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Introduction

Évoquer ensemble la gravité et le droit international pénal peut relever de la lapalissade, tant l’étroitesse du lien qui les unit est évidente. Point n’est besoin de préciser en quoi les crimes commis sont effectivement graves, notamment lorsqu’on raisonne par rapport aux crimes de droit commun. Leur ampleur est naturellement révélatrice de leur gravité. Que l’on pense à la déportation et à la mort de millions de juifs durant la Seconde Guerre Mondiale, au massacre de certaines populations cambodgiennes par le régime Khmer ou aux atrocités commises sur la population Tutsi au Rwanda, c’est une même gravité qui préside à la création des juridictions pénales internationales[1].

Dans le sens commun, le terme « gravité » s’entend de plusieurs manières et notamment comme le « caractère de ce qui est important, de ce qui doit être considéré avec sérieux »[2]. En d’autres termes, la gravité vient qualifier un rapport de conséquences entre l’action et ses répercussions. La notion n’est pas inconnue des juristes pour qui la gravité est souvent associée aux notions d’infraction ou de sanction[3]. En droit international pénal, le terme est à ce point relevant du sens commun qu’il souffre d’absence de définition légale. Des auteurs s’y sont pourtant essayés. La gravité est alors désignée comme « le caractère de ce qui peut entraîner des conséquences importantes, sérieuses ou lourdes »[4]. Mais les rédacteurs des textes applicables aux juridictions pénales internationales ont fait l’économie d’une définition. Avant les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, la gravité ne figure jamais expressément dans les textes. Ainsi, les articles 227, 228 et 229 du Traité de Versailles prévoient la création d’une juridiction chargée de juger l’ancien Kaiser Guillaume II de Bavière pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des Traités »[5]. Là, le terme de « gravité » est enfermé dans l’expression d’« offense suprême » au sens des rédacteurs du texte en ce début de XXe siècle. Il en va de même des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg ou pour l’Extrême-Orient. Le terme est sous-entendu au travers de formules telle que « les officiers et les soldats allemands et les membres du parti nazi qui sont responsables d’atrocités et de crimes [...] seront renvoyés dans les pays où leurs forfaits abominables ont été perpétrés, afin qu’ils puissent être jugés et punis »[6].

Aujourd’hui, la notion est seulement mentionnée à travers l’utilisation du substantif « gravité » ou de l’adjectif « grave ». Tel est le cas des textes applicables aux tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (« TPIY ») et le Rwanda (« TPIR »)[7], ou ceux des juridictions pénales dites internationalisées[8], tel le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (« TSSL »)[9] ou les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (« CETC »)[10]. La Cour pénale internationale (« CPI ») ne fait pas exception, son Préambule affirmant que :

[A]u cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine, [...] que des crimes d’une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde [...] ne sauraient rester impunis[11].

Dans ces différentes hypothèses, la gravité est constamment évoquée en lien avec celle des crimes internationaux par nature[12] et ne soulève a priori aucune difficulté.

Pour autant le flou qui entoure la notion n’est pas sans risque et la doctrine s’en fait le relais, dénonçant à cet égard l’absence de délimitation[13]. Ceci est d’autant plus regrettable que la gravité est protéiforme en droit international pénal et n’est pas toujours évoquée en lien avec les crimes commis[14]. En revanche, la référence à la gravité des crimes est présente à différentes phases de la procédure pénale internationale. Elle se trouve au coeur de l’office du juge et du pouvoir d’appréciation du Procureur dans l’exercice des enquêtes et des poursuites.

Dans certains cas, les textes imposent aux organes des juridictions de prendre en compte la gravité des crimes. La gravité fait office de facteur[15] à leur attention. Cela concerne autant l’ouverture d’une enquête[16], la recevabilité d’une affaire devant la CPI[17], le renvoi devant une juridiction interne[18], la procédure d’arrestation des personnes suspectées[19], la détention avant jugement ou dans l’attente du procès en appel[20], les peines et leur détermination[21], les grâces ou commutation de peines[22] ou encore les questions de coopération[23]. Multiplier de la sorte l’appréciation de la gravité fait peser le risque qu’elle soit déclinée à l’envi par les différents organes et, plus embarrassant encore, de façon divergente. Tel fut le cas en matière de compétence de la CPI avec l’affaire du Mavi Marmara[24] que nous développerons ultérieurement.

D’autres fois, elle apparaît dans la définition même des crimes internationaux (aussi parle-t-on notamment des « infractions graves aux Conventions de Genève »[25]) et dans les éléments constitutifs des crimes sous-jacents. Un tel constat n’est pas sans interpeller tant cette gravité particulière s’inscrit dans celle, plus générale, de core crimes, ce que prévoit déjà l’article 5 du Statut de Rome : « La compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale »[26]. Dès lors, comment appréhender la gravité particulière d’une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, constitutif de génocide, crime parmi les plus graves au sens de l’article 5 précédemment mentionné ?

L’ensemble de ces éléments révèlent la problématique inhérente à la gravité en droit international pénal. En effet, qu’elle soit une notion théorique ou un facteur à considérer en pratique, le contenu de la gravité en droit international pénal est protéiforme. Sa définition est lacunaire et son domaine d’application mouvant, s’étendant à toutes les phases de la procédure pénale internationale[27] sans qu’un lien concret puisse être établi entre elles. Reste à savoir ce que la gravité recouvre véritablement, son appréciation étant sujette à des variations toutes les fois où sa prise en compte est exigée par les textes.

Ainsi, nous mettrons en oeuvre une méthode qui contribuera à clarifier l’usage fait de la gravité dans le droit des juridictions internationales pénales. Pour ce faire, nous concentrerons nos développements sur la CPI. Nous étudierons la gravité telle qu’elle existe à travers ses textes et sa jurisprudence, soit son Statut et son Règlement de procédure et de preuve[28] ainsi que leur appréciation par les chambres préliminaires, de première instance et d’appel. Procéder de la sorte suppose de tenir compte de l’héritage des autres juridictions pénales internationales et internationalisées. Le droit de la CPI est le fruit du développement plus général du droit international pénal tel qu’initié par les juridictions antérieures[29]. Seront donc mobilisées les jurisprudences du TPIY, du TPIR et du TSSL et ce, essentiellement dans les premiers temps de notre démonstration. D’autres sources seront utiles, à l’image des documents de politique pénale du Bureau du Procureur, permettant de saisir plus nettement le contenu de la gravité et les divergences d’appréciation entre les organes de la CPI.

L’objectif que nous nous donnons contribuera à renforcer la théorie, mais également la pratique du droit international pénal et profitera plus généralement au développement de la matière. Nous affinerons, à l’appui de la pratique des juridictions, l’apport théorique de l’étude du droit international pénal. Notre contribution reposera sur une méthode empreinte tantôt de positivisme, tantôt de pragmatisme. En effet, s’il s’agit de clarifier la signification de ce mot-concept qu’est la gravité en le rapportant aux effets concrets qu’elle engendre en droit, alors il nous faut recourir à une attitude intellectuelle qui se focalise sur « le droit en action »[30]. Cependant, il conviendra d’identifier préalablement ce qu’est la gravité en droit international pénal. À cet égard, ce sont surtout les outils du positivisme qui permettront une telle réalisation. Nos développements prendront d’abord la forme d’une analyse théorique qui nous permettra de cheminer progressivement vers les conséquences pratiques qu’elle induit.

