Corps de l’article

1. Introduction

Le projet à la base de cet article découle d’un constat dressé lors de recherches antérieures sur la traduction politique en Catalogne (Pomerleau 2017, 2020). Au cours de ces recherches, nous avons remarqué que les indépendantistes catalans traduisent leur projet politique dans des dizaines de langues et qu’ils obtiennent un appui relativement important chez les minorités linguistiques de Catalogne. Plus concrètement, et tel que nous l’avons démontré (Pomerleau 2020 : 136), le projet d’indépendance de la Catalogne obtient environ trois fois plus d’appuis chez les non catalanophones de cette région comparativement à ce qu’obtiennent les indépendantistes québécois auprès des minorités linguistiques du Québec. Au Québec, contrairement à ce qui se passe en Catalogne, les indépendantistes ne traduisent pas, ou très peu, leur projet politique.

Ce constat nous a amenés à nous demander si la traduction de matériel politique (affiches, tracts, etc.) dans les langues de l’électorat avait une incidence sur le vote – ou à tout le moins les intentions de vote –, au point de jouer un rôle non négligeable dans les résultats d’une élection ou d’une consultation publique comme un référendum. Notre hypothèse de départ, c’est-à-dire l’hypothèse qui nous a incités à entamer ce projet, est donc que la traduction peut jouer un rôle important dans les choix politiques, plus particulièrement dans les intentions de vote. Plus précisément, elle peut influencer les choix faits par l’électorat au moment de voter dans l’isoloir d’un bureau de scrutin. Cette hypothèse, aussi intéressante soit-elle, est vaste et difficile à vérifier, étant donné que les votes sont secrets et que les sondages électoraux ne sont pas toujours fiables, tel que nous l’a démontré le résultat non attendu à l’élection américaine de 2016 (Enns, Lagodny et Schuldt 2017). Pour cette raison, nous émettons plutôt l’hypothèse que les langues dans lesquelles sont présentées (rédigées ou traduites) des affiches électorales peuvent influencer les intentions de vote de l’électorat. De plus, les perceptions qu’a l’électorat des langues offertes jouent un rôle dans ces intentions, et les perceptions varient en fonction de la langue maternelle des électeurs et électrices. Ce qui se passe réellement au moment de voter va au-delà de la portée de ce travail.

Pour obtenir des pistes de réponse quant à l’incidence de la traduction sur les intentions de vote et les perceptions, nous avons créé une enquête en ligne par l’intermédiaire de la plateforme LimeSurvey[1]. Cette enquête, que nous décrirons plus en détail à la section 4, consistait à recueillir l’opinion de l’électorat relativement à des affiches électorales unilingues et bilingues. Pour que les questions de notre enquête soient crédibles, nous avons ciblé un électorat précis – l’électorat québécois –, ce qui nous a permis de limiter les langues de traduction à des langues réalistes dans ce contexte sociolinguistique particulier (p. ex. : l’anglais, l’arabe et l’espagnol). Nous y reviendrons.

2. État de la question

Les recherches sur le rôle de la traduction dans les choix électoraux sont à notre connaissance inexistantes. Toutefois, comme nous le verrons ci-dessous, de nombreux chercheurs ont abordé des sujets connexes, dont a) les politiques de traduction ; b) la traduction de certains types de matériel électoral ; et c) la question des préférences linguistiques.

2.1. Politiques de traduction

Selon Meylaerts (2011), les politiques de traduction font partie intégrante des politiques linguistiques ; elles sont constituées de l’ensemble des règles qui régissent l’usage des langues dans le domaine public. En traductologie, on y fait souvent référence lorsqu’il est question de traduction institutionnelle, mais aussi de maisons d’édition, de sociétés commerciales, de formation des traducteurs, etc. L’un des pionniers de l’étude des politiques de traduction institutionnelles, Brian Mossop (1988, 1990), s’est notamment intéressé aux politiques de traduction au sein du gouvernement canadien.

Depuis, de nombreux autres chercheurs ont examiné les politiques de traduction de gouvernements et d’organismes publics et parapublics (dont Meylaerts 2009 ; Chríost, Carlin et Williams 2016 et Delisle et Otis 2016), d’organismes internationaux (dont Pym 2000, 2008 ; Koskinen 2000, 2008 ; et Bray 2016) et d’organisations non gouvernementales (ONG) (en particulier Tesseur 2014, 2017, 2018). Pour ce qui est des politiques de traduction des partis politiques, notons les travaux de Gagnon (2014) sur le Québec et le Canada. Cette chercheuse a notamment étudié les politiques de traduction des sites Web de différents partis électoraux fédéraux canadiens et provinciaux québécois, et remarqué que tant les politiques de traduction que les langues de traduction varient en fonction du contexte sociopolitique.

2.2. Traduction et élections

La question de la traduction de documentation électorale a été étudiée par quelques chercheurs, non pas d’un point de vue traductologique, mais plutôt de l’angle de l’analyse du discours, de la science politique et de la psychologie. Opeibi (2007), par exemple, a étudié l’usage fait de la traduction et de l’alternance codique entre diverses langues en usage au Nigeria (anglais, pidgin, yoruba, hausa, etc.) dans des affiches électorales dans ce pays. Dans la lignée des travaux de Wei (2003) sur Taiwan, Opeibi démontre que des candidats électoraux combinent les langues à diverses fins, notamment pour l’identification et la solidarité inter- et intraethnique, pour la création ou la suppression de barrières et pour la création d’effets humoristiques.

Aux États-Unis, plusieurs chercheurs, dont Hopkins (2011), Panagopoulos et Green (2011) et Lozano (2019), se sont intéressés au rôle joué par la traduction sur le taux de participation des hispanophones (en particulier) aux élections dans ce pays. Hopkins (2011 : 825), par exemple, démontre qu’une offre de services en espagnol et que la traduction de matériel électoral dans cette langue font augmenter le taux de participation chez les hispanophones, en particulier chez ceux dont le niveau d’anglais est faible. Panagopoulos et Green (2011 : 595) ont quant à eux observé que la publicité électorale en espagnol à la radio permet également de faire augmenter le taux de participation chez les hispanophones aux États-Unis. Enfin, indique Hopkins (2011 : 827), la carence en traduction, combinée avec le fait que huit millions de citoyens américains ne maîtrisent pas l’anglais, pourrait expliquer en partie le faible taux de participation électorale observé chez les immigrants comparativement au taux observé chez les électeurs nés aux États-Unis.

2.3. Préférences linguistiques

Les quelques enquêtes sur les préférences linguistiques de la population portent surtout sur la consommation et ont été menées principalement en Europe et aux États-Unis, mais aussi ailleurs, notamment par la Commission européenne[2] et la firme américaine CSA Research (DePalma, Sargent et Beninatto 2006 ; DePalma, Stewart et Hegde 2014 ; DePalma et O’Mara 2020). Ces études indiquent toutes que les consommateurs préfèrent de loin des produits dans leur langue maternelle. À titre d’exemple, l’eurobaromètre de la Commission européenne indique que neuf internautes sur dix (90 %) préfèrent naviguer sur un site dans leur propre langue lorsqu’il est offert.

