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Avec une préface signée Cindy Blackstock et une postface signée par Katsi’tsakwas Ellen Gabriel, ce premier ouvrage du pédiatre urgentiste Samir Saheen-Hussain annonce le verdict : il faut en finir avec « le colonialisme médical canadien » qui perdure et impacte de façon disproportionnée les enfants autochtones du nord du Québec.

L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première partie comprend deux chapitres réservés respectivement à la politique de non-accompagnement des enfants autochtones lors des interventions de l’EVAQ (Évacuations aéromédicales du Québec) et à la campagne « Tiens ma main » qui a émergé à la suite de cette politique décrite comme « barbare », « cruelle », « discriminatoire » et « paternaliste » (p. 71).

Ce sont deux enfants inuit du Nunavik, transportés à l’Hôpital de Montréal où travaille l’auteur, qui sont à l’initiative de la campagne dont il est le fondateur et qui a permis de mettre fin à cette pratique qui séparait les enfants autochtones de leur famille lors d’évacuation aéromédicales. Si cette campagne met l’accent sur l’expérience des enfants cris et inuit du nord du Québec, c’est surtout parce que ce sont eux qui payaient de façon disproportionnée le prix de cette pratique de non-accompagnement ; il ne s’agissait donc pas de minimiser les préjudices qui ont affecté d’autres régions ou communautés autochtones. L’auteur souligne que cette pratique, devenue la norme, ne s’appuyait sur aucune politique officielle et il s’indigne qu’il ait fallu attendre juin 2018 pour qu’un cadre de référence sur l’accompagnement parental soit enfin mis en place, permettant pour la première fois à un enfant inuit du Nunavik d’être accompagné par son parent lors d’une évacuation en juillet 2018.

L’auteur rappelle également qu’en février 2018 le petit Mattéo, âgé de 2 ans, n’a pas eu cette chance et est décédé seul, sans sa mère, qui avait été obligée de prendre plutôt le prochain vol commercial. Repensons-y à deux fois, une telle politique – qui consiste à « soustraire un enfant de la présence sécurisante d’un parent alors qu’il est effrayé et blessé ou susceptible de mourir » (p. 76) – peut-elle être justifiée par un manque de budget, comme l’a fait alors le ministre de la Santé Gaétan Barrette ? N’est-elle pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant tel qu’énoncé dans la Convention relative aux droits de l’enfant dont le Canada est signataire ?

La deuxième partie de cet ouvrage comprend trois chapitres qui abordent les failles structurelles du système de soins, se penchant sur le contexte historique du colonialisme médical et le rôle qu’y ont alors joué les détenteurs du pouvoir ainsi que les fournisseurs de soins de santé. Les institutions et les formations en soins de santé ont longtemps favorisé une élite blanche profitant d’un système et d’une structure bien établie leur permettant de rester en place et de véhiculer des valeurs et des croyances discriminatoires qui sont devenues des normes oppressives. L’auteur nous fait comprendre qu’il s’agit d’une culture organisationnelle et qu’une influence s’est alors immiscée dans le système, et qu’aucun individu en particulier n’en porte la responsabilité, même si certains personnages influents de la médecine y ont joué un rôle déterminant. Avec cette culture, on a fini par banaliser, normaliser, puis tolérer le racisme envers les autochtones qui sont trop souvent perçus comme un problème et sont victimes de disparités dans le triage ou le traitement contre la douleur, mais aussi dans la qualité des soins en général. Il y a là une injustice, une violence et des pratiques déshumanisantes qui aggravent toujours plus le racisme et renforcent le stéréotype colonialiste raciste de l’« Indien saoul » et « profiteur », représentant un « fardeau » pour les ressources du gouvernement et les services publics (p. 220). Lorsqu’elles perdurent depuis des décennies, ces pratiques discriminatoires se maintiennent grâce à la culture de l’établissement médical, sans qu’il y ait pour autant une acceptation officielle ou implicite.

