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Les guides de voyage sont devenus des objets de recherche universitaire à part entière assez récemment, depuis une petite trentaine d’années. À ce titre, on leur a appliqué le filtre de multiples lectures; lectures de géographes qui y cherchent l’état d’un territoire ancien, lectures d’historiens qui y trouvent les traces de voyages n’ayant plus cours, lectures de sociologues qui y lisent des modes viatiques qui n’existent plus, lectures d’historiens du livre et de sa matérialité qui étudient l’évolution de leur forme, ou lectures de sémioticiens qui cherchent à décoder leurs usages des symboles et l’organisation de leurs pages. Étonnamment, les spécialistes du littéraire s’en sont tenus longtemps à l’écart, les jugeant hors de leur champ d’étude. Heureusement, cette position s’infléchit et on trouve de plus en plus d’approches qui mêlent la littérature à d’autres disciplines pour aborder de manière renouvelée et enrichie le type de productions très particulier que sont les guides de voyage, à la fois textes et outils. La lecture proposée ici s’ancre dans l’histoire culturelle et croisera histoire du voyage, histoire du livre, histoire de la lecture ainsi que leurs pratiques.

L’enjeu des journées d’étude qui sont à l’origine de ce recueil d’articles était de confronter différentes formes littéraires à ce que David Martens a qualifié de « portraits de pays ». Pour la définition de ces derniers, nous renvoyons à son introduction et nous concentrerons ici sur l’un de leurs comparatifs possibles, les guides de voyage.

L’essentiel de l’Écosse (Lonely Planet), Italie du Sud (National Geographic), États‑Unis. Côte Est et Sud (Guides bleus) ou Hautes-Alpes (Encyclopédies du voyage de Gallimard) : de par leur côté à la fois généralisant et essentialisant, ces titres semblent bien proposer un portrait des pays qu’ils décrivent. Comme les guides revendiquent très souvent si ce n’est une claire impartialité du moins une prudente neutralité, on pourrait s’attendre à ce que le portrait du pays qu’ils brossent soit fidèle et complet, voire qu’il porte un regard assez subtil sur les phénomènes historiques, politiques et sociaux des espaces décrits. Mais, dans le détail, est‑ce vraiment le cas ? Les guides de voyage proposent-ils réellement des portraits des pays dont ils traitent ? Et, si c’est le cas, à quels moyens recourent-ils ? Pour trouver des réponses à ces questions, nous nous attacherons d’abord à l’histoire du genre que constituent les guides de voyage, puis, via une étude de cas précise, nous attarderons sur les moyens qu’ils mettent en oeuvre pour décrire un pays, sa terre et ses habitants.

Charybde, Scylla et Pierre Larousse

Dans l’histoire des genres littéraires ou paralittéraires, certains ont été immédiatement reconnus et légitimes, tels la poésie, les essais ou les dictionnaires, alors que d’autres ont dû se faire une place et même lutter contre un mépris tenace. C’est le cas de la littérature de voyage en général et des guides de voyage en particulier. Si la première a fini par être reconnue comme un genre littéraire à part entière, les seconds ne sont toujours pas sortis de leur enfer et sont régulièrement critiqués. Rappelons-nous le fameux article de Roland Barthes sur les Guides bleus, auxquels il reproche d’enlever toute liberté à leurs lecteurs-utilisateurs et d’être des « instrument[s] d’aveuglement », puisqu’en voulant décrire le monde, ils ne font qu’en sélectionner des morceaux et donc effacer « la réalité de la terre et celle des hommes[1] ».

Si certains guides touristiques sont en effet critiquables, tous ne le sont pas. Le fait est qu’ils ont aussi leur utilité. Qui n’en a jamais consulté un, retenu une adresse ou un conseil, une idée de visite ou une envie de découverte ? À moins qu’on ne les feuillette par goût du repoussoir et afin d’identifier l’hôtel où l’on ne se rendra pas ou la destination à éviter si l’on fuit la foule. La demande commerciale pour les guides de voyage qui ne décroît pas assure qu’ils sont recherchés. Les guides de voyage sont ainsi des utiles méprisés, victimes de notre ambivalence et de nos contradictions, nous qui voulons faire des tours dans le monde sans être touristes pour autant.

