Corps de l’article

À propos d’un « terrain » un peu spécial

En juillet 1990, pour obtenir l’autorisation de franchir les barricades à Oka, je demande au conseil d’administration de la Société Recherches amérindiennes au Québec (SRAQ) de signer une lettre confirmant que je suis un « journaliste » de la revue. Mes collègues sont fort hésitants. « Nous n’avons pas d’assurances. C’est dangereux ! » me répondait-on. J’aurai finalement une lettre signée par la présidente de la Société (photo 1), lettre que je présente à la SQ dans son nouveau local installé à la hâte en retrait des barricades. J’obtiens alors de la police une carte officielle m’identifiant comme journaliste et que je pose soigneusement sur ma poitrine (photo 2). « Nous ne pouvons pas vous protéger s’il y a échange de coups de feu. Si vous êtes blessé, nous n’engageons aucune responsabilité » m’ont averti les policiers. Une chance que mes collègues de RAQ n’aient pas entendu cette mise en garde de la SQ !

Arrivé de l’autre côté, avançant dans le célèbre golf – qui sera traversé par d’énormes tranchées à la fin de la crise –, deux Guerriers (Warriors)[1] armés me questionnent : « qui et pourquoi ? » Le mot « journaliste » affiché sur ma poitrine répond en partie à leurs questions. La mention « Recherches amérindiennes au Québec » ne semble cependant pas trop les inspirer, surtout, j’imagine, parce qu’ils sont à l’affût d’espions et de policiers. J’avais cependant apporté mon passeport… Puisque ces Guerriers sont en plein exercice pour affirmer leur souveraineté, rien de mieux qu’un passeport pour les conforter. Fièrement, l’un d’entre eux jette un coup d’oeil à mon passeport et je suis invité à aller rejoindre le périmètre réservé aux journalistes. J’en sortirai afin de circuler sur ce « terrain » et rejoindre la banque alimentaire située près des locaux du Conseil mohawk de Kanesatake. Bien qu’elle le nie, la SQ, et plus tard les Forces armées, avec leurs barrages, empêchent la libre circulation des gens et de la nourriture, un accroc au droit canadien et international qui constituera un enjeu très discuté tout au long de la crise.  

-> Voir la liste des figures

-> Voir la liste des figures

Au cours de la crise, les vrais journalistes vont parfois faire appel à mes services, y compris le soir du 11 juillet 1990, date de l’intervention de la SQ, à l’émission Le Point de Radio-Canada. Le 10 juillet, je répondais à une question de Pierre Nadeau à savoir qu’il pouvait bien y avoir de la violence s’il y avait intervention policière comme il y en avait déjà eu dans l’État de New York au cours d’événements comparables et qui mettaient en scène les mêmes acteurs mohawks. On peut se demander pourquoi la SQ, bien au courant de la situation, n’en avait pas tenu compte ? J’étais l’un des seuls qui s’était intéressé à cette situation politique et qui avait fait du terrain en menant, entre autres, une entrevue sur le bingo à Kahnawake (Trudel 1989). Outre ce texte et un autre qui portait sur une crise armée dix ans plus tôt à Akwesasne, du côté américain (Vachon 1979), rien n’avait été publié dans RAQ sur ce thème contemporain. Dans RAQ et dans d’autres revues, les Mohawks avaient surtout tendance à se retrouver cantonnés dans des articles portant sur la Nouvelle-France.

Avant la crise, au cours d’un séjour à Kanesatake, je constate que les hommes sont plutôt muets et semblent méfiants, alors que des femmes accepte de me recevoir ; elles sont encore en état de choc, en colère, à la suite d’une intervention de la SQ qui a eu lieu le 29 septembre 1989. Voici comment Pierre Lepage rend compte de l’événement dans sa chronologie de la crise publiée dans le numéro « Les Mohawks » de RAQ : 

Un événement perturbe gravement le climat social à Kanesatake. La Sûreté du Québec intervient en force à Kanesatake pour mettre fin aux présumées activités illégales du Riverside Bingo Mohawks. Le Devoir rapporte le lendemain, citant une source policière, qu’une cinquantaine de policiers aidés d’un hélicoptère auraient pris part à l’opération, laquelle se serait soldée par sept arrestations, consécutives à huit perquisitions. Selon le conseil de bande, soixante-quinze policiers auraient pris part à l’opération.