Par ailleurs, dans le plus récent rapport Can’t Read, Won’t Buy de CSA Research, DePalma et O’Mara (2020) révèlent que 65 % des consommateurs préfèrent le contenu dans leur langue maternelle, et ce, même si la traduction dans cette langue est boiteuse et que 40 % des consommateurs achètent seulement dans leur langue maternelle, tel que l’illustre la figure 1 ci-dessous. En résumé, écrivent les auteurs, « le contenu dans les langues locales joue un rôle de taille au moment de faire en sorte que l’internaute devienne un consommateur » (2020 : 8 ; notre traduction).

Figure 1

Achat sur des sites dans la langue maternelle des consommateurs

Achat sur des sites dans la langue maternelle des consommateurs
© CSA Research, Can’t Read, Won’t Buy – B2C, June 2020 (DePalma et O’Mara 2020 : 56)

-> Voir la liste des figures

Enfin, comme nous l’avons décrit ailleurs (Pomerleau 2020 : 135), les nombreuses études sur les habitudes de consommation des hispanophones, dont Beniflah et C. Chatterjee (2015), Mizrahi (2017) et Simmons (2018), font ressortir que lorsqu’on s’adresse à ces consommateurs dans leur langue, ils sont davantage enclins à acheter un produit, ont davantage confiance en ce produit, et se sentent respectés. En somme, les études confirment que plus on offre de contenu dans la langue d’une personne, plus il y a de chances que cette personne adhère au produit proposé.

On pourrait croire que les choix de consommation ont peu à voir avec les choix politiques, mais, comme l’indique Munday (2004), la publicité électorale ne concerne peut-être pas directement la vente d’un produit, mais, comme la publicité commerciale, elle renforce ou construit une image dans le but d’influencer un comportement. Ainsi, écrit Munday,

Nor should we restrict ourselves to seeing advertising merely in terms of consumerism, despite the importance of that link stressed by Fairclough (2001 : 165-175). Posters, book jackets, political advertising, food and clothing labels, information leaflets, product recall notices, home-made printed or hand-written pages stuck on lampposts, shop and street signs all advertise either a product, a service or some kind of information. They may not always be directly selling a product, but they are reinforcing or constructing an image, seeking to affect people’s behaviour in some way, or at least to make them stop and think.

Munday 2004 : 199 ; nous soulignons

Dans le cadre de cette recherche, nous considérons donc que l’électorat consomme un produit et que les publicités et affiches électorales font la promotion de ce produit. Ces publicités et affiches utilisent la langue ou les langues comme une stratégie de persuasion, tel que le précise Opeibi :

In most democratic systems, election periods provide opportunities for political candidates to employ various forms of publicity strategies to promote their own images ; neutralise opposition and solicit votes in order to gain political power. Campaigns are intense efforts at mobilising supporters, persuading the undecided and neutralising the opposition (West 1984). The process of wooing the electorate is done through the use of language. Persuasive strategies then become largely the thrust of most political talk, especially during the period of elections.

Opeibi 2007 : 231

Dans la prochaine section, nous faisons un survol des pratiques de traduction d’affiches électorales au Québec, ce qui nous permettra de contextualiser notre enquête et les résultats, puis de faire la distinction entre les différents types d’élections au Québec.

3. Traduction d’affiches électorales au Québec

3.1. Sur le plan provincial

Actuellement, très peu de candidats et partis politiques font usage de l’anglais ou d’autres langues que le français dans leurs affiches électorales au Québec. Certains partis le font avec parcimonie, mais rarement lors d’élections provinciales. Une exception notoire est celle du défunt parti Égalité (1989-2003) qui, son nom nous met la puce à l’oreille, affichait tant en anglais qu’en français[3]. Le Parti libéral du Québec et le Parti conservateur du Québec, quant à eux, utilisent à l’occasion des affiches bilingues ou en anglais dans certaines circonscriptions[4],[5]. Les principaux autres partis politiques provinciaux (Coalition avenir Québec, Parti Québécois, Québec solidaire) ne s’affichent qu’en français[6].

On pourrait aussi croire que les affiches électorales provinciales sont presque exclusivement en français parce que c’est l’unique langue officielle du Québec et en raison des dispositions de la Charte de la langue française (1977)[7], dont fait partie le Règlement sur la langue du commerce et des affaires, mais la Charte n’empêche aucunement l’affichage dans d’autres langues. En effet, l’article 58 de la Charte prévoit que l’affichage public doit se faire en français au Québec, mais qu’il peut être fait « à la fois en français et dans une autre langue pourvu que le français y figure de façon nettement prédominante »[8]. Qui plus est, les affiches électorales ne sont pas assujetties à cet article puisque l’article 59 dispense les messages de type politique des dispositions relatives à l’affichage public à prédominance française : « [l]’article 58 ne s’applique pas à la publicité véhiculée par des organes d’information diffusant dans une langue autre que le français, ni aux messages de type religieux, politique, idéologique ou humanitaire pourvu qu’ils ne soient pas à but lucratif »[9].

Ainsi, les partis politiques et les candidats à des élections au Québec pourraient tout à fait produire et afficher leur publicité électorale en anglais et en français, voire dans n’importe quelle langue, et ce, même sans une version française. Le fait que les affiches électorales provinciales sont presque exclusivement en français au Québec n’est donc pas une question légale. Toutefois, il est probable que certains candidats ou partis n’en soient pas conscients ou préfèrent éviter de froisser la population majoritairement francophone de la province. Il se peut aussi qu’ils décident tout simplement de respecter l’esprit de la Charte, c’est-à-dire la primauté de la langue française dans l’affichage public au Québec.

D’ailleurs, avant l’adoption de la Charte de la langue française (1977), il n’était pas rare que des candidats à des élections provinciales produisent des affiches bilingues français-anglais, comme en font foi les deux affiches (figures 2 et 3) ci-dessous. La première est celle de la candidature de Jean Lesage à l’élection provinciale québécoise de 1962 dans la circonscription de Québec-Ouest dans la ville de Québec (il est alors élu et devient premier ministre du Québec jusqu’en 1966). La deuxième affiche est celle de la candidature de Marie-Claire Kirkland-Casgrain à l’élection de 1966 dans la circonscription de Marguerite-Bourgeois dans l’ouest de Montréal (elle est élue et représentera les électeurs et électrices de cette circonscription jusqu’en 1973).

