Disputatio

Le problème de la « conscience historique » chez Raymond Aron[Notice]

  • Alexis Carré

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  • Alexis Carré
    Postdoctorant, James Madison Program in American Ideals and Institutions, Department of Politics, Princeton University

La possibilité que les réflexions de Strauss et d’Aron sur la crise de l’historicisme ne soient pas un morceau d’érudition désintéressée sur l’histoire des années 1930, mais parlent bel et bien à notre situation présente, suppose que cette crise, et la critique dont le libéralisme fut l’objet à cette occasion, aient pour Strauss et Aron révélé de notre régime une faiblesse ou un angle mort qui n’étaient pas susceptibles de disparaître avec la défaite du IIIe Reich. Si les choix qui ont prévalu à l’élaboration de l’ordre politique libéral s’avèrent radicalement problématiques, s’ils s’avèrent être le produit d’une décision « à partir de rien », c’est-à-dire, dans les mots de Schmitt, d’« un simple acte de volonté [qui] ne peut pas engager celui qui veut, quand il se met à vouloir différemment », alors l’ordre politique qui nous avait semblé indissociable d’un mouvement historique irréversible ne peut en effet plus nous apparaître, comme à Kant, sous la forme d’« un bien qui une fois présent se perpétue », mais prend au contraire la forme d’un ordre historique lui-même soumis aux accidents de l’histoire — guerre ou révolution. Comme Aron le devina clairement chez Sorel et Pareto, l’affirmation de l’indétermination de l’histoire était par conséquent aussi liée à une remise en cause d’un régime assujetti au présupposé du progrès. À travers cette affirmation, on remettait donc en cause les conditions de possibilité de la domination spécifiquement bourgeoise et de son aversion caractéristique pour la violence au profit du compromis, de la discussion et du droit. Ainsi Sorel pouvait-il voir dans l’aspiration révolutionnaire, non plus la conséquence pratique d’une analyse scientifique de l’économie capitaliste, mais un mythe, expression d’une volonté : En effet, observé depuis le point de vue de la conscience historique, le libéralisme apparaît désormais suspendu à la capacité de la volonté qui le veut à soumettre les volontés contraires qui travaillent à sa destruction. Comment ne pas admettre alors, même à contrecoeur, la défaite nécessaire du libéralisme si ce que Schmitt appelle sa volonté de neutralisation le rend de fait incapable d’identifier ses ennemis et de motiver les efforts nécessaires en vue de les combattre ? En décillant notre regard, l’historicisme nous fait donc prendre conscience de notre situation, de la situation de faiblesse du libéralisme. Comme le déclara Aron en 1939 à la veille d’une guerre à laquelle il savait les démocraties trop peu préparées : Ce qui était évident dans le cas de Strauss apparaît ici tout aussi clairement chez Aron. Ni l’un ni l’autre ne virent dans la répétition ou le perfectionnement de la philosophie ayant présidé à l’élaboration du projet moderne une réponse viable au questionnement radical introduit par l’historicisme dans notre univers pratique. Tous deux admirent qu’une défense rationnelle de l’ordre libéral issu de ce projet devait impérativement prendre au sérieux cette critique si elle ne voulait pas se bercer des illusions mêmes qui avaient amené les démocraties libérales au bord du gouffre dans leur affrontement avec les régimes et mouvements totalitaires. Tous deux entreprirent à leur manière un renouvellement ou une refondation politique et morale de notre régime sur le fondement de cet examen impartial. C’est cette homologie de leurs diagnostics et itinéraires, ainsi que les éventuelles divergences auxquelles leurs démarches respectives donneront l’occasion, qui constituent la matière et le sujet de ce livre. Avec une grande érudition, Sophie Marcotte Chénard parvient tout d’abord à restituer l’histoire du problème tel qu’il en vient à se présenter ultérieurement à Strauss et Aron, avant de mobiliser ces deux pensées dans le cadre d’un dialogue fécond et instructif. À ce titre, sa démarche a le …

Parties annexes