Lepage 1991 : 105

Ainsi, au printemps 1990, avant la crise, devant la barricade à Kanesatake des femmes m’expliquent que la SQ n’intervient pas à Kahnawake depuis des années pour mettre un terme à un bingo tout aussi « illégal ». « La SQ n’intervient pas parce que des Guerriers s’y opposeraient avec des armes, me dit-on.  La prochaine fois, nous aussi, nous aurons des armes ! » ajoute l’une d’entre elles. Et c’est bien ce qui s’est produit quelques mois plus tard.

Pendant la crise, je reçois un appel du général Roméo Dallaire qui m’invite à donner une conférence au Collège militaire de Saint-Jean. Il vient d’être nommé responsable des troupes de l’est du pays qui se déploient autour de Kahnawake et de Kanesatake. Nous sommes au mois d’août et la décision de mettre un terme à l’occupation armée du pont Mercier sur lequel circulent quotidiennement 70 000 véhicules n’est pas encore prise. Mais elle s’en vient !

Devant les militaires qui se préparent à s’avancer sur le pont, je donne un aperçu de l’histoire et de la culture des Mohawks. Comme je l’avais précisé au Général, ma conférence évite de donner toute information qui pourrait identifier ou nuire aux occupants autochtones armés.

Dans mes discussions privées avec Roméo Dallaire au cours de l’après-midi, j’ai compris que le motif qu’il y a derrière cette invitation vise à ce que ceux qui allaient se confronter aux Mohawks armés ne devaient pas les déshumaniser. Comme partout ailleurs, et surtout en temps de crise, il y a des préjugés chez les militaires. On reconnaît ici l’humanisme de Dallaire qui plus tard, en 1994, sera confronté au génocide des Tutsis au Rwanda. Il m’entretient de ses projets en vue de marquer le site du collège de monuments ou de symboles autochtones. Il me fait aussi part de son immense malaise d’avoir à confronter militairement des « Canadiens » : « La guerre “dans” le pays, c’est une guerre qu’un pays ne peut pas perdre, contrairement aux autres guerres… » Et c’est une guerre que l’on perdrait si partout sur le territoire canadien des « crises d’Oka » se produisaient, compte tenu des centaines de Premières Nations éparpillées sur l’ensemble du Canada, à proximité d’infrastructures vitales pour l’économie du pays. On a vu trente ans plus tard, avec la crise ferroviaire, ce que voulait dire le Général. Il me confie que les événements d’Oka conduisent, pour la première fois, les Forces armées à dérouler des cartes pour constater la capacité de nuisance des Premières Nations. 

Dans le mess des officiers, lors du dîner, assis devant le Général et entourés de ses officiers supérieurs, nous discutons. Un officier, à sa gauche, se plaint : « C’est nous qu’on blâmera pour ce que l’on nous demande de faire, on nous blâmera pour l’incompétence des politiciens et des policiers, eux qui ont causé cette crise ! » La discussion m’amène alors à reconnaître que la situation est critique et que les Forces armées doivent intervenir et ouvrir le pont, car les médias révèlent que des « Guerriers blancs » sont de plus en plus disposés à prendre eux aussi les armes pour défaire ces barricades que policiers et Forces armées laissent, à leurs yeux, désespérément en place. La population devient de plus en plus exaspérée et, surtout, les députés libéraux du Québec craignent tous de perdre leurs comtés à la prochaine élection : un sondage indique une perte de 10 % de l’appui de la population au gouvernement de Robert Bourassa.

Je suggère alors au Général d’intervenir en envoyant sur le pont des milliers de militaires non armés défaire les barricades. « Ils ne tireront pas. J’en suis sûr. » Le Général ne commente pas ma suggestion, mais un officier, à sa droite, réplique fébrilement : « Un militaire ne se défait jamais de son arme. » On connaît la suite. Les leaders politiques de Kahnawake, traditionalistes et Conseil de bande réunis, vont retirer eux-mêmes les barricades pour éviter un bain de sang à la suite d’une entente secrète avec les Forces armées. Par la suite, cependant, des militaires auront parfois la délicate et pénible tâche de faire des contrôles de foule d’une main, alors que l’autre tient une mitraillette... À la fin du siège de Kanesatake, une adolescente mohawk, devenue plus tard championne olympique en water-polo, reçoit un coup de baïonnette au sternum.