La troisième partie de l’ouvrage comprend dix chapitres, où sont documentées les pratiques racistes et coloniales que le système médical impose aux enfants autochtones et à leur famille. C’est la partie la plus conséquente du livre et elle aborde ce que Cindy Blackstock décrit en préface comme étant « les pires abus de l’histoire du Canada » (p. 14) : un corps médical resté silencieux et qui a activement participé à l’exposition des autochtones à la variole – qu’il savait mortelle –, mais également à la tuberculose dans les pensionnats pour enfants autochtones, ainsi qu’à des expériences scientifiques, des mauvais traitements et abus psychologiques, physiques et sexuels dans les pensionnats et « hôpitaux indiens » ; des stérilisations forcées de femmes et jeunes filles autochtones ; des enlèvements et des disparitions d’enfants autochtones dans le système de santé. Des évènements à glacer le sang, que l’auteur qualifie de conséquences génocidaires et qui, selon lui, ne sont pas tous des évènements du passé. L’ouvrage expose un lien très clair qui démontre qu’il s’agit là d’une réalité qui perdure encore à ce jour et qui fait partie de « l’histoire du colonialisme et du racisme qui continue à façonner les relations de l’appareil d’État canadien avec le peuple autochtone » (p. 95). En fin de compte, nous l’aurons compris, le colonialisme médical est une « culture ou une idéologie enracinée dans un racisme anti-autochtone systémique et faisant appel à des pratiques et à des politiques médicales pour établir, maintenir ou faire avancer un projet colonial génocidaire » (p. 207). L’auteur s’appuie sur l’article 2 de la Convention de l’ONU sur le génocide de 1948, qui définit un génocide comme étant la destruction intentionnelle d’un groupe donné par des moyens tels que le meurtre, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, la restriction des naissances ou le transfert forcé des enfants à un autre groupe. La lecture de ces évènements macabres qui se succèdent chapitre après chapitre et sont révélateurs de leur caractère intentionnel fait froid dans le dos.

Enfin, la quatrième et dernière partie de l’ouvrage comprend trois chapitres. Cette partie, un peu plus éclatée, revient sur l’histoire et sur la colonisation et reprend divers éléments des chapitres précédents. Shaheen-Hussain y aborde de front le problème qui veut que, dans une société où le capitalisme prime, le coût des soins de santé se fait au détriment des plus pauvres et des plus marginalisés. Ainsi, l’auteur révèle le paradoxe malsain qui a voulu que, durant la campagne « Tiens ma main » (2018), le gouvernement a octroyé une augmentation substantielle aux médecins, alors qu’il disait ne pas trouver de fonds pour assurer un accompagnement des enfants lors des évacuations. Dans la même veine, tandis que les enfants du nord du Québec payaient de façon disproportionnée le prix de cette politique, le gouvernement profitait des milliards de dollars générés par les barrages hydroélectriques installés sur leur territoire. Dans cette partie, tout comme dans la conclusion, l’auteur nous fait part de ses observations et des pistes de solutions possibles pour décoloniser les soins de santé et améliorer la situation. Les solutions, ce sont celles qui sont déjà connues et recommandées depuis des années par les communautés autochtones, par exemple dans le Rapport de la Commission royale pour les peuples autochtones (1996) ou ceux de la Commission vérité et réconciliation (2015) ou de la Commission Viens (2019), ou encore par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées (2019). L’enjeu est désormais de les mettre en oeuvre.

L’ouvrage de Shaheen-Hussain, qu’il faut se procurer d’urgence, est très bien documenté et nous instruit beaucoup sur le passé colonial et raciste du Canada. Des cartes, des photographies, des témoignages, mais surtout des documents essentiels qui ne sont pas toujours faciles à trouver (comme le laisse entendre l’auteur) et qui nous permettent de mieux nous représenter comment les communautés autochtones ont été affectées par des systèmes génocidaires. Et signalons que les droits d’auteur de l’ouvrage sont versés à des organismes autochtones qui contribuent à la santé et au bien-être des enfants et de leur communauté.

Plus aucun enfant autochtone arraché : pour en finir avec le colonialisme médical canadien, de Samir Hussein, constitue l’engagement de l’auteur, mais également celui de toutes les voix qui ont témoigné et contribué à l’ouvrage, la décolonisation et la justice sociale. Il nous invite à sortir de l’ignorance dans laquelle les gouvernements nous maintiennent. Il ne s’agit pas de dénoncer ou de prouver « le génocide made in Canada » (p. 217), mais de reconnaître que le racisme systémique anti-autochtone et le colonialisme qui s’étend dans d’autres sphères que la sphère médicale ont eu des conséquences génocidaires et des impacts tant sur le plan de la santé que sur la langue, la culture, l’identité, ou encore le rapport des Autochtones à la terre. Un tel ouvrage donne l’élan d’agir en vue d’un processus honnête et actif de décolonisation qui peine encore à être mis en place au Canada, ce pays qui s’est construit et se développe encore sur le génocide qu’il a perpétré. Pour finir, je conclurai en empruntant les mots de l’auteur : « Certains trouveront que je vais trop loin, et d’autres trouveront que je ne vais pas assez loin. » (p. 30)