L’analyse montrera que la gravité fait l’objet d’un traitement ambigu en droit international pénal. Qu’elle soit avancée pour la création de règles formelles ou substantielles, la gravité sert tantôt à assurer l’efficacité de la lutte contre l’impunité, tantôt à protéger les personnes mises en cause dans les procédures. En outre, l’ambiguïté se fait jour à travers la question de la compétence juridictionnelle, laquelle peut tout aussi bien être restreinte qu’étendue par le recours à la gravité. Derrière son apparente familiarité, la gravité pourrait bien être incertaine et inaccessible, ce qui crée à la lecture de la jurisprudence des incohérences. Il conviendra pour s’en rendre compte de confronter les usages faits de la gravité en droit international pénal (I), autant au regard des textes que des appréciations juridictionnelles des organes. Les enseignements tirés de cette confrontation permettront de mieux défendre une homogénéisation de son utilisation (II), ce que la phase de détermination des peines tend à assurer. En effet, à travers les peines prononcées, la jurisprudence amorce un mouvement de recomposition partielle de la gravité des crimes internationaux. Aussi, dans une approche aussi bien positive que prospective, la description de ce mouvement sera néanmoins complétée de nos propositions, comme l’établissement des critères de détermination de la gravité, favorisant l’accessibilité et la prévisibilité de celle-ci.

I. Confronter les usages faits de la gravité en droit international pénal

Les usages de la gravité sont de deux ordres. Premièrement, la gravité est présentée en tant que notion qui sert à justifier de façon récurrente les règles propres au droit international pénal. Dans un second temps, la gravité joue le rôle de facteur déterminant la compétence juridictionnelle. Il sera donc nécessaire de confronter ces usages distincts quant à la création des règles du droit international pénal (A) et quant à la compétence des juridictions pénales internationales (B).

A. Quant à la création de règles du droit international pénal

Les juridictions pénales internationales sont prises au coeur d’une tension entre la fin et les moyens[31], ce dont témoigne l’usage de la gravité en permettant d’instaurer des règles favorisant aussi bien la lutte contre l’impunité (1) que la protection des personnes mises en cause (2).

1. Fonder des règles favorisant la lutte contre l’impunité

Le Préambule du Statut de Rome énonce « que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis » et insiste ensuite sur la nécessité de « mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes »[32]. Cette approche est typique du droit international pénal. Les rédacteurs des textes et les juges fondent et apprécient le droit international pénal à l’aune de ses spécificités, dont l’impératif de lutte contre l’impunité[33] fait partie. Pour ce faire, le degré élevé de gravité des crimes permet d’assouplir l’exigence de légalité criminelle (a) et justifie la création de règles procédurales spécifiques (b).

a. Assouplir l’exigence de légalité criminelle

Dès Nuremberg, l’accusation met en exergue la gravité des actes « qui ne peut être ignorée »[34] afin de légitimer l’existence du Tribunal militaire international. Cet argument répond à celui développé par la défense, invoquant l’absence de conformité du droit de Nuremberg aux prescriptions du principe de légalité criminelle et particulièrement son corollaire : le principe de non-rétroactivité de la loi pénale[35]. L’argument de l’accusation trouve un écho favorable chez les juges qui, en réponse à celui de la légalité, affirment que « l’agresseur sait le caractère odieux de son action »[36]. D’ailleurs, certains auteurs abondent en ce sens et précisent qu’afin de justifier la création du droit là où il n’y en a pas, les juges raisonnent à partir « de l’inhumanité profonde de certains faits et de la nécessité d’y répondre pénalement »[37].

Cet usage de la gravité comme fondement de règles substantielles dérogatoires s’est révélé être un instrument à la disposition du juge. Elle lui a permis d’incriminer et de sanctionner rétroactivement des comportements afin de faciliter les poursuites[38].

Par exemple, dans l’affaire Karemera, les juges considèrent que l’application de la forme extensive de l’entreprise criminelle commune[39] à un conflit armé non-international ne viole pas le principe de légalité[40], car la gravité des crimes commis est telle qu’elle ne dépend pas de la nature interne ou internationale du conflit. Dans l’affaire Tadić, c’est également la gravité qui permet à la Chambre d’appel d’appliquer cette forme étendue de l’entreprise criminelle commune à l’accusé car « la gravité d’une telle participation est rarement moindre — ou différente — de celle des personnes ayant effectivement exécuté les actes visés »[41].

La découverte ex post de certains crimes internationaux repose également sur l’argument de leur gravité. Le TSSL a jugé que les crimes d’enrôlement d’enfants et de mariage forcé, jusqu’alors non codifiés en droit interne, étaient constitutifs de crimes contre l’humanité au titre du crime sous-jacent d’« autres actes inhumains »[42]. Relevant tout d’abord que la catégorie des actes inhumains introduite par l’article 6(c) du Statut de Nuremberg est d’une gravité comparable aux autres crimes contre l’humanité[43], la Chambre d’appel poursuit en rappelant que cette catégorie « a été utilisée pour sanctionner une série d’actes de violence qui peuvent varier selon le contexte » [notre traduction][44]. C’est la gravité qui permet aux juges d’intégrer l’enrôlement d’enfants et le mariage forcé dans la catégorie des autres actes inhumains.

La justification de la gravité favorise également la souplesse du principe de légalité des peines. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’apprécier l’absence d’échelle de la peine d’emprisonnement, les juges répondent que le principe n’impose pas l’exigence d’une peine précise pour chaque infraction en fonction de la gravité de celle-ci[45]. Par conséquent, au même titre que les législations internes qui prévoient des fourchettes de peines à l’intérieur desquelles les juges ont toute latitude, la peine internationale se caractérise par la prévision d’un maximum, en raison de la gravité des crimes et de leurs conséquences à l’échelle internationale[46]. Les juges concluent que « [l]e Statut respecte donc la maxime nulla poena sine lege pour des crimes relevant de la compétence du Tribunal »[47]. La gravité leur permet aussi de justifier le caractère facultatif de la grille générale des peines d’emprisonnement en rejetant son fondement légaliste[48]. De même, dans l’affaire Taylor, les juges du TSSL refusent l’argument tiré de la violation du principe de légalité en raison des divergences entre le droit interne et le droit international pénal en matière de détermination des peines. Selon eux :

Les personnes accusées sont présumées être conscientes qu’en vertu du droit international coutumier, les violations les plus graves du droit international humanitaire sont passibles des peines les plus sévères, les peines étant déterminées en fonction de la gravité de l’infraction [...], sans égard aux dispositions du droit interne ou aux tarifs établis de détermination de la peine [notre traduction].[49]

Par ailleurs, un autre exemple topique, indépendamment de celui tiré de la légalité, concerne les règles d’imputabilité en droit international pénal. Dès Nuremberg, la gravité est avancée afin de rejeter les immunités ou la qualité officielle des accusés et d’admettre leur responsabilité pénale individuelle en droit international[50]. Désormais l’article 27 du Statut de Rome consacre le principe de responsabilité pénale individuelle des organes étatiques[51]. De manière plus générale, la gravité légalise le rejet de toute mesure favorisant l’impunité telles les grâces et amnisties[52].

En définitive, l’utilisation de la gravité se fait au service de la lutte contre les crimes internationaux. En invoquant l’argument de gravité, le juge adopte une approche pragmatique, lui permettant au besoin de moduler l’application du principe de légalité[53] et d’apporter les inflexions nécessaires à une meilleure efficacité de la répression. Il en ressort que la gravité s’avère être un outil particulièrement malléable, évitant un excès de rigidité du droit international pénal. En outre, l’usage de la gravité dépasse le cadre des règles substantielles et permet de justifier la création de règles procédurales spécifiques.

b. Justifier la création de règles procédurales spécifiques

La gravité des crimes internationaux sert de fondement à l’instauration de régimes procéduraux dérogatoires au droit commun[54].

