité :

Je trouve vraiment intéressantes vos modalités de construction des groupes pour mettre les autres personnels au travail, c’est une organisation que je retiendrai

Propos d’une CPE, première intervision

Vous êtes parvenus à ce que tous les personnels passent à chaque atelier, comment avez-vous organisé cette rotation?

Propos d’un professeur, troisième intervision

Par ailleurs, certains feedbacks comprennent des formes de conseils au sens de Lhotellier (2001), par lesquels les interviseurs proposent, dans une ouverture dialogique, de nouveaux possibles en rapport avec des problématiques identifiées par le groupe de pilotage accueillant : « Une des modalités serait de construire une charte du travail des équipes, cela oblige [à ce] que chacun se confronte à la définition des objectifs et des critères de réussite » (Propos d’un chef d’établissement, troisième intervision).

D’autres prises de parole mettent en échos les avancées présentées avec celles de leur propre groupe de pilotage. Dans l’extrait suivant, l’activité comparative conduit l’interviseur à un autoquestionnement. Pour y répondre, il développe une analyse des différences de pratiques et fait discuter les systèmes de référence en justifiant les choix retenus au regard des spécificités des contextes respectifs :

Nous, on s’est autorisé à modifier les intitulés des items et on n’a pas banalisé une journée pour regrouper les différents personnels du collège, mais on a fait un sondage en cherchant à toucher les enseignants, mais aussi les personnels extérieurs, les parents, les élèves. On souhaite impliquer les différents acteurs en évitant les réunions. Mais on est un établissement plus tranquille, on ne rencontre pas la situation qui est la vôtre de tension entre vos équipes

Propos d’un chef d’établissement, deuxième intervision

Pour finir, certains feedbacks qui émergent dans les dernières séances présentent une dimension critique plus affirmée, tout en montrant grâce à l’emploi de formes interrogatives un respect des différences de points de vue. Grâce à un questionnement problématisant, l’interviseur propose à la réflexion collective un avis contradictoire et présente une nouvelle orientation pour l’action future. La posture d’ami critique s’ouvre alors à l’évaluation-régulation (Jorro & Droyer, 2019), à distinguer de la régulation corrective de conformité (Vial, 2012) associée aux logiques de contrôle :

Si on part sur des actions connues, ne court-on pas le risque de ne rien changer parce que l’on a déjà tout! […] Sur certains objectifs, il va nous falloir une force d’entrainement sur des actions qui créent du changement

Propos d’un chef d’établissement, troisième intervision

En posant des questions dérangeantes tout en respectant les divergences d’avis, l’ami critique propose alors « des données à étudier avec un autre regard et critique le travail déjà réalisé comme un vrai ami » (Muller & Normand, 2013, p. 58).

En guise de synthèse, nous soulignons que la posture d’ami critique émerge, chez les acteurs éducatifs, en réponse à un nouveau rôle attribué au sein des situations d’intervision, pour être rapidement mobilisée dans ses dimensions de reconnaissance mutuelle de l’activité, et permettre le déploiement, au sein d’une équipe pluricatégorielle, d’un « processus d’accompagnement et de conseil » (Jorro, 2006, p. 37) jusque dans ses dimensions critiques. On a pu montrer qu’elle favorise chez les acteurs une pratique constructive du feedback grâce aux processus d’autorégulation. Nous comprenons alors aisément sa contribution au développement d’une interdépendance entre les acteurs et de nouvelles collaborations au sein des équipes pluricatégorielles favorables à l’instauration d’un leadeurship participatif (De Ketele, 2016).

D’une « collaboration contrainte » à un « professionnalisme coopératif »

L’observation des séances d’intervision, tout comme les entretiens conduits avec les chefs d’établissement, permet d’identifier dès les premières séances un passage de modalités de « collaboration contrainte » causées par les dispositifs de travail prévus par les chercheurs à « un professionnalisme coopératif » (Hargreaves & O’Connor, 2018) voulu par les acteurs.

Ainsi on remarque, dans les propos ci-dessous, le caractère collectif des décisions organisationnelles ainsi qu’une coresponsabilité ouvertement assumée des choix opérés au sein de la démarche rapportée. L’équipe apparait fonctionner comme une entité organisationnelle et pédagogique : « On s’est réuni, on a pris la décision de libérer l’ensemble des élèves le vendredi avant les vacances scolaires […], on avait réparti les items, les plus forts, les plus faibles (Propos d’un professeur, première intervision).

