Corps de l’article

Avant de commencer la critique de cet ouvrage, d’en révéler les failles ou d’en distinguer les qualités, il importe de souligner à quel point l’entreprise de rassembler dans un même volume des auteurs canadiens-français et canadiens-anglais est louable, à quel point une telle entreprise s’avère opportune à un moment où l’on commence à comprendre le parallélisme des parcours intellectuels des philosophes, des moralistes et des politicologues canadiens de langue française et anglaise, par delà certaines nuances de pensée qu’on ne peut pas ne pas reconnaître. Ce qui est curieux de l’histoire intellectuelle canadienne, c’est cette ligne de démarcation linguistique qui, sauf de rares exceptions, la coupe en deux de manière radicale, sans que cela n’éloigne vraiment les deux traditions l’une de l’autre. Il semble que ce long divorce, que chaque décennie semble avoir voulu consommer à nouveau frais, n’ait pas suffi à rendre ces traditions de pensée complètement étrangères. Il y a là un fait à méditer. Ce livre nous en offre l’occasion.

En faisant le choix de six intellectuels canadiens, les auteurs s’exposaient forcément à la critique. Il est fort étonnant, par exemple, de ne pas retrouver le chanoine Lionel Groulx dans la liste de ceux dont les idées ont exercé « l’influence la plus profonde sur la pensée politique des Canadiens et des Québécois ». Il l’est autant d’y retrouver le nom d’Harold Innis, un homme, de près de 20 ans l’aîné d’André Laurendeau, dont l’influence s’est surtout fait sentir dans les milieux de la recherche universitaire. On se demande aussi pourquoi les auteurs n’ont pas voulu faire place à au moins une femme, alors que l’une des révolutions sociales les plus importantes des deux dernières générations, on l’accordera sans peine, a sans aucun doute été la révolution féministe. Enfin, alors que les trois intellectuels canadiens-anglais choisis ont fait carrière à l’université, seul Marcel Rioux, parmi les trois intellectuels canadiens-français, fut professeur, ce qui tend à déséquilibrer l’ensemble ; d’autant plus que ce dernier, après des travaux anthropologiques remarquables lors de son passage au Musée de l’Homme, a produit des oeuvres scientifiquement pauvres, quoique intellectuellement stimulantes.

Choisir de s’intéresser aux traditions intellectuelles canadiennes est une entreprise vaste et difficile. Ira-t-on dire qu’elle est vaine ? Faudra-t-il répéter, après l’historien Frank Underhill, que « l’histoire canadienne est ennuyeuse comme la pluie » ? Sans aller jusqu’à affirmer, comme le font les auteurs en citant le plat Industry and Humanity de Mackenzie King, que « la vie politique canadienne a donné naissance à des idées grandioses », il n’en reste pas moins qu’elle est originale à plus d’un titre, elle qui s’est située spontanément au carrefour des influences françaises, britanniques et américaines. De fait, il est possible de s’imaginer que les réponses données par l’histoire canadienne récente à la question de la tolérance des communautés culturelles et du respect des droits humains, question moderne s’il en est, peuvent devenir des sources d’inspiration pour le reste du monde, comme l’indiquent les nombreux regards portés sur notre saga constitutionnelle et l’attention soutenue aux travaux d’un Will Kymlicka, d’un Michael Ignatieff ou d’un Charles Taylor. Ce dont le Canada semble vouloir témoigner, ce n’est ni de la passion du compromis, ni de la certitude des principes, mais c’est une étrange combinaison des deux, quelque chose qui emprunte tout à la fois à l’individualisme et au communautarisme, à la liberté et à l’autorité, à la raison et aux symboles.