Tel est le cas des règles relatives à la prescription. À l’occasion de la création de la CPI, « [c]ertaines délégations ont estimé qu’en raison de la gravité des crimes dont la Cour était appelée à connaître, il faudrait exclure toute prescription pour les crimes en question »[55]. Désormais, la règle de l’imprescriptibilité est consacrée à l’article 29 de son statut[56]. D’ailleurs, la gravité des crimes justifie, selon les juges, de ne pas retenir l’écoulement d’un laps de temps long (précisément douze ans entre la commission des crimes et le prononcé de la peine) comme une circonstance atténuante[57].

En outre, la gravité se répercute sur les règles relatives à l’arrestation et la détention avant jugement des personnes poursuivies. Ainsi, en faisant application de l’adage male captus bene detentus, le TPIY a jugé que l’arrestation illégale n’est pas une cause de nullité de la procédure, eu égard à la gravité des crimes commis[58]. Par ailleurs, la Chambre préliminaire près la CPI invoque l’argument de la gravité des charges retenues contre la personne suspectée pour justifier la délivrance d’un mandat d’arrêt ou son maintien en détention durant l’enquête[59] et durant la procédure initiale[60] ou d’appel[61]. De la même manière, l’article 59(4) du Statut de Rome prévoit qu’en cas d’arrestation dans l’État de détention, la chambre qui examine la demande de remise en liberté procède à un examen de la gravité des crimes allégués[62]. Enfin, l’article 58(7) du Statut de Rome consacre la privation de liberté durant l’enquête : le mandat d’arrêt est érigé en principe, lequel peut éventuellement s’effacer à la demande du Procureur et à la condition que la Chambre préliminaire puisse se convaincre de garanties suffisantes[63].

À ce titre, il pourrait être objecté, du moins symboliquement, qu’une telle approche est susceptible d’amoindrir la portée de la présomption d’innocence dans le droit de la CPI[64]. Comme l’écrit Michel Massé, puisque le principe de la liberté des individus mis en cause découle directement de la présomption d’innocence, la détention avant jugement doit figurer comme une exception[65]. Or, si la gravité est avancée pour justifier quelconque acte coercitif, elle suppose que la présomption d’innocence soit cantonnée au cas d’auteurs d’infractions de moindre gravité[66]. L’argument ne peut néanmoins pas prospérer : l’article 55(1) du Statut de Rome et la jurisprudence de la CPI en témoignent[67]. Comme le souligne Antonio Cassese, il est nécessaire de tenir compte des spécificités du procès pénal international, lequel s’expose à une criminalité particulière : la justice internationale doit composer avec des forces politiques et diplomatiques augmentant le risque de voir échapper l’auteur des faits aux poursuites[68]. C’est pourquoi l’institution de mesures coercitives, à la hauteur de la gravité des faits et de ces enjeux, est justifiée.

Pour autant, la justification de règles formelles et substantielles dans une optique de lutte contre l’impunité ne doit pas occulter l’importance d’assurer un degré minimal de protection aux personnes mises en cause, ce que favorise également la gravité des crimes internationaux.

2. Assurer la protection des personnes mises en cause

À rebours des développements précédents, la gravité des crimes est parfois prétexte pour ne pas appliquer certains régimes d’exception. Elle préserve alors l’intérêt des personnes mises en cause.

Dans l’affaire Erdemovic, la Chambre d’appel juge que la gravité des crimes reprochés à l’accusé justifie qu’il puisse de nouveau plaider coupable[69]. Reconnu initialement coupable d’assassinat constitutif d’un crime contre l’humanité, il est condamné le 29 novembre 1996 à une peine de dix ans d’emprisonnement à la suite d’un plaidoyer de culpabilité[70]. En appel, la Chambre annule la procédure au motif que l’accusé n’avait pas plaidé coupable de manière pleinement éclairée, n’ayant pas saisi la nature des charges portées contre lui. Les juges justifient leur décision en exprimant leur doute sur le fait que l’accusé aurait continué à plaider coupable au chef le plus grave s’il avait été mieux informé. En effet, si son attention avait été attirée sur le fait qu’un des chefs d’accusation était moins grave et qu’il avait le droit de plaider coupable à ce chef, alors peut-être aurait-il changé sa stratégie de défense[71]. L’affaire est renvoyée devant la Chambre de première instance où l’accusé est finalement condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour, cette fois, avoir plaidé coupable de meurtre constitutif d’une violation des lois ou coutumes de la guerre[72]. De cette manière, l’information sur la gravité des actes reprochés à l’accusé conditionne la validité formelle des plaidoyers de culpabilité et impose, selon les juges, que les accusés soient pleinement conscients des conséquences induites par cette même gravité. La décision résonne comme une recommandation adressée aux juges, aux procureurs ainsi qu’aux conseils de défense, afin qu’ils soient particulièrement vigilants au moment de la conclusion et l’appréciation de ces accords, car les charges portées contre les accusés impliquent de jure des conséquences en termes de peines.

La gravité ne sert pas non plus de fondement à l’instauration de régimes dérogatoires au droit commun mais au contraire, devient un motif de prudence et de circonspection institué en faveur des accusés, dialectique bien connue des droits internes. L’impression d’une justice trop rétributive[73] où la gravité des actes commis serait un motif péremptoire en faveur de la lutte contre l’impunité se trouve nuancée. Désormais les accusés profitent de la rédaction de l’article 65 du Statut de Rome, prévoyant une procédure d’aveu de culpabilité protectrice de leurs intérêts et attentive aux conditions de validité du plaidoyer[74].

En fin de compte, outre une utilisation sur différents plans, l’appréciation de la gravité atteste de la recherche d’un équilibre entre la répression et la protection des droits des individus. Si tant est que son appréciation motive certaines solutions dérogatoires au droit commun ou vienne en limiter certaines, elle contribue également à moduler la compétence des juridictions pénales internationales.

B. Quant à la compétence des juridictions pénales internationales

La gravité permet d’entrer dans le champ de compétence général des juridictions pénales internationales, celles-ci ayant été créées et dédiées à la poursuite de crimes graves[75]. L’article 5 du Statut de Rome l’affirme : « La compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale »[76]. D’autres dispositions du Statut fournissent des éléments de définition. C’est d’abord le Préambule qui qualifie les « crimes les plus graves » comme ceux qui « défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine »[77]. C’est ensuite l’article 1 qui ajoute que ces crimes sont ceux qui ont « une portée internationale »[78]. Reste que l’expression « crimes les plus graves » demeure éminemment subjective et sujette à interprétations[79]. Pire, la définition est lacunaire car elle offre un seul positionnement conceptuel, presque chimérique, et occulte la compétence matérielle des juridictions. En outre, l’apport du Préambule est limité faute de force juridique contraignante, ses éléments étant essentiellement « constatifs ou déclaratifs et non performatifs ou normatifs »[80]. Faute de définition précise, la gravité implique un double mouvement, tantôt d’extension de la compétence au moyen de l’interprétation des crimes (1), tantôt de restriction de la compétence au moyen de l’interprétation du facteur de gravité (2).