Ces événements devenus historiques pour le Québec m’amènent à proposer à RAQ à l’automne 1990 un numéro portant sur la crise d’Oka et les Mohawks (voir mon autre texte dans ce numéro). Quatre ans plus tard, en 1994, me revoilà toujours sur un « terrain un peu spécial », cette fois-ci au Palais de justice de Montréal. Je réponds à l’invitation du coroner Gilbert qui enquête sur la mort du caporal Marcel Lemay, tué lors des événements du 11 juillet 1990 (voir Trudel 1995c). J’affirme au coroner que le gouvernement de l’époque et la Sûreté du Québec ne pouvaient ignorer ce qui s’était produit dans l’État de New York, à Akwesasne et à Kahnawake, au cours des dix années qui ont précédé ladite crise d’Oka. Le coroner conclut que l’opération policière ne suivait pas les règles prévues dans de telles circonstances et qu’elle n’aurait pas dû avoir lieu.

« La genèse d’un conflit à Oka-Kanesatake »

Ce texte de Pierre Lepage, alors associé à la Commission des droits de la personne du Québec, publié par RAQ en 1991, montre le rôle qu’ont joué d’autres comportements dans les événements qui ont mené directement à la crise, et la chronologie que l’auteur y présente cerne plus particulièrement les faits liés au déclenchement de la crise. Lepage s’est retrouvé lui aussi sur un terrain « un peu spécial », car quelques jours avant le fameux matin du 11 juillet 1990 il a tenté une médiation qui n’a pas réussi. Son texte relève un événement clé qui s’est produit quelques années avant la crise et qui l’amène à conclure : « Dès lors, les blessures s’accumulent, la méfiance s’installe et les positions se durcissent. » (Lepage 1991 : 108) Il s’agit du refus par la Municipalité d’Oka de céder un terrain pour y établir un centre de désintoxication destiné aux Autochtones, appuyé et financé par le ministère fédéral des Affaires indiennes. La Municipalité mobilise une élite locale et s’oppose au centre, alors qu’il en existe déjà un pour les non-autochtones depuis 1982 ; elle fait circuler une pétition, en février 1986, soutenant que le projet du Conseil mohawk de Kanesatake « dévalue de façon significative nos propriétés » et « pose un problème de sécurité et de quiétude pour nos familles » (ibid. : 102). Pour Pierre Lepage, l’opposition de la Municipalité au projet de centre de désintoxication destiné aux Autochtones a été un irritant important qui a mené au durcissement des positions. 

La chronologie établit d’autres événements irritants bien réels et plus anciens qui ont mené au conflit. Par exemple, le rachat en 1945 des terres restantes de l’ancienne seigneurie qui appartenaient toujours aux Sulpiciens, rachat qui devait constituer un règlement final de la revendication des Mohawks et ce, sans leur accord. Lepage souligne aussi leur refus, en 1986, de négocier le litige territorial dans le cadre du processus de « revendication particulière » parce la revendication ne rencontre pas les critères fixés par le gouvernement fédéral. Le fait que Kanesatake ne constitue pas une réserve, mais plutôt « vingt parcelles de terre complètement séparées » ainsi que « vingt-sept parcelles de terre séparées à l’intérieur même du périmètre urbain du village d’Oka », amène Pierre Lepage à constater que « [d]evant pareille réalité administrative, où aucune partie ne peut pratiquement bouger sans déranger l’autre, pouvait-on s’étonner que la mésentente s’installe un jour ou l’autre ? » (ibid. : 108) Il décrit en quelque sorte un petit Jérusalem : à l’empiètement continuel des terres revendiquées par les Mohawks s’ajoute le conflit entre la compétence fédérale sur les terres indiennes et les règles municipales de zonage au sein duquel ces terres sont situées. 

Le plus inédit de son texte, à mon avis, consiste dans le rappel des négociations tenues immédiatement avant la crise et qui n’ont pas abouti à propos d’un moratoire sur le projet de développement. Six jours avant le déclenchement de la crise, Pierre Lepage se présente sur ces barricades pour discuter d’une proposition élaborée par la Commission des droits de la personne du Québec : « L’ouverture manifestée par les membres de la Longue Maison laisse les membres de la Commission convaincus qu’il y avait dans cette proposition la possibilité d’une levée prochaine des barricades », écrit-il (ibid. : 106).

Cinq ans après la Crise, par le biais du procès-verbal d’une réunion, j’ai démontré dans RAQ, preuve à l’appui, que cette proposition est clairement moins bien reçue par la Municipalité : 

Six jours avant la mort du caporal Lemay et le déclenchement d’une des plus longues crises politiques du Québec, une rencontre s’est tenue entre le Conseil de bande de Kanesatake et le Conseil municipal d’Oka. Selon le compte rendu des propos tenus lors de cette rencontre (pièce C-154 de l’enquête du coroner), l’avocat du Conseil de bande a rappelé au maire Ouellette que Pierre Lepage, de la Commission des droits de la personne du Québec, avait proposé une solution [...]. Il s’agissait de la mise en place d’un comité indépendant qui aurait rapproché les parties et qui aurait tenu des audiences pour informer la population des droits territoriaux des Autochtones. Voici comment, par la voix de Me Carbonneau, le Conseil municipal d’Oka a répliqué à cette proposition :

« Me Luc CARBONNEAU : Qui ça, Lepage ?