Un autre membre de ce groupe de pilotage éclaire l’intérêt de la pluralité des points de vue au sein de leur démarche collective, soulignant la coélaboration d’une réflexion et d’un positionnement autour d’un noeud problématique :

Au sein du groupe de pilotage, on était sensible de la même façon et pareillement motivés, on a évoqué le fait de modifier trois critères, mais on avait différentes lectures des critères; et c’est ce qui nous a paru en définitive intéressant, car cela nous faisait débattre et échanger autour de nos conceptions

Propos d’une CPE, première intervision

Ces modes de coopération, identifiés comme nouveaux, sont plébiscités par les acteurs des groupes de pilotage : « Le travail que l’on conduit entre nous est vraiment passionnant, on développe de nouvelles compétences et de nouvelles façons de nous organiser, d’analyser, de débattre, de penser, de construire ensemble. Je n’avais jamais vécu cela avant » (Propos d’un professeur, deuxième intervision).

Le déploiement de ce processus coopératif au sein des groupes de pilotage est pointé par les acteurs comme ayant été favorisé par la constitution de groupes pluricatégoriels ainsi que par le dispositif d’intervision et la posture d’ami critique qui lui est associée. Ces dispositifs proposés par la recherche comportent les dimensions que Gather Thurler montrait déjà en 1996 comme favorables aux processus coopératifs : l’instauration d’une confiance et d’une relation égalitaire, la diversité et la complémentarité des ressources d’une équipe pluricatégorielle, associée à l’exigence de tâches à réaliser ainsi qu’à des résolutions de problème, et, pour finir, l’importance accordée à la responsabilité collective.

Les groupes de pilotage cherchent de plus à diffuser ces modes de coopération à l’échelle des autres membres du collège en sollicitant leurs points de vue ainsi qu’en utilisant différentes stratégies et modalités organisationnelles. Un des groupes de pilotage, voulant éviter toute modalité de réunion, privilégie un recueil de propositions individuelles tandis que d’autres développent des dispositifs de travail en groupe pour favoriser les confrontations. Les principes organisationnels des dispositifs vécus au sein du groupe de pilotage se trouvent alors transférés à l’organisation du travail à l’échelle de l’établissement autour de l’autoévaluation diagnostique, de la définition des objectifs stratégiques ou de l’élaboration des actions :

Vraiment ce qui a été bien c’est que les groupes soient variés, et que ce travail n’ait pas été que pris en charge par la direction de l’établissement, tous les profils de l’établissement ont été représentés

Entretien d’un enseignant, après la deuxième séance d’intervision

Les restitutions collectives à l’ensemble des acteurs ainsi que les votes à l’échelle du collège participent de ce développement de modes de coopération et de responsabilisation collective.

La recherche de modalités de travail coopératives avec les autres acteurs du collège conduit les groupes de pilotage à une réflexion autour de l’amélioration des canaux et des formats de communication en fonction des publics ciblés. Ainsi, ils développent des stratégies variées – mails, affichages en salle des professeurs, capsules vidéos, communications orales plus informelles – pour adapter au mieux leurs contenus et leurs modalités à la diversité des acteurs éducatifs. Les séances d’intervision s’avèrent participer d’un processus d’émancipation et d’autonomisation par rapport au cadre et aux outils proposés par la recherche en permettant au groupe de pilotage d’évoluer, au fil des séances, d’une reconnaissance de lui-même comme traducteur d’une démarche proposée par les chercheurs à celle d’auteur du processus accompli : « L’intervision nous a aidés à percevoir et à prendre conscience de nos propres choix de pilotage au regard de ceux des collègues » (Entretien d’un chef d’établissement).

En somme, nous pouvons dire que les membres des groupes de pilotage ont éprouvé un professionnalisme coopératif conçu non seulement comme un mode de faire, mais aussi comme un mode de pensée. Ils développent alors, non sans difficultés, de nombreuses stratégies pour enrôler l’ensemble des acteurs du collège dans ce processus. Les résistances à l’essaimage s’expliquent entre autres par des difficultés d’organisation du travail collectif dans les établissements, des ruptures de concordance temporelle des services avec des enseignants qui peuvent être en horaires partagés sur des établissements ou encore revenir de congés de maladie. Elles doivent également être envisagées sous l’angle de la diversité de représentations de son propre métier, de concurrences entre métiers, ou bien encore de conceptions contrastées de l’autoévaluation. Le rapport à l’innovation des acteurs peut également être marqué par un désir de repli sur ce qui peut être considéré par les acteurs comme les bases du métier, ou encore par de la lassitude occasionnée par des expérimentations antérieures décevantes.