Les six figures de pensée de l’ouvrage sont de parfaits exemples d’une telle dialectique à l’oeuvre dans l’histoire canadienne. Chaque vignette nous présente les déchirements, les va-et-vient, les oscillations et les vacillements d’une même pensée. H. Innis, nous dit-on, était un conservateur radical, George Grant un tory rouge, A. Laurendeau un nationaliste libéral, etc., et il semble que ce syncrétisme aille de soi, car jamais les auteurs de l’ouvrage ne s’y arrêtent vraiment pour l’interroger. Qu’il n’y ait aucune contradiction, par exemple, chez Pierre Elliott Trudeau, entre le rejet des politiques nationalistes québécoises et la promotion d’un espace national canadien, je le veux bien, mais encore faudrait-il l’expliquer, plutôt que de laisser le lecteur faire lui-même la synthèse à l’aide des bribes qui lui sont données.

Chaque vignette compte environ 25 pages et s’articule habituellement autour des notions de « liberté », « d’égalité » et de « communauté » (seul le chapitre sur A. Laurendeau est divisé autrement : « un mélange de libéralisme individuel et communautaire » et « la recherche de l’égalité politique et de la justice sociale »). Il s’agit de présentations sobres, tout à fait conventionnelles, qui se contentent de résumer la recherche existante sans vraiment tenter d’apporter des lumières neuves au débat. Sur le libéralisme politique de P.∈E. Trudeau ou sur le marxisme culturel de M. Rioux, les auteurs se bornent à reprendre les analyses les plus convenues. Quant à la discussion des travaux de H. Innis ou de G. Grant, elle évite d’incorporer plusieurs études méticuleuses récentes (dont celle, pour ne nommer que celle-là, d’Ian Angus). Hors d’honnêtes clarifications des influences intellectuelles, force est d’avouer que la mise en contexte historique est maigre (on mesurera le caractère plutôt abstrait de ce recueil à remarquer que pas une fois la thèse de la « mosaïque verticale », dont la formulation magistrale revient à John Porter, n’est invoquée).

Alors qu’est donc ce recueil ? Je crois ne pas faire injure aux auteurs en disant qu’il s’agit là d’une introduction, parfois un peu scolaire, mais toujours extrêmement soignée, destinée à un public non initié, c’est-à-dire à ceux et à celles qui désireraient disposer d’une sorte de fenêtre sur des pensées difficiles et complexes. Si C. Taylor, A. Laurendeau et P. E. Trudeau ont reçu l’attention de plusieurs vulgarisateurs, on ne peut en dire autant des autres au sujet desquels peu d’ouvrages destinés à ceux que l’on rassemble sous le nom de « grand public instruit » ont paru. C’est ce vide que comble le présent ouvrage. Il permet de mieux comprendre l’articulation des grands débats sociaux, philosophiques, éthiques et politiques au Canada en reprenant une à une les principales questions ayant animé la communauté intellectuelle de ce pays, peu importe l’appartenance linguistique : la question de l’impérialisme, par exemple, en relation avec la Grande Bretagne, les États-Unis ou le gouvernement fédéral ; la question de la survivance culturelle ; la question des droits individuels et collectifs ; ou encore la question de la conciliation des valeurs nationales et des valeurs démocratiques.

En tentant de montrer comment les six auteurs ont répondu à ces questions, c’est une tradition intellectuelle qui se dégage et prend forme — une tradition intellectuelle canadienne dont le foyer semble être, ironiquement, le Québec (quatre des six auteurs sont québécois) mais ayant ses racines dans un dialogue ininterrompu avec le conservatisme anglais, le personnalisme catholique, l’individualisme américain et le libéralisme britannique.

C’est sans doute la conclusion la plus intéressante de ce recueil que la nation canadienne contemporaine est le fruit d’un long cheminement et que cette histoire qui est désormais la nôtre a été pensée d’une manière qui puisse préserver, et dans un certain sens nourrir, le fragile équilibre d’un pays cons-titué de deux langues officielles, de myriades de nations autochtones, de centaines de communautés culturelles et d’une pluralité de religions. Ne serait-ce que pour cela, ce livre vaut le détour. Il constitue un pas dans la bonne direction.