Cette ambivalence n’est pas récente et on la trouve tôt dans l’histoire du tourisme. En 1842, Rodolphe Töpffer hésite entre un rejet complet du genre et la préservation de quelques titres — plus précisément des noms de quelques auteurs de guides :

Lisez [les guides de voyage] et vous êtes perdu. Tout vous sera familier d’avance, la ville, l’habitant, le quai, le dôme. Tout vous aura été traduit d’avance en ignoble prose, en ingrate et bête réalité, mélangée de poids et de mesures, ornée du tarif des monnaies. Avant d’arriver, vous saurez déjà tout par coeur, et, revenu chez vous, vous n’en saurez pas davantage. Plus d’impression vive, neuve, spontanée; plus d’écarts possibles pour l’enthousiasme, plus d’espace pour les souvenirs, plus d’entraînement pour l’admiration; vous savez au juste, et par dire d’experts, ce qui est à louer, à ne pas louer, à trouver sublime, à trouver mesquin. Vous voilà ce docte ennuyé qui, un livret à la main, lorgne et constate, au lieu d’être ce voyageur qui apprend avec curiosité […]. Fuyez donc les itinéraires, fuyez les cicerone […]. Seulement, exceptez de la proscription le bon Ebel, Murray, Joanne, quelques autres encore, qui sont, non pas des guides bavards, mais bien plutôt des compagnons instruits et sensés; après quoi, brûlez tout le reste[2].

Mais ce rejet n’est pas généralisé. Une vingtaine d’années plus tard, Pierre Larousse rend, quant à lui, hommage aux guides de voyage, au coeur même de son Grand Dictionnaire :

Guides-Joanne. Sous ce titre, la librairie Hachette publie depuis plusieurs années, une collection de guides et itinéraires pour les voyageurs […]. Ces itinéraires, hâtons-nous de le dire, ne s’adressent pas seulement aux touristes proprement dits, qui ont besoin de renseignements divers pour se diriger, se loger, se nourrir, et voir avec agrément ou avec profit tout ce qui peut piquer leur curiosité; ils intéressent tout autant les hommes d’étude, désireux d’avoir des notions exactes et complètes sur la géographie, l’histoire, la statistique, les monuments, les collections d’art et de science, l’industrie, le commerce des diverses contrées de l’Europe et de l’Orient. […]
M. Joanne n’est pas seulement un touriste, il est encore un spirituel écrivain. L’auteur du Grand Dictionnaire, qui a emprunté aux Guides-Joanne de nombreux renseignements historiques, archéologiques et géographiques, est heureux de pouvoir rendre ici un éclatant hommage à l’infatigable touriste et au consciencieux et spirituel écrivain dont le nom est indissolublement lié à la collection des guides publiés par la librairie Hachette[3].

Les guides de voyage comme genre sont toutefois des réalisations beaucoup plus intéressantes que ce que l’on pense. Les fonctions qu’ils remplissent, les moyens que leur(s) auteur(s) développe(nt) pour transmettre les informations choisies, le public pour qui ils ont été conçus, tout est digne d’enquête. Et la manière dont le genre s’est créé est en elle-même une histoire passionnante.

Quand les besoins précèdent la forme

Avant de nous arrêter à une chronologie, penchons-nous sur la (ou les) forme(s) qu’ont adoptée(s) les guides de voyage. Une forme qui a très rapidement été déterminée par la finalité de ces textes, absolument première. Un guide doit en effet d’abord permettre à une personne qui ne connaît pas un pays de s’y déplacer sans s’y perdre; ceci assuré, il doit rendre facile au voyageur l’expérience de ces espaces, de leur richesse culturelle, voire de la rencontre avec leurs habitants. Si les guides de voyage ont une fonction de connaissance évidente (ils dispensent un savoir sur le pays visité), ils ont aussi une fonction pratique très forte en devant guider les voyageurs. Cette fonction de guidage qui les apparente plus à un outil qu’à une oeuvre littéraire explique probablement en partie les regards critiques ou méprisants que l’on affiche facilement à leur endroit. Et cela n’est pas injustifié : les guides sont en effet des outils, qui doivent permettre à leurs lecteurs-utilisateurs un triple repérage. Outre le repérage dans le monde réel déjà évoqué, deux autres repérages sont aussi nécessaires dans un guide de voyage : un repérage dans les différentes parties du livre, et un repérage au sein du texte lui‑même[4]. Un guide de voyage est en effet un écrit qu’on lit rarement de bout en bout, mais où l’on puise des informations diverses, dans la partie encyclopédique du début, dans la liste des hôtels et restaurants de la fin ou dans les pages centrales décrivant les lieux visités. Pour permettre à leurs lecteurs de trouver rapidement ce qu’ils cherchent, les guides doivent ainsi installer un fort système de renvois et, contrairement à un texte littéraire, fournir leur mode d’emploi. La fonction pratique est ainsi active aussi bien lors de la circulation dans le monde que lors de la consultation du livre et de la lecture du texte.

Ces trois niveaux de guidage soulignent une autre particularité des guides de voyage : ils doivent satisfaire un double public, les voyageurs et les lecteurs que nous sommes tous alternativement quand nous lisons un guide de voyage en contexte[5]. Selon nos besoins, nous attendons donc des guides des informations très diverses, mais toujours une consultation aisée. Quand les auteurs-concepteurs du guide ont réussi leur pari, tout se fait de manière fluide et l’on trouve le tout normal. Mais quand un élément de cette mécanique complexe n’est pas abouti, la recherche d’informations devient difficile et les critiques fusent.