De nouvelles compétences évaluatives

Rappelons que cette recherche-action a pour objectif premier le développement de compétences d’autoévaluation dans une perspective émancipatrice vis-à-vis d’une culture verticalisée – et par conséquent souvent stérile – de l’évaluation. Ainsi, les journées de formation articulent des mises en situation, utilisant de nouveaux outils pratiques avec des outils plus conceptuels, pour permettre de penser l’ensemble de la démarche d’autoévaluation, son caractère systématique et dynamique. En transférant l’outil « étoile polaire » à leurs contextes respectifs, et en l’adaptant à la réalité de leurs besoins, l’ensemble des groupes de pilotage s’est emparé d’un processus de référentialisation interne et systémique pour accéder à une compréhension objectivée de la complexité de leur établissement. Les échanges engagés autour de la pertinence, de la hiérarchisation de différents domaines de la vie d’un établissement (présentés dans la figure ci-après) les ont conduits à traduire puis débattre de leurs critères et de leurs indicateurs afin de construire un accord sur les différentes dimensions à évaluer. Avec cette approche, les acteurs commencent à développer une culture de la preuve, en dépassant progressivement l’énoncé de leurs propres conceptions ou convictions, pour étayer leur argumentation par des faits tangibles. La phase diagnostique s’est ainsi étendue de façon participative à une pluralité d’acteurs des établissements : pour tous les collèges elle a concerné l’ensemble des personnels, enseignants et agents territoriaux, pour quelques-uns elle a été ouverte également aux parents et aux élèves, voire aux représentants des collectivités territoriales. Cela témoigne d’un début d’appropriation d’une culture de l’enquête grâce à de nouveaux outils (questionnaires en ligne, entretiens de focus groups, observations) utilisés pour un approfondissement du travail d’objectivation. En définitive, cette phase a permis d’obtenir une première image de chaque établissement à travers les regards croisés de la diversité de la communauté scolaire à qui elle est, in fine, destinée. Voici, pour exemple, une synthèse d’une autoévaluation réalisée grâce à l’outil « étoile polaire » (Figure 2) : l’usage de la couleur bleue permet d’identifier les positionnements des élèves sur ces items, en rouge ceux des personnels de l’établissement et en vert, ceux des parents.

Comment passer ensuite de l’étude des données à la définition des objectifs de l’action collective? Les groupes de pilotage se sont alors emparés de l’outil d’analyse critique des champs de force et de contrainte, issu des travaux de Lewin (1951), qui a été proposé lors de la seconde journée de formation. Ils ont pour la plupart transféré cette même démarche à l’ensemble des acteurs de leur établissement (organisé alors en groupes de travail), un seul des groupes de pilotage ayant soumis directement des objectifs identifiés aux membres de la communauté éducative afin d’y intégrer des actions. Ces deux positionnements mettent en relief la tension éprouvée par les groupes de pilotage entre élaborer méthodiquement de nouvelles orientations à partir d’une démarche d’autoanalyse et/ou permettre d’intégrer les actions existantes sur le collège dans un cadre issu de la phase diagnostique.

Les groupes de pilotage ont été après confrontés à l’exigence du travail d’anticipation des critères de réussite des actions au regard des objectifs identifiés. Cette phase de projection sur les actions futures s’avère déclencher chez les acteurs un changement de conception du processus d’autoévaluation et de ses temporalités. Ils montrent le passage d’une conception d’une évaluation bilan à une évaluation au long cours, prenant conscience du caractère dynamique et continu du processus d’autoévaluation, comme en atteste cette interaction entre deux principaux :

  • Chef d’établissement 1 : Ce que cela change c’est que l’on ne va pas attendre la fin des actions pour les évaluer au bout de 4 ans, on va faire des bilans annuels.

  • Chef d’établissement 2 : Cela va supposer de prévoir autrement des méthodes d’évaluation de nos axes pour le faire sur 4 années, de faire des évaluations régulières.

Figure 2

Exemple d’autoévaluation réalisée à partir de l’outil étoile polaire

Exemple d’autoévaluation réalisée à partir de l’outil étoile polaire

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La fin de la première année de la recherche-action indique que les membres des groupes de pilotage se sont engagés dans un processus d’autoévaluation de leurs établissements, qui est devenu réellement participatif et multiréférentiel. Ils éprouvent, à chacune des phases du processus, l’exigence du changement de culture et de pratiques que suppose le passage d’une évaluation bilan externe à une autoévaluation régulatrice et impliquant les acteurs concernés. Ils s’approprient et développent de nouveaux outils, de nouvelles organisations du travail, de nouvelles compétences d’enquête et de problématisation, ainsi qu’une nouvelle temporalité. Accompagnés par la recherche, ils ont entrepris un changement de paradigme et cheminent vers l’évaluation régulation comme un processus continu d’interprétation et de négociation (Muller & Normand, 2013), cheminement auquel contribue grandement le développement de la posture d’ami critique.