Me JACQUES LACAILLE [avocat du conseil de bande] : [Il est] De la Commission des droits de la personne

Me Luc CARBONNEAU : Bien… y se mêle de quoi là, lui ? »

Trudel 1995b : 68

Allen Gabriel, secrétaire de la Maison longue de Kanesatake, qui s’opposait à la présence de Guerriers armés sur la barricade, a expliqué à RAQ sa grande frustration en entendant, le matin du 11 juillet, l’échange de coups de feu (Trudel 1993). Pierre Lepage a sûrement eu le même genre de réaction en prenant connaissance de l’échec de l’intervention de la SQ à Oka, lui qui avait participé, avec la Commission des droits, à l’élaboration d’une proposition de sortie de crise. D’autant plus que la dernière tentative du ministre Ciaccia pour éviter la crise s’appuie sur cette proposition. Lui non plus n’est pas bien reçu par la Municipalité.

Le texte de Pierre Lepage sous-estime cependant la position, et surtout la détermination, de certains opposants de la barricade. Dans son livre, publié en 2000, le ministre Ciaccia – qui s’oppose à une intervention de la SQ et dénonce la position du maire d’Oka – finit cependant, timidement, par se poser la question : « Peut-être aussi que les Mohawks derrière les barricades recherchaient la confrontation ! » (Trudel 2001 : 100) Dans une entrevue qu’il m’accorde en 2017, Clifton Nicholas résume bien l’esprit qui régnait parmi les défenseurs armés : 

Quant à moi, il n’était pas question que je me laisse menacer ou battre. Je préférais mourir les armes aux poings. À 18 ans, je n’allais pas faire le chien battu sans me défendre. Clairement, nous n’étions pas des pacifiques résignés à recevoir des coups sur la tête. Depuis mon enfance, j’ai vu comment nous avons perdu des terres. Alors là, il n’était pas question de laisser détruire la pinède. J’étais avec un groupe qui avait décidé, si nécessaire, de faire usage des armes.

Nicholas et Trudel 2017 : 93

Entrevue avec deux experts mohawks de Kahnawake

L’entrevue « Éveil du nationalisme et relation entre Kahnawake et les communautés voisines » avec Brian Deer et Kanatakta, alors rattachés au centre culturel de Kahnawake, entrevue réalisée par Micheline Chartrand et moi-même (1991), nous renvoie cette fois-ci à ce qui a renforcé l’opposition armée des Mohawks. Il s’agit de la force politique et stratégique de l’alliance entre les Guerriers de la Maison longue et le Conseil mohawk de Kahnawake, ce dernier étant reconnu par les lois fédérales. Les Guerriers armés, qui contrôlent le pont Honoré-Mercier pendant plus de cinquante jours, en appui à la résistance de Kanesatake, vont donner à la crise d’Oka un caractère national, sinon international. Loin d’être dogmatiques, les deux experts de l’histoire et de la culture des Kanien’kehaka conviennent que la souveraineté revendiquée ne peut être absolue : « […] il est évident que les lois canadiennes et mohawks devront avoir une certaine compatibilité entre elles, sinon nous serions en perpétuel conflit », nous confie Kanatakta (ibid. : 124). Pour Deer, « il y a toujours des limites à la souveraineté des peuples et nous avons à vivre avec ces limites. [...] Mais, économiquement, nous ne sommes sûrement pas souverains » (ibid).  La Crise exacerbe l’hostilité de certains Québécois envers les Mohawks ; Deer et Kanatakta s’adonnent cependant à une certaine introspection en confiant à RAQ que les Mohawks eux-mêmes jouent un rôle dans ces tensions entre peuples.

Pour eux, la détermination politique et armée dont a fait montre la communauté de Kahnawake en appui à Kanesatake, en 1990, découle d’un éveil du nationalisme à la suite du choc engendré par le développement de la voie maritime dans les années 1950, voie qui a coupé Kahnawake du fleuve Saint-Laurent. Dans les années 1970, des Mohawks plus scolarisés se mobilisent afin de ne plus perdre terres et identité culturelle. Issue de ce qui existe déjà traditionnellement, une Société des Guerriers, plus formelle, se développe au cours des années 1970.