Figure 2

Affiche électorale provinciale de Jean Lesage (1962)

Affiche électorale provinciale de Jean Lesage (1962)
© Assemblée nationale du Québec. Source : Artefacts Canada[10]

-> Voir la liste des figures

Figure 3

Affiche électorale provinciale de Marie-Claire Kirkland-Casgrain (1966)

Affiche électorale provinciale de Marie-Claire Kirkland-Casgrain (1966)
Source : Musée québécois de culture populaire[11]

-> Voir la liste des figures

3.2. Sur le plan fédéral

Le Canada étant un pays officiellement bilingue français-anglais, il n’est pas étonnant qu’il y ait davantage d’affiches bilingues ou en anglais seulement à l’occasion d’élections fédérales, et ce, même dans les circonscriptions québécoises. Toutefois, les partis limitent généralement l’affichage bilingue ou en anglais seulement à des circonscriptions où il y a un pourcentage relativement important d’anglophones ou d’allophones dont la première langue officielle est l’anglais. À titre d’exemple, 43,9 % de la population de la circonscription fédérale de Lac-Saint-Louis dans l’ouest de l’île de Montréal indique avoir l’anglais comme langue maternelle et 63,1 % avoir cette langue comme première langue officielle. Notons qu’à l’échelle provinciale ces pourcentages sont de 7,5 % et 12 % respectivement[12].

Les quelques cas médiatisés d’affiches bilingues ou en anglais seulement à l’occasion d’élections fédérales au Québec démontrent que ces affiches sont généralement critiquées par la population et les journalistes de la presse francophone. À titre d’exemple, Justin Trudeau a été vivement critiqué en raison de la présence de quelques affiches unilingues en anglais dans la circonscription de Papineau, où il se présentait comme candidat en 2015[13] (voir figure 4). Notons que dans cette circonscription, 67,3 % des électeurs ont le français comme première langue officielle[12], mais que cette circonscription englobe le quartier Parc-Extension, majoritairement allophone et de première langue officielle anglaise[14]. Quoi qu’il en soit, l’équipe du candidat Trudeau a indiqué « qu’il s’agissait d’une erreur qui serait corrigée rapidement »[13].

Figure 4

Affiche électorale fédérale de Justin Trudeau (2015)

Affiche électorale fédérale de Justin Trudeau (2015)
Source : Radio-Canada[13]

-> Voir la liste des figures

Un autre exemple très parlant est celui de Raymond Ayas, candidat pour le Parti populaire du Canada dans Ahuntsic-Cartierville aux élections fédérales de 2019. Dans cette circonscription montréalaise, 71,2 % des électeurs ont le français comme première langue officielle[12]. Dans une vidéo intitulée « Correction immédiate d’une erreur sur mes affiches » publiée sur YouTube[15], le candidat s’est empressé de répondre à un journaliste qui s’apprêtait à publier un article exposant la présence de ses affiches en anglais seulement (voir figure 5) sur le boulevard Crémazie à Montréal. Le candidat Ayas a alors précisé qu’il s’agissait d’une « petite erreur » et a indiqué au journaliste qu’en théorie, si une affiche était en anglais, elle devait être accompagnée d’une affiche en français dans un « champ de vision immédiat ».

Figure 5

Affiches électorales fédérales de Raymond Ayas (2019)

Affiches électorales fédérales de Raymond Ayas (2019)
Source : Le Journal de Québec[16]

-> Voir la liste des figures

En résumé, bien qu’à l’échelle fédérale le Canada est officiellement bilingue, la présence de l’anglais dans les affiches électorales fédérales au Québec crée parfois de petites tempêtes médiatiques que doivent braver les partis et candidats. Dans les cas mentionnés, des journalistes ont sonné l’alarme et les candidats se sont empressés de s’excuser, indiquant qu’il s’agissait d’erreurs, et ont rectifié la situation, même s’ils n’avaient pas à le faire puisque les affiches électorales en anglais ne contreviennent pas à la loi, comme nous l’avons déjà mentionné.

3.3. Sur le plan municipal

Enfin, on voit aussi des affiches bilingues ou en anglais à l’occasion de certaines élections municipales. Tout comme dans le cas d’élections fédérales, les affiches arborant de l’anglais sont surtout visibles dans des municipalités où il y a un pourcentage relativement important d’anglophones. À Montréal, par exemple, 12,4 % de la population indique avoir l’anglais comme langue maternelle et 23,8 % avoir cette langue comme première langue officielle[12]. Il n’est donc pas étonnant que certains partis politiques municipaux, dont Projet Montréal[17] et Coalition Montréal[18], aient opté pour s’afficher occasionnellement de façon bilingue, voire multilingue, notamment dans le quartier Parc-Extension, dont nous avons déjà parlé (voir figure 6).

Figure 6

Affiche électorale municipale de Mohammad Yousuf (2017)

Affiche électorale municipale de Mohammad Yousuf (2017)
Source : Page Facebook du candidat[19]

-> Voir la liste des figures

On retrouve également des affiches électorales bilingues ou en anglais à Gatineau, ville québécoise à quelques pas de la province largement anglophone de l’Ontario. À Gatineau, 11,2 % de la population indique avoir l’anglais comme langue maternelle et 15 % avoir cette langue comme première langue officielle[12]. Tout comme dans les cas précédemment mentionnés, les candidats affichant en anglais ou de façon bilingue sont souvent critiqués pour cette façon de faire. Barbara Charlebois, candidate dans le secteur d’Aylmer à Gatineau en 2009, a vu ses affiches retirées par un citoyen s’opposant « au caractère unilingue anglais du slogan de Mme Charlebois : “It’s about our community” »[20] (voir figure 7).

Figure 7

Affiche électorale municipale de Barbara Charlebois (2009)

Affiche électorale municipale de Barbara Charlebois (2009)
Source : Radio-Canada[20]

-> Voir la liste des figures

En 2013, le maire sortant de Gatineau Marc Bureau a également été critiqué pour avoir affiché sa candidature en anglais (voir figure 8). Dans un article publié par Impératif français, le président de cet organisme de promotion de la langue française estime que M. Bureau « […] met tout son poids pour appuyer le non-apprentissage du français et de l’unilinguisme anglais » et que « […] la ville de Gatineau est responsable des taux québécois d’anglicisation et de défrancisation parmi les plus élevés du Québec[21] ».

Figure 8

Affiche électorale municipale de Marc Bureau (2013)

Affiche électorale municipale de Marc Bureau (2013)
Source : Le Droit[22]

-> Voir la liste des figures

La description que nous avons faite des tendances de traduction ou de non-traduction d’affiches électorales au Québec, de même que notre recherche dans les archives québécoises et canadiennes, indiquent que le français prédomine largement dans l’affichage dans la province. Les quelques exemples d’affiches en anglais, voire bilingues ou multilingues, attestent que celles-ci dérangent, dans une certaine mesure, tant des journalistes que des citoyens. À la lumière de ces exemples, nous avons voulu vérifier si ces cas sont anecdotiques ou non. Pour ce faire, nous avons mené une enquête auprès de l’électorat québécois, que nous décrivons à la section suivante, après avoir exposé notre question et nos sous-questions de recherche.

4. Questions et enquête

4.1. Questions

À partir de ce qu’indiquent les études antérieures sur les politiques de traduction, la traduction politique et les préférences linguistiques de la population, et en tenant compte de notre hypothèse de départ, c’est-à-dire que la traduction joue un rôle dans les choix politiques, nous avons formulé la question de recherche suivante : Est-ce que ce qui a été constaté pour les produits de consommation est aussi vrai pour les choix politiques (au Québec, dans notre cas) ? Comme nous l’avons exposé, les gens consomment davantage un produit lorsqu’il est offert dans leur langue, mais il n’est pas clair que l’électorat est aussi porté à favoriser un parti qui s’affiche dans sa langue maternelle.