Répertoire des postures mobilisées par les chercheurs

Il est possible d’identifier sur l’empan de cette recherche-action un répertoire de postures mobilisées par les chercheurs. En lien avec les situations, les interlocuteurs et leurs propres expériences, ils agissent tour à tour comme experts, coordonnateurs, formateurs, accompagnateurs, amis critiques, coachs, enquêteurs, conseillers, médiateurs, etc.

La posture d’expert se trouve mobilisée différemment entre les chercheurs selon, notamment, leurs domaines de compétences respectifs. Pour exemple, l’une des membres de l’équipe de recherche, spécialiste des questions d’autoévaluation et des processus de changement au sein des établissements, investit la posture d’expert dès les premières rencontres avec les chercheurs et les instances académiques. En appui de ses compétences, elle propose, d’une part, un organigramme du pilotage participatif de cette recherche-action et, d’autre part, une ingénierie offrant une vision synthétique de la programmation des deux années expérimentales, structurée autour des phases du processus d’autoévaluation et rythmée par des démarches de formation et d’accompagnement des acteurs. Ces propositions seront en effet explicitées et ouvertes à la négociation avec les acteurs. Des modifications seront par la suite apportées, permettant ainsi d’adapter le dispositif au contexte (réalités locales, temporalités, etc.) et d’inclure les réflexions des divers interlocuteurs. Les chercheurs investissent également d’autres dimensions de la posture d’expert, par exemple quand ils font des liens, lors de séances de travail avec les acteurs éducatifs, entre les propos tenus ou les productions réalisées par ces derniers et les apports de la recherche.

La posture de formateur est notamment agie lors des journées de formation (GSE) quand les chercheurs proposent aux membres des groupes de pilotage des formations expérientielles aux outils d’autoévaluation, des lectures d’articles scientifiques ou encore apportent des précisions conceptuelles. Il est à préciser que cette posture de formateur n’est pas investie de façon descendante, mais en reconnaissant les participants comme des partenaires à part entière. Cette posture de formateur est étroitement articulée à celle d’accompagnateur. Notamment lors des journées in situ, les groupes de pilotage sont invités à présenter leurs avancées respectives et à construire avec les autres participants les réponses aux problèmes qu’ils se posent. L’objectif d’accompagnement des compétences individuelles et collectives se traduit également par les feedbacks que les chercheurs adressent aux différents acteurs en investissant eux aussi la posture d’ami critique. En établissant une relation de confiance et égalitaire, les chercheurs s’autorisent à des positionnements ou questionnements critiques favorables aux conduites d’autorégulation. Par exemple, pour réorienter un groupe de pilotage qui intègre des actions existantes en perdant de vue la pertinence de l’action au regard de l’objectif poursuivi, un chercheur se positionne : « Moi je trouve intéressant de partir sur des actions qui permettent d’éprouver la robustesse de vos objectifs. » On peut noter que ce positionnement critique peut être identifié comme un conseil qui laisse libre son destinataire de délibérer. Ou encore l’exemple d’un questionnement adressé par un autre chercheur à une enseignante pour l’orienter vers une compréhension de l’intérêt des critères qualitatifs :

Est-ce que des critères quantitatifs portant sur la fréquence de participation à des réunions vous permettront d’évaluer l’objectif poursuivi de coconstruction d’une démarche de développement durable? N’auriez-vous pas à rechercher des critères qualitatifs à partir d’une identification de la nature des participations qui contribueront à la coconstruction de cette démarche?

Propos d’un chercheur, troisième intervision

Ici, une nouvelle fois, le questionnement et l’emploi du conditionnel positionnent le conseil comme une proposition. La posture d’ami critique n’est pas réservée qu’aux situations d’intervision, elle se déploie au sein de situations de travail entre les différents acteurs de la recherche. C’est le cas quand un chercheur s’autorise à questionner, par exemple, la posture mobilisée par le DAASEN en charge du dossier pour échanger autour de son rôle dans cette recherche : « Je trouve normal que vous n’interveniez pas, mais à quoi vous voulez servir? » (Propos d’un chercheur, réunion du groupe académique).