L’analyse de Deer et de Kanatakta concernant le comportement du « factionnalisme iroquois » au cours de la Crise constitue sans doute l’élément le plus original de cette entrevue. Impliqués dans le débat politique entre factions iroquoises, ils dénoncent une autre faction traditionnaliste iroquoise. Deer et Kanatakta prennent parti, et leurs propos démontrent à leur façon l’analyse que j’en fais dans mon compte rendu du livre du Ministre (Trudel 2001). En 1990, le politicien québécois s’est en quelque sorte retrouvé face à une stratégie politique iroquoise décrite par Bacqueville de La Potherie en 1753, tel que je le soulignais en 2001 dans « John Ciaccia et les factions iroquoises  » :

La politique du ministre Ciaccia faisait que le gouvernement fédéral allait mettre fin à une insurrection déclenchée par des souverainistes armés au moyen d’une entente avec d’autres souverainistes qui, eux, s’opposaient aux armes à feu. Pour reprendre l’analyse de La Potherie, cela revenait-il à reconnaître la souveraineté mohawk, « de sorte qu’ils parviennent toujours à leur fin ? »

Trudel 2001 : 98

Les origines du « traditionalisme » et de la « division »

Dans « “Un malaise qui est encore présent”. Les origines du traditionalisme et de la division chez les Kanien’kehaka de Kahnawake au xxe siècle », Gerald F. Reid décrit, de façon inédite en français, la période de l’instauration du conseil de bande à Kahnawake après l’adoption, en 1884, de l’Acte de l’avancement des Sauvages. On y retrouve, pour l’État fédéral, les mêmes volontés qu’en 1990 de consulter et de négocier tout en s’alliant à des « progressistes » contre des « traditionalistes ». Bien qu’appuyé par une partie importante de la population, le remplacement du mode traditionnel de gouvernance suscite beaucoup d’opposition. Pour Reid, le factionnalisme entre Conseil de bande et traditionalistes n’a pas débuté lors de l’instauration d’une Maison longue dans les années 1920 ni lors de l’éveil du nationalisme dans les années 1960-1970 décrit par Deer et Kanatakta, mais bien lors du conflit sur l’instauration d’un conseil de bande dans les années 1880. À cette époque, l’enjeu relatif à l’usage des terres est déjà présent, autant pour ce qui est de délimiter des propriétés individuelles dans la réserve que concernant l’usage collectif des arbres.

Oka : construire une mémoire collective

Dans une analyse récente des productions littéraires et cinématographiques sur la crise d’Oka, Isabelle St-Amand (2015) relève que la mémoire collective littéraire qu’elle étudie montre deux sociétés confrontées à leurs limites respectives. L’auteure cite des Mohawks armés, face à la mort, qui évoquent l’enjeu de la survivance et du génocide. Dans l’autre société, la limite est aussi dépassée, car l’État sombre dans le chaos ; les lois ne sont plus respectées, un policier est tué en toute impunité. Ce qui caractérise cette situation est clair et net : le conflit de légitimité entre l’État et la société mohawk ne se limite plus aux discours ou à la théorie mais s’ancre plutôt dans des territoires réels dont les limites sont tracées avec des armes. Nous sommes en présence de belligérants contrôlant une partie du territoire national canadien, pour reprendre le langage des Nations unies. Prendre le risque de mourir fouette l’identitaire autochtone et fait revivre culture et symboles, y compris au cours de négociations qui apparaissent interminables. Une fois la crise déclenchée, les acteurs autochtones saisissent l’occasion de contrer l’invisibilité afin d’orienter la mise en récit des évènements. À leurs yeux, l’attention portée aux barricades doit dépasser la simple question du projet controversé de la municipalité d’Oka. Une bonne part des Québécois sont médusés devant le déploiement d’armes de guerre et devant l’affirmation de la légitimité mohawk. Surtout que tout cela se passe sur leur propre « terre mère », d’où ils sont issus comme peuple, soit la vallée du Saint-Laurent. On peut comprendre (un tant soit peu) ce genre de litige lorsqu’il s’agit du Grand Nord ou de la Baie James, mais lorsque cela se passe au coeur même du « nous », on se sent menacé et on réagit beaucoup. C’est là encore, à sa façon, un peu l’histoire de la crise d’Oka, ainsi que l’explication de l’importance et de la persistance des perceptions négatives à l’égard des Mohawks que l’on retrouve souvent dans les médias.