1. Étendre la compétence au moyen de l’interprétation des crimes

Les crimes qui entrent dans la compétence matérielle de la CPI sont le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression. Sans revenir sur chacun d’eux et leurs éléments constitutifs, il faut insister sur les singularités qui font d’eux les « crimes les plus graves ». Le génocide, dont l’objet est de protéger « l’existence physique des membres actuels du groupe ou la subsistance biologique du groupe »[81] révèle une singulière gravité eu égard au dol spécial requis pour caractériser l’infraction, à savoir l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Quant au crime contre l’humanité, il « serait bien la borne commune à toutes les cultures, celle qui marque [...] le point à ne pas franchir »[82]. Celui-ci tend à protéger les populations civiles contre les atteintes massives à leurs droits les plus fondamentaux au même titre que les crimes de guerre[83] qui, eux, protègent contre les violations sérieuses du droit des conflits armés[84]. Ces crimes garantissent tous un ordre public international incarné à travers une société humaine universelle[85]. À cet égard, les différents projets de code rédigés sous l’égide des Nations Unies les qualifient de « crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité »[86]. D’ailleurs, c’est bien la gravité qui sert d’étalon à leur intégration dans le Statut de Rome et dans les statuts des tribunaux ad hoc[87].

Toujours est-il qu’une difficulté demeure. La seule affirmation d’une gravité théorique empêche une délimitation précise[88] en même temps qu’elle permet l’extension du domaine des « crimes les plus graves », grâce notamment à l’appréciation qu’en font les juges et les procureurs.

Les juridictions peuvent donc se saisir de situations ou d’affaires moins graves que celles originairement appréhendées. À comparer l’atrocité des faits jugés à Nuremberg et celle des faits poursuivis devant la CPI, force est de constater que la gravité s’en trouve quelque peu amoindrie[89]. Désormais, le Bureau du Procureur mène des enquêtes sur des conflits où sont impliqués moins d’individus et qui font un nombre de victimes certes conséquent mais réduit, comparativement aux crimes jugés devant les tribunaux pénaux internationaux. Tel est le cas de la situation en Guinée où le Bureau du Procureur recense environ quatre cents victimes dont une cinquantaine ayant subi des violences sexuelles[90]. Il en va pareillement de l’enquête, désormais close[91], sur la République de Corée où une attaque nord-coréenne aurait provoqué le naufrage d’un navire, causant la mort d’une quarantaine de marins[92]. Par ailleurs, les affaires se concentrent sur des zones géographiques réduites, ne prenant pas forcément en compte la globalité du conflit à l’échelle interne ou international et ne se saisissant pas de l’ensemble des responsabilités[93]. Nous pensons notamment à la situation en République Démocratique du Congo à travers l’affaire Germain Katanga[94]. L’accusé a été jugé et condamné à douze ans d’emprisonnement pour la seule attaque du village Bogoro en Ituri[95]. Dans le même ordre d’idée, la CPI a jugé et condamné Ahmad Al Faqi Al Mahdi à neuf ans d’emprisonnement pour son implication dans la destruction des Mausolées de Tombouctou[96].

Précisément, l’extension du champ d’application de la gravité concerne les trois crimes internationaux.

S’agissant des crimes de guerre tout d’abord, leur gravité peut varier[97]. En effet, si tous les crimes de guerre ne relèvent pas de la catégorie des « infractions graves » aux Conventions de Genève, toutes les infractions graves à ces Conventions relèvent de la catégorie des crimes de guerre. Le TPIY a étendu ces crimes aux conflits armés internes, arguant de leur gravité[98]. Dès lors, la preuve d’un conflit transfrontalier n’est plus à rapporter, des actes de moindre gravité pouvant désormais être qualifiés de crimes de guerre. De manière générale, l’apport des tribunaux pénaux internationaux a permis d’élargir ces crimes au-delà des Conventions ou du Protocole additionnel I, grâce à l’utilisation du droit coutumier[99]. L’expansion de leur domaine d’application est intégrée dans le Statut de Rome, comme en atteste son article 8[100]. Cet article contribue théoriquement à l’augmentation des actes pouvant relever de la compétence de la CPI[101]. D’ailleurs, cette question ne fut pas sans provoquer la crispation de certaines délégations comme les États-Unis qui se montrèrent favorables à la détermination d’un seuil limitant la compétence de la CPI[102].

Quant aux crimes contre l’humanité, l’extension se manifeste notamment par l’abandon de l’exigence d’un conflit armé. Portant initialement sur le caractère international du conflit au profit « d’un conflit armé, de caractère international ou interne »[103], il a ensuite été question de considérer comme suffisante la preuve d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile[104], ce que confirme la jurisprudence[105], participant selon Claus Kress, à une dilution de l’élément contextuel[106]. De même, l’extension se produit à cause de l’augmentation et de l’appréciation des crimes sous-jacents. Preuve en est avec la qualification d’« autres actes inhumains » qui est suffisamment vague pour permettre d’inclure des comportements variés[107] au même titre que celui de « persécutions »[108]. Le recours à des expressions telle que « d’une gravité comparable » permet cette opération d’incrimination[109].

L’extension concerne enfin le crime de génocide. Par exemple, la jurisprudence a pu considérer qu’une seule personne pouvait être pénalement responsable d’un crime de génocide, abandonnant l’exigence d’un plan ou d’une politique visant des crimes systématiques[110]. De même, afin d’apprécier la gravité de l’atteinte à l’intégrité d’une victime, le TPIY juge que s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit permanente ou irrémédiable, l’atteinte grave doit a minima hypothéquer sérieusement et durablement la capacité de la victime à mener une vie normale[111].

Cet étirement du domaine d’application des crimes internationaux est une solution positive dans le développement du droit international pénal. Sans amoindrir la gravité des crimes jugés, l’extension de leur domaine permet celle de la compétence des juridictions pénales internationales. Toutefois, la modulation de la compétence matérielle s’opère aussi dans le sens d’une restriction.

2. Restreindre la compétence au moyen de l’interprétation du facteur de gravité

À l’inverse des développements antérieurs, l’appréciation de la gravité engendre un mouvement de restriction de la compétence des juridictions pénales internationales, essentiellement dû à une interprétation subjective du facteur de gravité entre les différents organes. C’est précisément dans le cadre de la CPI où l’appréciation de la gravité appartient au Procureur et aux juges (a), qu’elle révèle sa subjectivité, comme en atteste la situation relative aux navires battant pavillons comorien, grec et cambodgien (b).

a. L’appréciation de la gravité par le Procureur et les juges

La gravité est un facteur qui doit être considéré à différents stades de la procédure pénale internationale.

Au stade préliminaire, elle intervient dans les quatre phases d’examen des affaires qui ressortent de la lecture croisée des articles 15(2), 17 et 53(1) du Statut de Rome. La gravité est utilisée en amont de la procédure dès la sélection des affaires par le Bureau du Procureur. Qu’il s’agisse du renvoi d’une situation par un État partie, par le Conseil de sécurité ou proprio motu lorsque le Procureur décide lui-même d’enquêter[112], la gravité doit être systématiquement prise en compte car toute affaire est soumise aux conditions de recevabilité de l’article 17[113]. Elle est également appréciée lors de l’examen préliminaire, au moment de solliciter l’ouverture d’une enquête, étant évaluée tant par le Bureau du Procureur que par la Chambre préliminaire. Enfin, l’opportunité des poursuites lui fait la part belle, comme le démontre l’article 53 du Statut de Rome[114].

Dès lors, l’appréciation de la gravité relève des organes de la CPI. Le Bureau du Procureur appréhende la gravité d’une situation ou d’une affaire à l’aune de l’échelle, de la nature, du mode opératoire et de l’impact des crimes sur les victimes, conformément à la norme 29(2) du Règlement du Bureau du Procureur[115].

