Comptes rendus

Bertrand Russell, Le pouvoir, trad. de l’anglais par Michel Parmentier, Québec, Les Presses de l’Université Laval et les Éditions Syllepse, coll. « Zêtêsis », 2003, 230 pages.[Notice]

  • Nicolas Tavaglione

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  • Nicolas Tavaglione
    Département de science politique
    Université de Genève

Il y a le Bertrand Russell théoricien et le Bertrand Russell moraliste. Lorsqu’il s’occupe de questions logiques ou épistémologiques, Russell, hostile à la « synthèse » et adepte de la « méthode scientifique en philosophie », préconise la « substitution de résultats partiels et de détail, mais vérifiables, à de vastes généralités sans fondement, se recommandant uniquement de certains appels à l’imagination » (Russell, B., La méthode scientifique en philosophie, trad. fr. par P. Devaux, Payot, 1928, rééd. 2002, p. 34). Russell logicien pratique donc une « philosophie par petits pas » ayant l’esprit d’exactitude plus que de système. C’est sous cet aspect qu’on le considère généralement, avec respect, comme un des pères de la philosophie analytique. Sur le marché des arguments, Russell théoricien semble toujours d’actualité. Lorsqu’il s’occupe de questions morales, sociales ou politiques pour se faire moraliste, en revanche, Russell est connu autant pour son libéralisme intransigeant en matière de moeurs, ou pour ses sympathies socialistes en matière de justice sociale, que pour le caractère incertain de ses arguments. Le moraliste recourt en effet volontiers aux « généralités » dénoncées par le théoricien. Certes, il sait leur donner un tour rhétorique propre à frapper l’imagination. Dans cet extrait de La conquête du bonheur, Russell parvient ainsi à inventer un usage comique de cette généralité entre les généralités qu’est la proposition « Tous les hommes sont mortels » : « La vie de travail de cet homme [d’affaires] a le caractère psychologique d’une course de cent mètres ; mais comme la course dans laquelle il est engagé a le tombeau pour but, la concentration qui convient assez bien à un cent mètres finit par devenir quelque peu excessive » (Russell, B., La conquête du bonheur, trad. fr. par N. Robinot, Payot, rééd. 2001, p. 45). Emportés par le rire, nous voilà persuadés, sinon convaincus, que la vie d’homme d’affaires est vraiment trop idiote. Bien souvent, les « généralités » de Russell moraliste sont d’ordre empirique, c’est-à-dire empruntées aux résultats des recherches pertinentes en psychologie, en histoire ou en sciences sociales. Mais bien souvent aussi elles viennent du sens commun : « Très peu de gens savent résister à la tentation de dire du mal de leurs connaissances et même, à l’occasion, de leurs amis » (Russell 1962: 105). Les recherches empiriques en question sont bien sûr très anciennes, et ne sont qu’évoquées par Russell ; quant aux généralités de sens commun, elles s’exposent à toutes les objections traditionnelles contre le sens commun (incertitude, naïveté, irrationalité, préjugé). Si bien que le propos prend une patine d’époque savoureuse, mais qu’il peine à convaincre. Sur le marché des arguments, Russell moraliste paraît donc avoir sa place au rayon « Curiosités antiques ». Pourquoi cela ? Parce qu’il existe des arguments psychologiques pour soutenir que, quel que soit le caractère — y compris moral — des détenteurs de pouvoir, ces derniers ont une tendance à en faire un usage indésirable pour leurs « sujets ». Les êtres humains, nous dit Russell, sont mus, tous, mais à des degrés divers, par l’amour du pouvoir, qui se définit comme « le désir de produire des effets voulus sur le monde extérieur, qu’il soit humain ou non humain » (p. 197). Cet amour peut être intrinsèque ou extrinsèque (p. 198). (i) Dans le premier cas, l’agent est motivé par l’amour du pouvoir « pour le pouvoir ». Ce dernier appartient alors à la catégorie des désirs « insatiables et infinis » (p. 2). L’amour du pouvoir semble être ainsi la manifestation positive de ce que Russell nomme « l’impiété », …