À notre question principale s’ajoutent donc les sous-questions suivantes : 1) Quelle influence peuvent avoir les choix linguistiques des candidats ou partis politiques sur l’électorat et le vote ? Par exemple, est-ce qu’en affichant en anglais ou dans une langue non officielle au Québec, un candidat ou parti pourrait obtenir plus de votes de la communauté linguistique concernée ? 2) Est-ce qu’un candidat ou parti qui s’affiche dans la langue d’une minorité peut perdre la faveur d’une partie de l’électorat, en particulier de la communauté linguistique majoritaire ? Par exemple, est-ce qu’en affichant en anglais ou dans une autre langue non officielle au Québec, un candidat ou parti risque de perdre des votes ?

4.2. Enquête

Pour répondre à nos questions et vérifier notre hypothèse, nous avons monté et mené une enquête sur les préférences linguistiques de l’électorat par l’intermédiaire de la plateforme LimeSurvey[23]. Cette plateforme logicielle permet de créer des enquêtes, de les diffuser et d’en extraire certaines données statistiques. En raison des fonctionnalités d’analyse limitées de LimeSurvey, nous avons fait appel au logiciel SPSS et utilisé le test du chi carré pour croiser les données et obtenir des analyses statistiques plus détaillées.

Dans le cadre de cette enquête offerte en français et en anglais, les participants et participantes étaient appelés à visualiser des affiches électorales dans plusieurs langues et à sélectionner les candidates ou candidats pour lesquels ils seraient les plus enclins à voter. De plus, on leur demandait de donner leur opinion sur diverses affiches électorales unilingues et bilingues. L’enquête comportait un total de 23 questions sur des affiches électorales[24].

Pour que les questions de notre enquête soient crédibles, nous avons ciblé un électorat précis – l’électorat québécois –, ce qui nous a permis de limiter les langues de traduction à des langues réalistes dans ce contexte sociolinguistique particulier (p. ex. : l’anglais, l’arabe et l’espagnol), soit les langues les plus comprises au Québec selon le recensement canadien de 2016[12]. De plus, les affiches ont été conçues en tenant compte de la réalité linguistique québécoise, notamment les affiches bilingues (en général en français et dans une autre langue, mais avec le français en haut et prédominant). Les affiches présentées sont donc des affiches en théorie plausibles aux yeux des répondants. Une affiche anglais-hindi ou espagnol-portugais, par exemple, serait insolite aux yeux de l’électorat québécois et aurait pu miner la crédibilité de l’enquête. Enfin, pour éviter que les affiches soient associées à des partis politiques existants au Québec, des couleurs relativement neutres, c’est-à-dire des teintes de gris, ont été utilisées[25].

L’enquête en ligne a eu lieu d’octobre 2020 à février 2021. Les participants ont été contactés par l’intermédiaire des réseaux sociaux, en particulier Facebook avec des publicités payantes, mais aussi Twitter et LinkedIn, de même que par courriel.

4.2.1. Questions de l’enquête

Les questions de l’enquête se divisaient en deux types : des questions sur les choix linguistiques et des questions sur les perceptions linguistiques. Cette façon de faire nous permettait d’abord d’obtenir des réponses précises (le participant fait un choix unique), puis d’obtenir des données nous permettant d’étudier ces choix en fonction des perceptions.

Dans le cadre des questions sur les choix linguistiques, les participants devaient d’abord choisir une ou un candidat en fonction de la langue de son affiche. Concrètement, les participants devaient visualiser simultanément 12 affiches unilingues dans diverses langues, soit les 12 langues les plus comprises au Québec, puis choisir l’affiche/le candidat pour qui il préférerait voter. Pour cette question, nous avons présenté des affiches unilingues afin de vérifier si les participants choisiraient l’affiche dans leur langue maternelle ou non. La question se présentait comme suit dans la version française :

Figure 9

Question sur les choix linguistiques : affiches unilingues

Question sur les choix linguistiques : affiches unilingues

-> Voir la liste des figures

Après voir répondu à cette question, les participants devaient indiquer la probabilité de choisir une candidate ou un candidat en fonction de la langue ou des langues de son affiche électorale. Concrètement, les participants devaient visualiser 13 affiches l’une après l’autre : 1 affiche en français seulement, 1 affiche en anglais seulement et 11 affiches bilingues avec le français prédominant, ce qui, nous le rappelons, est le plus plausible aux yeux de l’électorat québécois. Pour les 13 affiches présentées, les participants devaient indiquer quelles étaient les probabilités de voter pour le candidat ou la candidate en question : nulles, faibles, moyennes ou élevées. À titre d’exemple, voici la question pour l’affiche bilingue français-espagnol :

Figure 10

Question sur les choix linguistiques : affiches bilingues

Question sur les choix linguistiques : affiches bilingues

-> Voir la liste des figures

Dans le cadre des questions sur les perceptions, on demandait aux participants d’indiquer leur sentiment relativement à chacune des affiches, de neuf différents types, unilingues et bilingues (diverses combinaisons avec le français et l’anglais). Les choix de réponse étaient les suivants : Je trouve ça très bien ; Je trouve ça bien ; Ça me laisse indifférent ; Ça me dérange un peu ; Ça me dérange beaucoup. À titre d’exemple, voici la version comportant les affiches bilingues français-langue étrangère :

Figure 11

Question sur les perceptions linguistiques : affiches bilingues français-langue étrangère

Question sur les perceptions linguistiques : affiches bilingues français-langue étrangère

-> Voir la liste des figures

4.2.2. Portrait des participants

Tel qu’indiqué plus haut, l’enquête a été montée avec l’électorat québécois en tête, mais elle était ouverte à toutes et à tous. Au total environ 500 personnes y ont participé, et de ce nombre, nous comptons 404 réponses complètes de la part de participants québécois, c’est-à-dire de participants ayant indiqué habiter au Québec. Les résultats présentés plus loin concernent donc ce groupe, qui était notre public cible.

Parmi ces 404 participants québécois, 85,8 % ont indiqué être de langue maternelle française et 76,8 % être nés au Québec. La majorité est bilingue français-anglais et possède un diplôme universitaire. 11,2 % se disent membre d’une minorité ethnique ou visible et 1,7 % d’une première nation. Le participant type est donc francophone, bilingue et non-membre d’une minorité ; il est né au Québec, habite en zone urbaine et il est hautement scolarisé (diplôme universitaire pour la majorité). L’ensemble n’est donc pas tout à fait représentatif de la population dans sa totalité, ce qui doit être pris en compte dans l’analyse. Les résultats indiquent des tendances, mais on ne peut pas nécessairement les extrapoler à toute la population québécoise.