Quant à la Chambre d’appel, son appréciation s’avère plus précise et étoffée. Déjà, les juges estiment que la gravité doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte des faits spécifiques d’une affaire[116] et ce, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif[117]. Quantitativement, il est admis que le nombre de victimes peut être retenu[118], sans pour autant faire figure de critère suffisant[119]. Quant à la qualité, l’ampleur et la nature des crimes allégués, la manière dont les crimes sont commis et les préjudices subis par les victimes constituent des éléments pertinents[120]. Les juges précisent aussi que la gravité s’apprécie différemment à l’ouverture d’une enquête sur une situation ou d’une affaire qui y est relative[121]. En effet, ils considèrent que le seuil de gravité requis s’ajoute à la gravité théorique des crimes prévus par le Statut de Rome[122]. En d’autres termes, le comportement en cause doit présenter certaines caractéristiques qui le rendent particulièrement grave[123]. Ensuite, au-delà de la gravité théorique commune liée à la qualification juridique des core crimes, les juges précisent que c’est le comportement des accusés qui tend à asseoir la gravité d’une affaire : le comportement en cause doit être systématique, c’est-à-dire constituer une série d’incidents survenus à grande échelle, et susciter l’indignation au sein de la communauté internationale[124]. Les chambres tiennent également compte de la position hiérarchique de l’accusé, du rôle qu’il a joué par ses actes ou omissions ainsi que du rôle qu’il a joué en tant que membre de l’appareil d’État dans la perpétration de l’ensemble des crimes relevant de la compétence de la CPI[125]. Concernant ces trois derniers éléments, les juges énoncent qu’ils sont tous évalués à partir d’un seuil de gravité supplémentaire prévu à l’article 17(1)(d), à la lumière du Préambule et de l’article premier du Statut de Rome[126]. Les chambres défendent une vision de la complémentarité positive, dans laquelle la compétence de la CPI est limitée aux « affaires contre les plus hauts dirigeants suspectés de porter la responsabilité la plus lourde des crimes [...] et qui auraient été commis dans toute situation faisant l’objet d’une enquête »[127].

Deux difficultés ressortent des développements précédents, qui tiennent toutes deux à l’appréciation subjective de la gravité. Premièrement, dans sa prise en compte, le facteur ne profite pas de critères ou d’indications quant à sa quantification, ce qui ne permet pas de conclure à l’existence d’un seuil concret. Deuxièmement, cette absence d’indication est propice à la naissance de divergences, comme en attestent les documents de politique générale. Dans un premier document de 2003, le Procureur émet le souhait d’enquêter sur toute situation portée à sa connaissance. Le document évoque le fait que « le Bureau du Procureur pourrait être saisi de plus d’une situation à la fois, certaines ou toutes impliquant un nombre inconnu de victimes ainsi qu’un certain nombre d’auteurs présumés »[128]. Cela implique une acception particulièrement souple de la gravité. Peut-être la mise en place récente de la CPI et la nécessité d’élaborer et d’affiner le contenu de la politique pénale justifiaient pareille largesse. Dans un autre document datant quant à lui de 2016, le Bureau du Procureur concentre son action sur les crimes présentant une gravité importante[129]. Se fondant sur la gravité de l’article 17 du Statut de Rome, le Procureur nuance son propos et précise qu’il peut appliquer « des conditions plus strictes que celles qui sont légalement exigées pour déterminer la recevabilité [d’une affaire] »[130]. La gravité repose alors essentiellement sur des considérations subjectives, comme en témoignent les divergences entre le Procureur et la Chambre préliminaire, à propos de la Situation relative aux navires battant pavillons comorien, grec et cambodgien[131].

b. Aperçu de la subjectivité dans l’appréciation de la gravité : exemple pris de la Situation relative aux navires battant pavillons comorien, grec et cambodgien

Cette affaire, également appelée affaire du Mavi Marmara, est symptomatique des difficultés suscitées par l’appréciation de la gravité au stade préliminaire. Pour rappel, le Bureau du Procureur était saisi par l’Union des Comores d’une affaire opposant Israël (à l’origine d’un blocus de la bande de Gaza) à une flottille dénommée Gaza Freedom Flotilla. Composée de huit navires ayant pour objectif affiché « de livrer de l’aide à Gaza, de briser le blocus israélien et d’attirer l’attention de la communauté internationale sur la situation de cette zone et sur les conséquences du blocus »[132], une partie de la flottille est interceptée puis arraisonnée par les forces israéliennes. Une fois débarqués, les passagers font l’objet de mesures privatives de liberté. D’après les différents rapports établis à propos de cet incident[133], l’opération provoque la mort d’environ dix personnes (à bord du Mavi Marmara), d’une cinquantaine de blessées ainsi qu’une centaine d’atteintes à la dignité, de tortures ou traitements inhumains.

Lors de l’examen préliminaire, le Procureur refuse d’ouvrir une enquête en raison de l’insuffisante gravité des faits[134]. Trois arguments principaux viennent au soutien de sa décision. Premièrement, la compétence de la CPI dans cette affaire se limite à trois navires[135]. Deuxièmement, cette limite, qui restreignait d’autant l’étendue des dommages, implique conséquemment un faible nombre de victimes[136]. Troisièmement, l’absence de facteurs qualitatifs ne permet pas d’ajouter à la gravité des faits relevant de la situation[137]. En revanche, c’est là un élément déroutant, le Procureur conclut que « les informations disponibles fournissent une base raisonnable pour croire que des crimes de guerre relevant de la compétence de la Cour ont été commis »[138] [notre traduction].

Ce dernier élément nous enseigne qu’il ne s’agit pas pour l’accusation de conclure à l’inexistence des crimes. Au contraire, les conclusions tendent à démontrer que, lorsqu’ils sont appréciés dans leur contexte, des crimes internationaux relevant du champ de compétence de la CPI, théoriquement considérés comme les plus graves, sont considérés comme insuffisamment graves pour emporter compétence juridictionnelle de celle-ci. Autrement dit, dans l’échelle des crimes les plus graves, un ordre de gravité se dessine, permettant de hiérarchiser les crimes et d’exclure ceux d’une gravité insuffisante pour emporter la compétence de la CPI.

Par ailleurs, un paradoxe se fait jour à la lecture de la décision du Bureau du Procureur qui relève des versions contradictoires dans l’établissement des faits et l’amène à conclure à l’insuffisance d’éléments de preuves[139]. Pourtant, une telle constatation va à l’encontre de sa propre stratégie de poursuite, selon laquelle « [l]a volonté d’approfondir les enquêtes renvoie à la nouvelle approche du Bureau qui consiste à recueillir de plus en plus des éléments de preuve plus variés à l’appui de ses dossiers »[140].

Après plusieurs échanges de vues entre les parties, la Chambre préliminaire I est saisie de l’affaire et rend une première décision le 16 juillet 2015 à l’occasion de laquelle elle infirme celle du Bureau du Procureur[141]. À rebours des conclusions de celui-ci, les juges évoquent que l’objectif principal de l’enquête tend à apporter des éclaircissements sur l’existence de crimes internationaux d’une gravité suffisante[142]. En d’autres termes, l’ouverture d’une enquête aurait dû permettre d’éclaircir les doutes évoqués par le Procureur et provoqués par le caractère contradictoire des versions des parties. C’est une vision particulièrement souple et large du stade des « pré-enquêtes » que nous livre la Chambre préliminaire, conférant à l’enquête une fonction décisive dans l’affinage de la gravité et permettant d’exclure ou d’inclure les situations portées à la connaissance du Procureur dans le champ des activités de la CPI.