Les chercheurs jouent également un rôle de médiateur quand, par exemple, ils se font les porte-paroles des acteurs éducatifs pour négocier avec les autorités politiques une reconnaissance de l’engagement des professionnels dans le processus de recherche, ou bien encore à l’occasion d’une redéfinition de l’articulation incertaine entre le COT et le projet d’établissement. Enfin, la posture d’enquête se trouve mobilisée dès le début du dispositif avec la constitution d’un corpus de données produites. Il s’agit de récolter tout au long de l’expérimentation des données qui permettront de valider – et si possible de conceptualiser – les perceptions et les discours des acteurs impliqués, de manière à développer de futurs savoirs dans le domaine de l’autoévaluation des établissements scolaires comme moteur de développement des pratiques professionnelles.

En somme, nous insistons sur le caractère ajusté de ces postures à des contextes peu surs. En effet, et comme déjà évoqué, les deux premières années de la recherche-action ont été affectées par le changement de certains pilotes (inspecteurs, chefs d’établissement) et n’ont pas été épargnées par la crise sanitaire de la Covid. Ces contextes ont nécessité une dynamique renouvelée ainsi que le développement d’une amplitude posturale de la part des chercheurs. Ainsi, la posture d’accompagnement s’est notamment, d’une part, complétée de moments de réassurance adressés aux équipes ou vécus entre chercheurs et, d’autre part, déployée jusque dans la posture de coach pour dynamiser la persévérance des équipes. Nous soulignons pour finir qu’une exigence de reconnaissance mutuelle sans laquelle le développement d’un pilotage participatif ne pourrait se développer oriente l’ensemble de ces postures : les acteurs sont dans leur totalité reconnus comme ces coacteurs d’un processus collectif.

Conclusion

(Re)donner et/ou s’octroyer du pouvoir d’agir individuellement et collectivement au sein d’un établissement scolaire n’est paradoxalement pas une démarche aisée, au regard d’un secteur de métiers très marqué par une tradition hiérarchique et des cultures professionnelles fortement ancrées dans le chacun pour soi. Le cercle vertueux (objectivation d’un problème, mise en oeuvre d’actions à partir de ressources diversifiées, observations à partir d’indicateurs coconstruits, (auto)évaluation pour de nouvelles perspectives, etc.) instauré par une démarche de recherche-action lorsque celle-ci regroupe une pluralité d’acteurs (à défaut de la totalité) offre des occasions de coopération et de délibération souvent inédites. Dans l’expérimentation Contrat d’objectifs autrement, coconstruire la qualité, objet de l’étude présentée dans cet article, la perspective émancipatrice s’appuie principalement sur le caractère dynamique de l’expérience à laquelle sont associés les acteurs, aussi bien pour leurs connaissances croisées de leur environnement de travail commun que comme organisateurs et régulateurs des changements qui s’opèrent. En ce sens, ce dispositif de recherche-action est à la fois un processus et un résultat.

Cette expérimentation, inscrite dans un temps long, dessine les contours d’une communauté apprenante à la géométrie variable, de l’établissement au territoire académique, du groupe de pilotage local au collectif élargi des différents acteurs impliqués pour lequel les chercheurs incarnent le cadre de travail et les traits d’union entre les différentes parties, en particulier lorsque les contextes se fragilisent (crise sanitaire, départ d’un membre impliqué, tensions locales). L’enjeu, au-delà des intérêts propres à chacun, est d’enrichir le répertoire de postures et de ressources pour faire face aux évolutions accrues des problématiques scolaires. Pour Lanaris & Savoie-Zajc (2010), en référence aux travaux de Senge (1991), « une équipe devient efficace dans la collaboration » si « elle développe la maîtrise personnelle, les modèles mentaux, la vision partagée, la possibilité d’apprendre en équipe et la pensée systémique » (p. 112). Le mécanisme de l’ami critique tel que pensé par ce dispositif de recherche-action rejoint cette perspective. Il engendre ainsi une pratique réflexive augmentée : d’une part, vis-à-vis de son expérience individuelle et de l’expérience des pairs dans d’autres établissements; d’autre part, il contribue à accompagner la nécessaire traduction du dispositif (par la reformulation, la circulation et le croisement des savoirs, etc.) à l’attention des autres membres de son groupe local d’appartenance.

La suite de cette recherche-action interrogera les modalités de transfert d’un tel dispositif et de sa visée transformatrice, aussi bien à l’interne des collèges engagés qu’à l’externe auprès des nombreux autres établissements. En quelque sorte il s’agira progressivement de s’émanciper du cadre de la recherche-action pour n’en garder que les processus transformateurs.