4.2.3. Définitions

Traditionnellement, les termes « francophone », « anglophone » et « allophone » sont utilisés au Canada afin d’identifier les personnes dont la langue maternelle est, respectivement, le français, l’anglais et toute langue non officielle, qu’il s’agisse d’une langue autochtone d’Amérique du Nord ou d’une langue étrangère, c’est-à-dire arrivée avec l’immigration (relativement) récente au Canada comme l’italien, l’arabe ou le mandarin. Ces termes ne sont pas sans soulever des problèmes et des critiques, notamment parce qu’ils ne tiennent pas compte des langues réellement utilisées par la population, ni des compétences linguistiques ou de la possible complexité de l’identité linguistique des personnes bilingues et multilingues. D’ailleurs, dans une lettre ouverte publiée dans le quotidien québécois Le Devoir le 7 avril 2021, l’écrivain italo-québécois Marco Micone affirmait que toute personne dont la première langue officielle parlée est le français devrait être considérée comme francophone[26], ce qui rejoint la définition de l’Office québécois de la langue française (OQLF) pour qui « [l]es personnes ayant le français, l’anglais ou une langue autre comme langue parlée le plus souvent à la maison sont respectivement nommées francophones, anglophones et allophones […] »[27]. L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) va encore plus loin en suggérant que toute personne qui parle français est francophone, sans mention du niveau de compétence requis. L’OIF se présente d’ailleurs comme suit : « La Francophonie, ce sont tout d’abord des femmes et des hommes qui partagent une langue commune, le français »[28].

Pour les besoins de notre recherche, nous avons fait appel aux chiffres de Statistique Canada qui, sans proposer de définition normalisée des groupes linguistiques (francophones, anglophones et allophones), se base sur le critère de la langue maternelle, définie comme « la première langue apprise à la maison dans l’enfance et encore comprise par la personne au moment où les données sont recueillies »[12] pour des raisons essentiellement pratiques :

Pour des raisons historiques, Statistique Canada a généralement utilisé le critère de la langue maternelle, soit la première langue apprise à la maison dans l’enfance et encore comprise au moment du recensement. Les statistiques fondées sur la langue maternelle ont l’avantage d’être approximativement comparables depuis plus d’un demi-siècle.[29]

Le terme « francophone » est donc généralement utilisé comme synonyme de « personne de langue maternelle française » par Statistique Canada. D’un point de vue statistique, ces termes (francophone, anglophone et allophone) sont pratiques pour distinguer les Canadiens et les Québécois de langue maternelle française, anglaise et autre. Pour cette raison, nous les utilisons dans le même sens que Statistique Canada. Par ailleurs et dans le même esprit, pour distinguer la majorité des minorités linguistiques du Québec, nous utilisons les termes « francophones » et « non-francophones ».

5. Résultats

Dans la présente section, nous allons regarder et analyser quelques résultats en lien avec les deux types de questions. Nous aborderons d’abord les choix linguistiques en répondant à la question « Est-ce que ce qui a été constaté pour les produits de consommation est aussi vrai pour les choix politiques ? », c’est-à-dire que l’électorat québécois préfère les produits (politiques) qui sont offerts dans sa langue maternelle ? Ensuite, nous traiterons de la perception des langues présentées dans les affiches électorales. Nous avons étudié les données en divisant les répondants en deux groupes, soit les francophones et les non-francophones, connus pour avoir des comportements électoraux différents au Québec (Bélanger et Nadeau 2009 : 37 ; Breguet 2018).

5.1. Choix linguistiques

Les réponses à la question sur les choix linguistiques : « Dans le cadre d’une élection provinciale, si vous pouviez ne voter que pour l’un ou l’une de ces candidats ou candidates, qui choisiriez-vous ? » (voir figure 9) indiquent que la très grande majorité des Québécois francophones, soit 92 % des répondants de ce groupe, préfèrent le candidat ou la candidate dont l’affiche est en français (seuls 4 % ont choisi l’anglais et 4 % une autre langue). Cela va dans le sens des résultats des différentes enquêtes sur la consommation, qui établissent toutes que les consommateurs préfèrent de façon nettement majoritaire des produits et services dans leur langue maternelle. Toutefois, chez les Québécois non francophones ayant répondu à notre enquête, seuls 39 % ont choisi l’affiche dans leur langue maternelle lorsqu’elle était offerte. Par ailleurs, 47 % des participants de ce groupe ont choisi l’affiche en français. Chez les non-francophones donc, les résultats ne correspondent pas à ce que révèlent les études sur la consommation.

Plusieurs facteurs pourraient expliquer cet écart : l’hypothèse la plus simple est que les choix politiques diffèrent des choix de consommation. Cependant, il demeure que dans l’ensemble, 84 % des participants, toutes langues maternelles confondues, ont choisi le candidat ou la candidate dont l’affiche était dans leur langue maternelle. Rappelons ici qu’on mentionnait aux participants, en début d’enquête, que le contexte était une élection provinciale québécoise. Il se pourrait donc que pour les Québécois non francophones, la politique québécoise constitue un contexte essentiellement francophone et que cette idée que la politique québécoise se passe en français ait motivé leur choix du candidat ou de la candidate dont l’affiche est en français. Qui plus est, alors que 97 % des participants non francophones ont indiqué comprendre le français, 66 % ont indiqué que le français (plutôt que l’anglais) était leur première langue officielle. La prépondérance du français chez les participants de ce groupe pourrait donc elle aussi ne pas être étrangère au fait que près de la moitié d’entre eux ont choisi l’affiche en français.

Pour vérifier cette hypothèse, il faudrait mener une enquête qui permettrait de comparer les résultats obtenus au Québec avec ceux obtenus dans d’autres juridictions, par exemple dans d’autres provinces canadiennes ou dans d’autres pays bilingues ou multilingues. Cela va au-delà de la portée de ce travail.

5.2. Perceptions linguistiques

Dans cette section, nous présentons des résultats en lien avec la perception des participants relativement à divers types d’affiches électorales. Celles-ci sont divisées en trois catégories : a) affiches dans les langues officielles du Canada ; b) affiches dans une langue autochtone du Canada ; c) affiches dans des langues étrangères au Canada. Tel que mentionné plus tôt, les participants pouvaient exprimer leurs attitudes envers les langues utilisées dans les affiches électorales hypothétiques en choisissant l’une des options suivantes dans le questionnaire : a) Je trouve ça très bien ; b) Je trouve ça bien ; c) Ça me laisse indifférent ; d) Ça me dérange un peu ; e) Ça me dérange beaucoup. Dans le cas des affiches dans diverses langues étrangères, les participants devaient aussi indiquer les possibilités de voter pour un candidat présentant une affiche bilingue en français et en langue étrangère en choisissant l’une des options suivantes : a) Nulles ; b) Faibles ; c) Moyennes ; d) Élevées.

5.2.1. Affiches dans les langues officielles du Canada

Dans cette sous-section, nous présentons des résultats en lien avec la perception des participants face à trois types d’affiches électorales dans les langues officielles du Canada, soit a) une affiche unilingue en français ; b) une affiche unilingue en anglais ; et c) une affiche bilingue français-anglais (voir figure 12).