Plus précisément, quatre points sont développés par la Chambre préliminaire. Premier point, elle considère que le fait de ne pas avoir recherché les personnes susceptibles de faire l’objet d’une enquête était une erreur. Si tel avait été le cas, ces éléments auraient permis d’apporter des critères qualitatifs à l’examen de la gravité[143], ce que le Procureur déplorait par ailleurs. Deuxième point, les juges reviennent sur le nombre de victimes et procèdent à une comparaison avec d’autres affaires et notamment l’affaire Abu Garda, où la gravité était quantitativement inférieure[144], mais qui a fait l’objet poursuites[145]. Troisième point, la Chambre s’intéresse à la nature des crimes et évoque « la gravité relative des éventuelles qualifications juridiques des faits apparents » [notre traduction][146]. Enfin quatrième point, l’accusation omet d’examiner certains faits dans l’évaluation de la gravité et notamment le mode de commission des crimes. Précisément, les juges pointent du doigt l’incohérence dans la décision du Procureur, laquelle admet des contradictions quant à l’existence de tirs antérieurs à l’arraisonnement du Mavi Marmara. Selon la Chambre préliminaire, si les tirs avaient été antérieurs à l’arraisonnement, ils permettraient de démontrer une intention préalable d’attaquer et de tuer[147]. Ceci justifie dès lors une gravité certaine et suffisante[148]. Les juges dénoncent l’absence d’enquête de la part du Procureur qui, tout en admettant un doute sur le degré de gravité, ne prend pas la peine de lever ce dernier. En définitive et c’est là une nuance importante, l’arrêt de la Chambre préliminaire n’affirme pas que les crimes commis sont graves. En revanche, elle juge que les différents éléments de faits, parfois contradictoires entre les versions des parties, laissent subsister un doute quant à leur degré de gravité, justifiant alors l’ouverture d’une enquête.

Après un réexamen en 2017[149] et une seconde décision de la Chambre de première instance concluant à son insuffisance[150], la Chambre d’appel dans un arrêt du 2 septembre 2019 juge le réexamen de la Procureure insuffisant[151]. Selon elle, la Procureure ne se fonde que sur des arguments évoqués par les parties lors de l’instance de 2015, ignorant alors les instructions de la Chambre préliminaire[152]. La Chambre d’appel fait néanmoins preuve de précaution et précise que si la Chambre préliminaire peut contraindre la Procureure à considérer certains éléments factuels, il ne lui appartient pas de le diriger dans l’évaluation des informations[153]. Autrement dit, la Chambre préliminaire impose à la Procureure de tenir compte et d’évaluer les éléments de faits afin de déterminer la suffisance de la gravité, sans pouvoir la contraindre à ouvrir une enquête. À cet égard, la Chambre d’appel vient au secours de l’indépendance de la Procureure, mais insiste sur l’intérêt qu’il y a d’enquêter en cas de doute sur la gravité[154].

L’affaire montre les tensions existantes entre les différents organes de la CPI et attribuables à la subjectivité inhérente à l’appréciation de la gravité. Dans le même temps, la Chambre d’appel échoue à encadrer les pouvoirs du Procureur[155]. Sans remettre en cause l’indépendance de celui-ci, les juges avaient l’opportunité d’imposer à l’accusation de motiver ses choix d’enquêter et de poursuivre par des considérations plus précises. De telles considérations pouvaient inclure la recherche d’un effet dissuasif aux potentiels auteurs de pareilles exactions[156], la volonté de favoriser les poursuites nationales[157], l’existence d’une affaire essentielle pour le développement du droit ou le souci de ne pas interférer avec des processus transitionnels déjà existants et délicats. Gilbert Bitti perçoit une « utilisation [...] de plus en plus abusive de la part du Procureur » du facteur[158], qui rend d’autant plus impérative la nécessité de ne pas en faire un élément de langage qui justifierait, sans les démontrer, les choix du Bureau.

Peut-être certaines considérations plus pragmatiques peuvent justifier la position du Procureur. Les différents plans stratégiques du Bureau du Procureur s’en font l’écho lorsqu’ils dénoncent l’insuffisance des moyens et la volonté des parties d’une réponse rapide et transparente[159]. Ces éléments peuvent être les causes d’un traitement sommaire de certaines situations, où les facteurs juridiques telle la gravité des crimes sont appréciés dans l’optique de parvenir rapidement et efficacement au terme de l’examen préliminaire[160]. À cet égard nous regrettons, même si nous l’entendons, une vision de plus en plus technocratique imposée au Bureau du Procureur dans la gestion des flux[161].

De surcroît, en jugeant l’affaire Al Mahdi suffisamment grave pour justifier la compétence de la CPI, les juges et le Procureur ont apporté d’autant plus de confusion quant au domaine de compétence de cette dernière. Comme l’explique Gilbert Bitti :

C’est la première fois dans l’histoire de la CPI qu’une affaire qui ne concerne que des atteintes aux biens est considérée à la fois par le Procureur et par la Chambre préliminaire comme suffisamment grave pour que la Cour y donne suite. Cette affaire aura probablement un impact important sur l’appréciation du critère de la gravité des affaires au regard de l’article 17-1-d du Statut. En effet, il sera difficile à l’avenir, notamment pour le Procureur, de soutenir qu’une affaire qui concerne seulement un nombre limité d’atteintes aux personnes n’est pas suffisamment grave au regard de l’article 17-1-d du Statut[162].

Mise en perspective avec l’affaire du Mavi Marmara, force est de constater que la gravité fait l’objet d’un traitement distinct. Ce traitement est fondé essentiellement sur l’appréciation subjective des organes de la Cour, créant un besoin d’homogénéiser l’utilisation de la gravité en droit international pénal.

II. Homogénéiser l’utilisation de la gravité en droit international pénal

Il ressort des développements précédents que les difficultés nées de l’appréciation de la gravité prennent corps à travers la question de la hiérarchisation des crimes internationaux. En ce sens un auteur écrit : « Ce qu’il faudrait définir, c’est une notion de gravité dans le contexte du Statut de la CPI. Or, cela impliquerait de se poser la question de la hiérarchie des crimes en droit international pénal, exercice que les juges, comme un grand nombre de commentateurs, se refusent à faire »[163]. Nonobstant ces constats, la lecture de la jurisprudence en matière de détermination des peines nous a permis d’identifier une hiérarchie des crimes internationaux (A). Cette hiérarchie s’avère néanmoins insuffisante, c’est pourquoi nous proposons de la compléter par la fixation de critères de détermination de la gravité (B).

A. Hiérarchiser les crimes grâce à la détermination des peines

La gravité se retrouve au coeur de la problématique des peines. Pour fixer le quantum de la peine, les juges ont recours à une appréciation in concreto de la gravité. Or, une appréciation in abstracto permettrait de la redéfinir dans le contexte du Statut de Rome et de décomposer la gravité abstraite des crimes. En tout état de cause, la gravité est le critère déterminant dans l’appréciation des peines (1). Les peines prononcées par les juges montreront réciproquement une hiérarchisation des crimes qui nous permettra d’induire des degrés de gravité (2).

1. La gravité pour apprécier les peines

En matière de détermination des peines, la norme de sanction repose sur l’affirmation implicite que les crimes de la compétence des juridictions pénales internationales sont les plus graves. En effet, les textes prévoient seulement une peine maximale d’emprisonnement à vie pour les juridictions ad hoc et dans le cadre de la CPI, une peine à temps de trente ans ou, sous certaines conditions, un emprisonnement à vie. De cette manière, le législateur international adapte la norme de sanction à la gravité des crimes[164].

