Comptes rendus

L’Amérique fantôme : les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Gilles Havard. Montréal : Flammarion Québec, 2019, 656 p.[Notice]

  • Thomas Lecomte

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  • Thomas Lecomte
    Doctorant en anthropologie, Université de Montréal

Lorsqu’en 1913 des adolescents du Dakota du Sud découvrent par hasard dans le sol une vieille plaque de plomb gravée, ils sont loin d’imaginer que celle-ci a été déposée là 170 ans plus tôt par les frères La Vérendrye. Aussi insignifiante qu’elle puisse leur paraître initialement, cette plaque de souveraineté est pourtant le témoignage des pérégrinations oubliées d’un groupe de d’aventuriers francophones sur le continent américain. Ces quelques centimètres carrés de métal retrouvés inopinément dont Gilles Havard nous fait brillamment le récit dans l’un des chapitres de son dernier ouvrage, sont ainsi à l’image de l’histoire morcelée et souvent méconnue du fait français en Amérique. C’est de cette histoire, amorcée officiellement avec la fondation de la Nouvelle-France au xvie siècle, qu’il est question dans L’Amérique fantôme : les aventuriers francophones du nouveau monde. Faisant le constat de la « double disgrâce » (14) qui a longtemps cantonné les francophones d’Amérique en marge de l’Histoire, Gilles Havard veut redonner voix à ces « fantômes » rendus muets par l’analphabétisme et la faillite des velléités françaises sur une terre devenue anglophone. Remontant la piste de ces fantômes, décrits entre autres comme des « hommes libres », des « coureurs de bois », des « voyageurs » ou des « trappeurs », l’auteur nous livre une vision nuancée de l’expansion européenne en Amérique du Nord, loin des épopées héroïques et fantasmées de la « Destinée Manifeste ». Ainsi, les neufs chapitres qui constituent l’ouvrage se prolongent chronologiquement et se concentrent chacun sur l’histoire individuelle d’un personnage francophone. De la Louisiane au Canada, quatre siècles s’écoulent et nous permettent de découvrir successivement les tribulations continentales de Pierre Gambie (-1565), d’Étienne Brûlé (v. 1590-1632), de Pierre-Esprit Radisson (1636-1710), de Nicolas Perrot (v. 1643-1717), des frères de La Vérendrye (1714-1794 et 1717-1761), de Jean-Baptiste Truteau (1748-1827), de Toussaint Charbonneau (1767-v.1839), d’Étienne Provost (1786-1850) et de Pierre Beauchamp (1809-v.1878). Même si certains de ces noms sont déjà connus du public et évoquent instantanément un imaginaire fait d’aventures rocambolesques en « pays indiens », l’ouvrage de Gilles Havard s’inscrit avant tout dans une démarche microhistorique qui rompt avec la recherche d’une « Grande Histoire » (12) et la sacralisation de figures iconiques. Au contraire, constituant une mosaïque de biographies minutieusement réalisées, l’ensemble de ces portraits nous confronte aux réalités quotidiennes de ces hommes qui étaient alors engagés dans la traite des pelleteries. Si certains des faits d’arme relatés raviront les lecteurs férus d’anecdotes et en manque de romans picaresques, bien souvent les récits de vie qui composent la trame du livre nous confrontent à l’intimité âpre de ces individus. Loin des ambitions qui ont menés ceux-ci à s’engager dans la traite des fourrures (et qui révèlent la dimension initiatique de ce phénomène social), Gilles Havard nous expose aussi leur déconfiture, entre désaveu public pour certains et mort dérisoire pour d’autres. C’est l’omniprésence de ce contraste, alternant actes flamboyants et situations des plus pitoyables, qui met en exergue la question centrale de la précarité dans le livre : une précarité qui s’exprime dans les affres auxquels sont confrontés ces hommes, mais aussi dans le jeu instable et complexe des alliances qui constituent alors le paysage politique en « pays indien ». L’auteur nous introduit ainsi dans cet univers transitoire, ce « middle ground » qui, au-delà des termes habituels de la colonisation, constitue un monde à part où les relations entre Autochtones et Blancs répondent à leurs propres usages. Au gré des différents portraits, le lecteur pourra non seulement se familiariser avec les moeurs socioculturelles métissées de ces traiteurs et chasseurs (qu’il s’agisse de festivités, d’alimentation, de …