Figure 12

Affiche dans les langues officielles du Canada

Affiche dans les langues officielles du Canada

-> Voir la liste des figures

Tel que le montre la figure 13 ci-dessous, les résultats de l’enquête confirment que les francophones ont, dans une très large proportion, une attitude positive face à une affiche unilingue en français (82,9 % trouvent cette affiche bien ou très bien), alors que chez les non-francophones, on note une attitude positive chez un peu moins des deux tiers (61 %) des participants.

Figure 13

Perception de l’affiche unilingue en français

Perception de l’affiche unilingue en français

-> Voir la liste des figures

La figure 14 montre que, contrairement à une affiche unilingue en français seulement, une affiche unilingue en anglais suscite un écho positif chez un très faible pourcentage de francophones (4 %) contre près d’un cinquième chez les non-francophones (18,7 %). On pourrait donc dire que pour les francophones du Québec une affiche en anglais seulement n’est pas une proposition acceptable dans le cadre d’une élection provinciale. L’affiche en anglais est d’ailleurs aussi perçue négativement par une grande proportion des non-francophones, soit 61 % des participants, ce qui va dans le sens de l’hypothèse que pour les Québécois non francophones, la politique provinciale québécoise est étroitement liée à la langue française.

Figure 14

Perception de l’affiche unilingue en anglais

Perception de l’affiche unilingue en anglais

-> Voir la liste des figures

Lorsqu’il s’agit d’une affiche bilingue français-anglais (figure 15), un peu plus du tiers (39,1 %) des francophones et plus des deux tiers (69,5 %) des non-francophones ont fait état d’une perception positive. Cela pourrait indiquer, si l’on compare avec l’affiche précédente (anglais seulement), que ce qui dérange les Québécois francophones, ce n’est pas tant la présence de l’anglais, mais surtout l’absence de français. En effet, l’anglais seul dérange 91,5 % des francophones alors que le bilinguisme français-anglais dans les affiches dérange deux fois moins, soit 45,5 % des participants francophones. Par ailleurs, chez les Québécois non francophones, le bilinguisme français-anglais dans les affiches l’emporte au chapitre des perceptions lorsque comparé avec l’unilinguisme français, mais de peu (69,5 % positif contre 61 %). Ainsi, pour les Québécois non francophones, le bilinguisme français-anglais est tout à fait acceptable dans les affiches électorales. Ce qui gêne ce groupe, encore une fois, c’est l’absence de français, tel que vu à la figure 14.

Figure 15

Perception de l’affiche bilingue français-anglais

Perception de l’affiche bilingue français-anglais

-> Voir la liste des figures

Sur la base de cette analyse statistique des perceptions des participants à l’égard des caractéristiques linguistiques des affiches électorales hypothétiques, nous pourrions aller plus loin et discuter des conséquences probables des pratiques de traduction dans les campagnes électorales réelles. En effet, ce que les statistiques ci-dessus nous font connaître, c’est que si un candidat souhaite communiquer avec le public en anglais (par exemple dans une circonscription où une partie relativement importante de l’électorat est anglophone), le candidat ou la candidate peut augmenter les perceptions positives chez l’électorat francophone et non francophone en ajoutant la version française de son message. Dans le cas où un candidat ou une candidate souhaite communiquer avec le public en français (ce qui est très majoritairement le cas au Québec), l’apparition du message français à côté de sa version anglaise dans une affiche contribue à augmenter les perceptions positives parmi l’électorat non francophone (nous avons 61 % de perceptions positives envers une affiche en français seulement par rapport à 69,5 % de perceptions positives envers des affiches bilingues français-anglais, soit une hausse de 8,5 %). Cependant, à cause de cette traduction, le candidat pourrait perdre la faveur d’une partie de l’électorat francophone (nous avons 82,9 % de perceptions positives envers une affiche en français seulement face à 39,1 % de perceptions positives envers une affiche bilingue français-anglais, soit une baisse de 43,8 %).

Il semble donc que dans l’ensemble, des affiches bilingues français-anglais peuvent nuire à l’élection d’un candidat, ou à tout le moins à la perception qu’en a l’électorat. La hausse des perceptions positives relativement aux affiches bilingues chez les non-francophones est nettement inférieure à la baisse des perceptions positives pour ce qui est des affiches bilingues chez les francophones. Pour montrer ce à quoi ces chiffres pourraient correspondre dans la réalité et à titre illustratif, voyons ce à quoi ces pourcentages pourraient correspondre dans une élection provinciale au Québec. Aux élections provinciales de 2018, environ 4,1 millions de voix ont été exprimées. Une hausse de 8,5 % des perceptions positives chez les non-francophones pourrait représenter environ 77 000 personnes, alors qu’une baisse de 43,8 % des perceptions positives chez les francophones pourrait représenter environ 1 400 000 personnes, soit une baisse nette de plus de 1 300 000 personnes ou votes potentiels[30].

Enfin, pour toutes les affiches (unilingue en français, unilingue en anglais et bilingue français-anglais), les différences signalées entre les perceptions des deux groupes de participants sont statistiquement significatives (p ⩽ 0,05). Cela signifie qu’il y a bel et bien un lien entre le fait d’être francophone ou non francophone et les perceptions envers la ou les langues des affiches.

5.2.2. Affiches comportant une langue autochtone du Canada

Dans cette sous-section, nous présentons des résultats en lien avec la perception des participants face à trois types d’affiches électorales comportant une langue autochtone du Canada, dans ce cas précis l’inuktitut : a) une affiche unilingue en inuktitut ; b) une affiche bilingue français-inuktitut ; et c) une affiche bilingue anglais-inuktitut, telles que présentées ci-dessous.

Figure 16

Affiches comportant une langue autochtone du Canada

Affiches comportant une langue autochtone du Canada

-> Voir la liste des figures

Au Canada comme au Québec, l’adoption d’une politique linguistique qui encourage l’inclusion des langues autochtones dans les processus électoraux constitue un outil visant à augmenter la participation électorale parmi les peuples autochtones. Comme le soulignent Ladner et McCrossan (2007 : 27), Élections Canada publie notamment, sur son site Web, des transcriptions d’affiches, des bulletins d’information et des guides d’information à l’intention des électeurs non seulement en français et en anglais, mais aussi dans une dizaine de langues autochtones du Canada. Une politique linguistique semblable a également été adoptée au Québec : on trouve, sur le site d’Élections Québec, le Manuel de l’électeur en huit langues autochtones, soit l’algonquin, l’attikamek, le cri, l’innu, l’inuktitut, le micmac, le mohawk et le naskapi[31]. Dès 1991, Alia, spécialiste en communication et de la culture inuite, avait également suggéré que les partis politiques tiennent compte des besoins linguistiques des communautés autochtones en fournissant, entre autres, « la traduction des documents électoraux dans toutes les langues d’usage courant » et par « l’ajout aux bulletins de vote des langues d’usage » (1991 : 166-167).