Dans le même temps, la gravité fait office de limite à la sévérité des peines. L’article 77(1)(b) du Statut de Rome prévoit que les juges peuvent prononcer une peine d’emprisonnement à perpétuité[165]. À l’instar des tribunaux ad hoc, les rédacteurs du Statut de Rome ont jugé utile de conditionner le prononcé de telles peines à la caractérisation de « l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné »[166]. Aucune indication n’est fournie quant à la substance de l’expression « extrême gravité » car, pour l’heure, aucune peine perpétuelle n’a été prononcée par la CPI. La sentence dans l’affaire Ntaganda offre néanmoins quelques pistes de réflexion, l’accusé ayant été condamné à une peine de trente ans d’emprisonnement pour de nombreux crimes contre l’humanité et crimes de guerre, notamment de nombreux crimes sexuels[167]. Par conséquent, à l’argument du représentant des victimes sollicitant l’infliction d’une peine perpétuelle, la Chambre répond que :

[C]onstatant le chevauchement des comportements entre une partie de ces crimes, et sur la base de toutes les autres considérations pertinentes en l’espèce, nonobstant le fait qu’il n’y a pas de circonstances atténuantes à prendre en compte, la Chambre constate que les crimes pour lesquels M. Ntaganda a été condamné, malgré leur gravité et son degré de culpabilité, ne justifient néanmoins pas une peine d’emprisonnement à vie [notre traduction][168].

Dans cette affaire, les juges ont estimé que les crimes commis durant la première et la deuxième opération faisaient partie de la même campagne militaire et constituaient une succession logique d’événements. Par une interprétation a contrario, nous émettons l’hypothèse que l’extrême gravité des crimes est caractérisée par l’existence d’un nombre important de crimes de natures diverses, qui ne présenteraient aucune similitude contextuelle. En outre, l’existence de nombreuses circonstances aggravantes permettrait de caractériser l’extrême gravité et autoriserait les juges à infliger une peine d’emprisonnement à vie.

Enfin, les textes imposent aux juges la prise en compte d’un facteur de gravité. À l’exception des CETC, les statuts prévoient que lorsqu’ils déterminent la peine, les juges doivent tenir compte de la gravité de l’infraction[169]. De l’aveu des juges, ce facteur « est une considération principale dans le prononcé d’une peine » [notre traduction][170].

Pour ce faire, ils procèdent essentiellement à une appréciation in concreto. Les tribunaux pénaux internationaux se refusaient[171], sauf quelques exceptions ponctuelles[172], à se livrer à une appréciation in abstracto. Une raison à cela, en lien avec la question de la hiérarchisation des crimes internationaux, intéresse l’état du développement du droit international pénal. En effet, l’absence de hiérarchisation desdits crimes a aussi pour conséquence l’absence d’une échelle de la peine d’emprisonne-ment[173]. Dans la mesure où les crimes internationaux sont sujets à de nombreuses mutations[174], l’absence d’une appréciation in abstracto des crimes permettait d’éviter une hiérarchisation indirecte et l’élaboration prétorienne d’une échelle de la peine d’emprisonnement. De cette façon, les juges se préservaient une marge confortable dans le choix de la peine. D’ailleurs, c’est ce qu’ils affirment lorsqu’ils énoncent que la jurisprudence du TPIY n’étant pas arrêtée en ce qui concerne la hiérarchisation des crimes internationaux, la chambre se limite « à une appréciation de la gravité basée sur les circonstances de l’espèce »[175].

Tel n’est plus le cas devant la CPI qui mesure l’intérêt de développer une appréciation in abstracto. Elle profite de la détermination des peines et de la disjonction du procès permise par le Statut de Rome[176] pour y procéder. Partant, les juges affirment dès 2014 que « [c]hacun des crimes objets de la déclaration de culpabilité ne revêt pas obligatoirement la même gravité et il appartiendra à la Chambre d’évaluer leur nature exacte en distinguant, par exemple, selon qu’ils visaient des personnes ou seulement des biens »[177]. Cette position a été réaffirmée plus récemment dans les affaires Al Mahdi[178] et Ntaganda[179]. Dans la seconde, les juges ont entériné la tendance en faveur d’une appréciation abstraite de la gravité des crimes[180]. Par ailleurs, cette position est confortée par l’article 78(3) du Statut de Rome qui contraint les juges à prononcer plusieurs peines distinctes et ensuite seulement une peine globale, résultat de la confusion ou du cumul des précédentes[181]. Ces développements jurisprudentiels montrent qu’une distinction s’opère entre les atteintes aux personnes et aux biens, instituant dès lors des ordres de gravité différents, ce que corroborent par ailleurs les peines prononcées.

2. Les peines pour apprécier la gravité

La pratique des juges de la CPI démontre que ceux-ci sont de plus en plus enclins à favoriser une hiérarchisation des valeurs protégées par certaines infractions particulières[182].

De ce fait, les juges amorcent une hiérarchisation des crimes entre d’un côté ceux portant atteinte aux personnes et d’un autre côté ceux portant atteinte aux biens. Dans l’affaire Katanga, la Chambre de première instance distingue entre les crimes de meurtre et d’attaque contre la population civile d’une part, et les crimes de destruction et de pillage de l’autre, avant de conclure que les premiers entraînent l’imposition d’une peine plus sévère[183]. Cette distinction concerne également la qualification d’atteintes aux biens culturels, jugée fondamentalement graves, mais « moins [grave] que les crimes contre les personnes »[184]. Cela se confirme à travers le quantum des peines infligées pour les atteintes aux biens, plus faible que celui des atteintes aux personnes[185].

À l’opposé des atteintes aux biens, l’exercice de la justice internationale pénale se polarise autour d’autres infractions plus sévèrement sanctionnées. Il s’agit par exemple des atteintes sexuelles et sexistes et des atteintes contre les enfants. L’impulsion est essentiellement donnée par le Bureau du Procureur qui axe sa politique pénale à cette fin[186]. Les juges insistent également sur la gravité des actes commis et notamment en ce qui concerne les atteintes portées aux enfants. À titre d’illustration, les juges du TSSL ont condamné nombre d’auteurs pour avoir enrôlé et fait participer activement des enfants dans les conflits[187]. En revanche, le recours à une unique peine globale rend impossible la détermination de la part prise par ces infractions dans la peine totale. Seule l’affaire Issa Hassan Sesay du TSSL fait exception lorsque les accusés Issa Sesay et Morris Kallon sont condamnés, respectivement, à des peines de cinquante et trente-cinq ans d’emprisonnement pour leurs crimes d’enrôlement d’enfants, peines parmi les plus sévères prononcées à leur encontre[188]. Devant la CPI, Thomas Lubanga Dyilo se voit infliger une peine de quatorze ans d’emprisonnement pour des crimes de même nature[189], cette peine étant supérieure à celle prononcée contre Germain Katanga pour meurtres[190].

Ainsi, parce qu’ils oscillent entre une moindre sévérité et une plus grande sévérité, les atteintes aux biens et les atteintes sexuelles, sexistes et contre les enfants pourraient donner lieu à l’élaboration d’une échelle de peines plus précise sans pour autant faire figure de peines fixes[191]. Ces paliers permettraient de donner plus de corps à la gravité des crimes relevant de la compétence de la CPI. Officialiser de la sorte des ordres de gravité à l’aune des peines à prononcer permet de clarifier que tous les crimes relevant de la compétence de la Cour sont d’une gravité théorique équivalente, mais que leur gravité concrète justifie une appréciation différenciée. Peut-être cela profitera indirectement à la sélection des affaires par le Bureau du Procureur où il ne sera plus permis de penser que l’utilisation abusive de la gravité justifie que la moindre gravité des crimes contre les biens implique de facto une gravité supérieure des crimes contre les personnes[192]. Même si une hiérarchie est admise concrètement dans les textes, l’instauration de deux ordres de gravité distincts ne permettra plus d’amalgames. Dans l’appréciation de la recevabilité d’une affaire, les atteintes aux biens seront pensées distinctement des atteintes aux personnes de telle manière qu’aucune comparaison ne sera permise.

Toutefois, il ne peut s’agir là que d’une solution temporaire et imparfaite, tant les bénéfices qu’elle apporte ne profitent pas à l’ensemble de la problématique de la gravité. Si les juges ne fixent pas précisément certains critères, du moins au stade de la sélection des affaires, l’utilisation redondante de la gravité continuera à créer de la confusion quant à sa substance. La fixation de certains critères permettrait de corriger cette situation.

B. Fixer des critères de détermination de la gravité

À rebours de critiques exprimées par certains auteurs regrettant l’absence de critères précis[193], les développements précédents ont démontré que de tels critères existent bel et bien[194]. La jurisprudence affirme par ailleurs que l’accusation et les juges peuvent se fonder sur d’autres paramètres évoqués ailleurs dans les textes tels ceux relatifs à la fixation de la peine[195]. Tel est le cas de ceux mentionnés par la règle 145 du Règlement de procédure et de preuve de la CPI dans lequel figurent l’ampleur du dommage causé, le préjudice causé aux victimes et aux membres de leur famille, la nature du comportement illicite et des moyens qui ont servi au crime, le degré de participation de la personne condamnée, le degré d’intention, les circonstances de temps, de lieu et de manière, l’âge, le niveau d’instruction et de la situation sociale et économique de la personne condamnée mais aussi l’abus de pouvoir ou de fonctions officielles, la vulnérabilité particulière de la victime, la cruauté particulière du crime, le nombre de victimes ou le mobile ayant un aspect discriminatoire[196].

Il pourrait être objecté que cet ajout renforce la perte de visibilité de la gravité car des éléments tirés de la phase de détermination des peines permettent d’apprécier ce même facteur durant la phase préliminaire. En réalité, la confusion n’est qu’apparente, puisque l’appréciation de la gravité est différente dans les deux phases. À travers la motivation dans l’affaire du Mavi Marmara, la Chambre préliminaire nous livre la teneur de la gravité en amont du procès pénal international et de l’engagement des poursuites[197]. La formule utilisée par la CPI[198], empreinte de prudence et formulée au conditionnel, révèle véritablement la substance de la gravité requise au stade de la pré-enquête. Il s’agit là d’une gravité fondée sur un ensemble de probabilités, incertaines et équivoques, qui devront revêtir une consistance matérielle confirmée par des preuves concrètes afin que la CPI autorise l’ouverture d’une enquête. Il en va tout autrement lors de la phase de détermination des peines. À cette étape, la gravité sert essentiellement à asseoir celle des crimes tels qu’ils sont avérés et tels qu’ils ont été appréciés dans la déclaration de culpabilité. En d’autres termes, la phase de détermination des peines permet aux juges d’affirmer plus exactement, pour chaque chef de condamnation, le degré de gravité des crimes.

En revanche, la véritable difficulté consiste dans l’absence de quantification précise des critères. La Chambre d’appel ne semble pas disposée à établir plus rigoureusement des critères qui pourraient être imposés aux juges de première instance et au Bureau du Procureur. Cela ressort notamment de l’affaire Al Hassan[199], à propos des faits commis par Ansar Eddine et Al-Qaïda dans la ville de Tombouctou et précisément de l’implication de l’ancien commissaire de la police islamique de la ville. Les juges, en recourant à une appréciation casuistique de la gravité[200], institutionnalisent la subjectivité dans l’appréciation de celle-ci.

Pourtant une décision contraire serait grandement appréciable, tant qu’elle n’apporte pas de rigidité. Tout critère déterminé avec précision pourrait constituer des freins portés à la fonction dissuasive de la justice internationale pénale. En effet, énoncer précisément des critères qualitatifs donnant lieu à l’exclusion de certains crimes pourrait être perçu comme une source d’impunité, incitant à leur commission. Cela empêcherait également d’appréhender des crimes occasionnant dans l’immédiat moins de victimes, mais tout aussi graves en ce qu’ils pourraient être l’amorce d’un conflit plus grand et plus important. Vue sous cet angle, l’efficacité de la justice internationale pénale et de la lutte contre l’impunité entre en conflit avec l’impératif de sécurité juridique.

Une solution médiane réside alors dans la fixation de certains critères, les plus importants, qui, s’ils étaient caractérisés, emporteraient de facto la compétence de la CPI. Par exemple, le nombre de victimes et l’impact des crimes sur les victimes directes ou indirectes, ainsi que le caractère systématique et à grande échelle des crimes, seraient deux critères déterminants. Évidemment, si ces derniers n’étaient pas caractérisés, la CPI serait tout aussi compétente dès l’instant où plusieurs autres critères amèneraient à abonder dans le sens de la gravité. Les critères ne permettraient qu’une modulation et serviraient de variable d’ajustement. Sans sacrifier une certaine souplesse, cette solution apporterait davantage de sécurité juridique et permettrait de fixer clairement des critères concrets auxquels les juges et le Procureur seraient tenus.

De surcroît, le problème se présente avec moins de difficulté si la définition de la gravité s’inscrit dans une complémentarité effective. Le déficit de répression que pourrait engendrer une fixité de la gravité serait compensé si les États s’accordaient avec la CPI pour poursuivre systématiquement certains crimes isolés, jugés communément d’une moindre gravité et ne justifiant pas la compétence de la juridiction internationale. Celle-ci se focaliserait, faute de capacité ou de volonté de la part des États, sur des crimes plus graves et impliquant des auteurs hiérarchiquement supérieurs[201].

L’essentiel réside dans la recherche d’un juste milieu entre l’absence de définition occasionnant des vues divergentes et une fixité « excluante », réduisant d’autant la portée de la compétence de la Cour.

Conclusion

Dans une perspective positiviste, si l’étude de la gravité a en droit international pénal révélé une double utilisation de celle-ci, elle enseigne également qu’elle s’impose aux juridictions pénales internationales autant qu’elles en disposent. En tant que facteur, la gravité contribue à étendre ou restreindre la compétence des juridictions pénales internationales, mais son usage justifie aussi la création de règles favorisant la lutte contre l’impunité ou la protection des personnes mises en cause. À cet égard, la gravité est utile aux juges répressifs internationaux pour adapter certains principes du droit pénal, telle la légalité criminelle ou la présomption d’innocence, aux nécessités de la lutte contre les crimes internationaux, sans pour autant nier ces droits ni négliger les garanties offertes aux accusés. Derrière l’ambivalence, se manifeste en réalité la recherche d’un équilibre inhérent au droit répressif.

En outre, ces différentes considérations nous ont permis, dans une optique prospective, de décrire un tant soit peu la forme que doit revêtir la gravité en fonction du temps procédural où elle est requise. Lorsqu’elle est appréciée lors de la détermination des peines, celle-ci partage peu de traits communs avec celle attendue en amont du procès pénal. À une gravité « supposée », le prononcé des peines requiert une gravité « assertive », appréciée sur des faits déjà admis au stade de la culpabilité, mais aussi sur des bases théoriques qui permettent le développement du droit international pénal.

Effectivement, la gravité et son appréciation par les juges favorisent le développement du droit international pénal. Tantôt elle permet, en se fondant sur sa seule appréciation concrète des crimes internationaux, de développer les incriminations sans établir de hiérarchie entre elles. Elle contribuerait tantôt, en faisant la part belle à une appréciation in abstracto, à établir des distinctions entre les infractions internationales via les intérêts qu’elles protègent, offrant la possibilité de développer le droit sur cette question et de corriger certains excès.