Dans ce contexte, nous avons examiné la perception des Québécois de l’affichage dans une langue autochtone lors d’une campagne électorale provinciale. Dans le cadre de notre enquête, nous avons utilisé la langue inuktitute, facilement identifiable comme langue autochtone en raison de sa graphie ou syllabaire particulier[32]. Nous avons déjà observé que l’inclusion de l’anglais dans les affiches électorales pouvait nuire à l’élection d’un candidat, notamment en raison de la perception de ces affiches par les francophones. À cet égard, il est intéressant de vérifier si la même attitude existe relativement à la présence d’une langue autochtone dans les affiches électorales. Pour atteindre cet objectif, les participants à notre enquête ont été invités à exprimer leurs perceptions des affiches en langue autochtone seulement, en anglais-langue autochtone et également en français-langue autochtone.

Les résultats montrent qu’une affiche en langue autochtone a suscité des perceptions positives chez 42,1 % des francophones et 54,2 % des non-francophones. Nous observons donc que, comparativement à une affiche en anglais seulement, les perceptions positives sont près de dix fois plus élevées chez les participants francophones et trois fois plus élevées chez les non-francophones. Aussi, lorsqu’un message en anglais est accompagné de sa traduction dans une langue autochtone, 20,9 % des francophones et 50,8 % des non-francophones trouvent cette affiche bien ou très bien. Comparativement à une affiche en anglais seulement, les perceptions positives sont alors cinq fois plus élevées chez les francophones et près de trois fois plus élevées chez les non-francophones. Par ailleurs, une affiche bilingue français-langue autochtone a suscité une attitude positive chez 75,4 % des francophones et 81 % des non-francophones (figure 17), ce qui est respectivement près de deux fois plus élevé chez les francophones et environ 11 % plus élevé chez les non-francophones en comparaison d’une affiche français-anglais.

Cette perception positive d’une langue autochtone dans les affiches électorales hypothétiques peut être interprétée à la lumière des résultats d’un sondage de la firme Léger[33] sur le racisme envers les Premières Nations. Le sondage, qui a été réalisé pour le compte de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), indique que 81 % des Québécois non autochtones ont une bonne opinion des Premières Nations du Québec et que trois Québécois sur quatre (74 %) souhaiteraient acquérir plus de connaissances sur les Premières Nations de la province. De plus, un taux élevé de perceptions positives à l’égard des langues autochtones dans les campagnes électorales chez les participants à notre enquête va dans le sens du fort soutien public aux actions visant à assurer la préservation des langues autochtones, comme le souligne le rapport de 2016 de l’Environics Institute for Survey Research sur l’opinion publique canadienne envers les peuples autochtones (EISR 2016 : 6).

Figure 17

Perception de l’affiche bilingue français-langue autochtone

Perception de l’affiche bilingue français-langue autochtone

-> Voir la liste des figures

5.2.3. Affiches comportant une langue étrangère au Canada

Dans cette sous-section, nous présentons des résultats en lien avec la perception des participants à l’égard des affiches électorales bilingues en français et dans des langues étrangères au Canada, soit les 10 langues non officielles les plus comprises par la population québécoise. En voici quelques exemples :

Figure 18

Affiches comportant une langue étrangère au Canada

Affiches comportant une langue étrangère au Canada

-> Voir la liste des figures

Encore une fois, avant de discuter des résultats, il convient de contextualiser la question des langues étrangères au Canada et au Québec. Il importe d’ailleurs de préciser que les termes « langues étrangères » et « langues non officielles » ne sont pas synonymes étant donné que les langues autochtones, bien que non officielles, ne sont pas des langues étrangères au Canada. Les langues étrangères sont donc toutes les langues autres que les langues officielles du Canada (français et anglais) et les langues autochtones du Canada, au nombre de plus de 60[34],[35].

Alors que les campagnes électorales au Québec sont ancrées dans un contexte social avec le français comme unique langue officielle du Québec et le français et l’anglais comme les langues officielles du Canada, la société québécoise se caractérise par le multilinguisme (Meintel et Kahn 2005). En effet, selon le recensement canadien de 2016, 25 langues comptent plus de 15 000 locuteurs (langue maternelle ou non) dans la province. Les langues étrangères avec le plus de locuteurs sont, dans l’ordre, l’espagnol, l’arabe, l’italien et le créole haïtien[36]. Le Québec est d’ailleurs la province avec le plus de citoyens multilingues au Canada, soit environ 10 % de sa population[12]. Sur la question du multilinguisme au Québec, Lamarre soulignait déjà en 2001 que :

Au Québec, comme au Canada, le nombre de personnes ayant une langue maternelle autre que le français ou l’anglais a augmenté dans les dernières décennies. Cette diversité linguistique est évidemment reliée à l’importance de l’immigration au pays et, dans le cas des immigrants récents, à la présence d’une plus grande proportion de gens provenant de pays où l’on ne parle ni le français ni l’anglais.

Lamarre 2001

Malgré ce contexte, nous l’avons vu, il est rare de voir apparaître des langues autres que le français et l’anglais dans les affiches électorales au Québec. Nous avons toutefois remarqué quelques exceptions, qui se manifestent par des affiches multilingues sur lesquelles on retrouve le français, l’anglais et une ou plusieurs langues étrangères (voir notamment la figure 6).

Pour analyser la perception de l’électorat québécois face à diverses langues dans des affiches bilingues, nous avons sélectionné les 12 langues comprises par le plus grand nombre de personnes au Québec, soit le français, l’anglais et 10 langues non officielles : l’espagnol, l’arabe, l’italien, le créole haïtien, le mandarin, le portugais, le grec, le russe, le roumain et l’allemand.

Chacun des participants à l’enquête devait, pour chacune des affiches bilingues français-langue étrangère présentées, indiquer les probabilités qu’il ou elle vote pour le candidat ou la candidate en question : a) Nulles ; b) Faibles ; c) Moyennes ; d) Élevées (voir un exemple à la figure 10). Pour les besoins de notre analyse, nous avons divisé en quatre groupes les langues étrangères qui apparaissaient dans les affiches à côté du français. Les groupes ont été constitués en fonction de la proximité linguistique entre le français et les diverses langues étrangères utilisées dans notre enquête, soit : langues proches, langues apparentées, langues relativement éloignées et langues éloignées (Robert 2004)[37]. Cette façon de faire découle de nos observations préliminaires qui révélaient une meilleure perception des langues romanes que des langues écrites en caractères non latins.

Le premier groupe est donc constitué des langues romanes proches du français, soit l’italien, l’espagnol et le portugais. Le deuxième groupe comprend toutes les langues apparentées au français, soit les langues romanes (italien, espagnol, portugais et roumain), en plus du créole haïtien – à base lexicale française. Le troisième groupe comprend toutes les langues en alphabet latin, c’est-à-dire les langues précédemment mentionnées plus l’allemand (langue relativement éloignée). Enfin, le quatrième groupe est constitué des langues écrites en caractères non latins, soit l’arabe, le grec, le mandarin et le russe (langues éloignées).

La figure suivante montre, selon les réponses à notre enquête, les probabilités (nulles ou élevées) que les participants québécois francophones choisissent un candidat ou une candidate avec une affiche bilingue en français et dans les langues des catégories susmentionnées.

Figure 19

Probabilités de choisir une ou un candidat selon le type de langue étrangère

Probabilités de choisir une ou un candidat selon le type de langue étrangère

-> Voir la liste des figures

Nos résultats montrent que la proportion de probabilités élevées est la plus forte dans le cas des langues proches du français (25,8 %). L’espagnol, la langue non officielle la plus comprise par la population en général[38], est d’ailleurs la langue étrangère la plus prisée, avec 33,9 % de probabilités élevées. La proportion est plus faible pour toutes les langues apparentées (23,1 %) et toutes celles en alphabet latin (22,3 %). On remarque toutefois un écart plus grand pour les langues en caractères non latins, avec seulement 15,8 % de probabilités élevées. En fait, près du tiers des participants francophones (32,2 %) ne voteraient jamais pour un candidat dont l’affiche est bilingue en français et dans l’une de ces langues (arabe, grec, mandarin et russe).

Ce constat nous porte à croire que ce qui semble déranger les participants francophones, ce n’est pas tellement le fait qu’une langue soit étrangère, mais le fait de ne pas la comprendre. Le fait que l’espagnol soit à la fois la langue non officielle la plus comprise et la plus tolérée va dans ce sens. Nos résultats montrent également que les deux groupes de participants (francophones et non-francophones) ont des perceptions positives (probabilités élevées de voter) très similaires des langues romanes proches du français (25,9 %) et des langues écrites en caractères non latins (16,4 %).

5.2.4. Résumé des perceptions

Afin de synthétiser la perception de l’électorat québécois face aux langues utilisées dans les affiches électorales, nous avons créé les tableaux 1 et 2 (ci-dessous). Comme nous pouvons le voir dans le tableau 1, les affiches pour lesquelles la perception est la meilleure (bien ou très bien) chez les francophones sont les affiches en français seulement. Par ailleurs, plus du tiers des participants de ce groupe trouvent le bilinguisme français-anglais ou français-langue étrangère bien ou très bien, alors que cela dérange un peu moins de la moitié de ces participants. Ce qui dérange fortement les francophones (environ 90 %), c’est plutôt l’absence de français ou la non-traduction (voir les trois dernières rangées du tableau), comme nous l’avons indiqué plus tôt. D’ailleurs, l’absence de français dérange aussi les non-francophones, mais dans une proportion moindre (de la moitié aux trois quarts). Cela va dans le sens de notre hypothèse selon laquelle, pour les Québécois non francophones, la politique québécoise constitue un contexte essentiellement francophone.

Chez les non-francophones, on trouve bien ou très bien surtout les affiches bilingues français-anglais (69,5 %), mais également les affiches unilingues en français (61 %). D’ailleurs, ces deux types d’affiches dérangent moins d’un participant sur cinq du groupe non francophone. L’une des principales différences entre francophones et non-francophones se situe donc sur le plan de la perception du bilinguisme, qui est de 30 points plus favorable chez les non-francophones.

Tableau 1

Perception des langues officielles et étrangères

Perception des langues officielles et étrangères

Pourcentages des participants qui trouvent chaque type d’affiche bien (ou très bien) et que cela dérange (un peu ou beaucoup).

-> Voir la liste des tableaux

Pour ce qui est d’une langue autochtone (ici l’inuktitut), nous remarquons (voir tableau 2) que l’affiche unilingue dans cette langue dérange moins (cela dérange 45,9 % des francophones et 22,1 % des non-francophones) que les affiches en langue étrangère seulement (cela dérange 88 % des francophones et 76,3 % des non-francophones) ou en anglais seulement (cela dérange 91,5 % des francophones et 61 % des non-francophones). D’ailleurs, toutes affiches confondues, outre l’affiche en français seulement, l’affiche bilingue français-inuktitut (75,4 % trouvent ça bien ou très bien) ou l’affiche en inuktitut seulement (42,1 % trouvent ça bien ou très bien) sont les mieux perçues chez les francophones. En résumé, il y a plus de perceptions positives pour une affiche en langue autochtone que dans toute autre langue, à l’exception du français.

Tableau 2

Perception d’une langue autochtone (inuktitut)

Perception d’une langue autochtone (inuktitut)

Pourcentages des participants qui trouvent chaque type d’affiche bien (ou très bien) et que cela dérange (un peu ou beaucoup).

-> Voir la liste des tableaux

6. Conclusion

Au départ, nous voulions vérifier si ce qui a été constaté pour les produits de consommation est aussi vrai pour les choix politiques, c’est-à-dire que les gens préfèrent nettement ce qui est offert dans leur langue maternelle. Cela s’est avéré dans le cas des Québécois francophones, qui ont choisi dans une très large mesure (92 %) l’affiche dans leur langue maternelle. Par contre, cela ne s’est pas avéré chez les Québécois non francophones, qui n’ont choisi l’affiche dans leur langue maternelle que dans 39 % des cas, alors que 47 % des participants de ce groupe ont choisi l’affiche en français. Nous avons donc émis l’hypothèse que les Québécois non francophones ont assimilé l’idée que la politique québécoise, ça se passe d’abord et avant tout en français. Bien que nous ayons fait diverses observations en ce sens, seule une recherche plus approfondie et comparative nous permettrait de le vérifier. Un plus grand échantillon, davantage représentatif, et qui comprendrait plus de locuteurs des langues présentées dans l’enquête permettrait aussi de subdiviser les données, et ce, particulièrement pour les non-francophones : anglophones, hispanophones, arabophones, etc., et de les analyser.

Nous avons également voulu étudier la perception qu’a l’électorat québécois des langues utilisées dans des affiches électorales d’une hypothétique élection provinciale. Bien que les perceptions ne se traduisent pas nécessairement en votes, elles indiquent des tendances qui pourraient servir à guider les choix linguistiques des candidats et candidates. Ainsi, alors qu’en général tous s’entendent pour dire que le français doit être présent dans les affiches électorales (les affiches sans version française sont perçues négativement), la perception des affiches bilingues français-anglais varie grandement entre les francophones et les non-francophones, ces derniers ayant une meilleure opinion du bilinguisme à la canadienne. Une enquête qualitative par laquelle on interrogerait directement les participants permettait de vérifier cette hypothèse.

Le clivage entre ces groupes va dans le sens de ce que beaucoup d’auteurs ont constaté et commenté, dont Drouilly (1997), Durand (2001) et Langlois[39], et que Bélanger et Nadeau (2009 : 37) résument en une simple phrase : « La langue constitue sans aucun doute le clivage le plus durable dans le comportement électoral des Québécois ».

En résumé, nos résultats indiquent que si un candidat ou une candidate souhaite communiquer en anglais ou dans une autre langue avec l’électorat québécois, il doit impérativement accompagner son message d’une version française, sans quoi il risquerait de perdre la faveur d’une bonne partie de l’électorat. Est-ce que cela signifie que la traduction peut avoir une incidence sur les résultats d’une élection ? Il est impossible de répondre catégoriquement à cette question, mais il apparaît évident que la traduction – ou à tout le moins l’usage qu’un candidat ou qu’une candidate fait des langues – peut jouer un rôle parce qu’elle module les perceptions que l’électorat a des affiches électorales et, par le fait même, des candidats et candidates.