Sans revenir sur les conditions du guidage dans le monde ni sur celles des aides à la circulation dans les différentes parties des guides-livres, attardons-nous un peu sur les conditions du repérage dans le texte, qui ont des conséquences directes sur la lecture même. À l’instar de la Bible, de feu les bottins de téléphone ou d’une encyclopédie, les guides de voyage sont un type de texte que l’on reconnaît de loin, même sans pouvoir les lire[6]. Ce sont en effet des réalisations qui ont une structure avant d’avoir un contenu à y glisser, mais aussi des textes qui sont fortement marqués typographiquement. Ce marquage peut se réaliser de manières variées, la typographie permettant de nombreux jeux : italiques, petites capitales, caractères gras, couleur, symboles, taille des polices autorisent maintes mises en évidence. Combinées, elles se multiplient à volonté. À ce marquage typographique, il faut ajouter un usage fréquent des marges, volontiers remplies de mots-clés ou d’informations complémentaires. Quant à la structure même du texte, elle est en général assez morcelée, composée de paragraphes brefs, synthétiques et thématisés. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce marquage n’est pas récent : on le trouve en tout cas dès la fin du xviie siècle dans des ouvrages encore très proches des récits de voyage, mais qui, affichant une claire volonté d’aider à la réalisation pratique d’un voyage, appartiennent de facto à l’ascendance des guides de voyage modernes[7].

Les raisons de ce marquage sont doubles : la première tient assurément au fait qu’étant donné qu’on lit rarement un guide de voyage en entier, il faut pouvoir isoler rapidement les informations nécessaires; la seconde est certainement due au fait que les livres utiles au voyage sont pensés depuis en tout cas le début du xviiie siècle comme devant pouvoir être lus sur place, devant un paysage ou un monument. Ces éléments plaident tous deux pour un type de lecture particulier, discontinu. Que se passe-t-il, en effet, quand un voyageur lit, devant un porche de cathédrale, qu’il est facile de reconnaître la statue de Moïse, car celui-ci est cornu ? Ses yeux vont quitter la page et aller vérifier dans le monde ce qu’il vient d’apprendre avant de replonger dans le guide. Le moment du retour au texte est crucial : la phrase abandonnée doit pouvoir être retrouvée facilement. Cette lecture discontinue et morcelée est fondamentale à comprendre dans le cas des guides de voyage, car elle est l’une des raisons qui a déterminé leur forme.

Du récit de voyage au guide

Il existe des textes pensés pour être utiles aux voyageurs depuis fort longtemps. Leurs formes ont donc connu de nombreuses variantes selon les époques. Voir l’évolution de l’organisation des guides de voyage de manière téléologique, devant nécessairement aboutir à ce que l’on connaît aujourd’hui comme étant la meilleure forme possible, serait cependant une erreur. S’il y a clairement des guides aux formes inabouties, il n’existe toutefois pas de forme idéale pour un guide de voyage, mais seulement des formes utiles à un moment donné, parce qu’elles répondent aux besoins d’un mode de voyage particulier. Ce constat implique que les types de voyages influencent la forme des guides qui les ont accompagnés et permis.

Si on laisse de côté les voyages professionnels des marchands, des militaires ou des diplomates, de même que les pèlerinages et les voyages de santé — pour aller prendre les eaux, par exemple —, et que l’on se concentre sur les voyages culturels et d’éducation, qui sont partie de l’ascendance du tourisme et donc du monde des guides de voyage, il est passionnant d’étudier la manière dont la forme de la littérature qui a assisté ce type de déplacements répond aux conditions mêmes de cette pratique.

Le voyage classique qu’est le Grand Tour se développe à partir du xviie siècle et imposera ses codes jusque vers le début du xixe siècle, époque où il sera peu à peu remplacé par le tourisme[8]. Le Grand Tour est un voyage long qu’entreprenaient en général les jeunes aristocrates pour parachever leurs études. D’une durée moyenne d’une année et demie, il avait pour but l’Italie et ses merveilles culturelles et naturelles. Tout y était très codifié : les villes qu’il fallait voir, les routes qu’il fallait suivre, le temps qu’il fallait passer dans les différents lieux (assister aux fêtes de Pâques à Rome était une nécessité), les réflexions de gouvernance religieuse ou politique qu’il fallait conduire, les textes qu’il fallait lire (Pline et Horace, notamment). Au retour, tout le monde ayant vu les mêmes choses, réfléchi aux mêmes questions politiques ou religieuses, les voyageurs étaient reconnus par leurs pairs comme ayant fait le Grand Tour. Ils disposaient aussi d’un réseau de connaissances en Europe qui pourrait se révéler utile pour leur future carrière de diplomate ou de grand commis de l’État. Normé et normatif, ce voyage de formation parlait à l’intellect.

Il s’accompagnait de nombreux livres qui nourrissaient les lieux visités d’un important savoir culturel. Dans les sacs et malles des voyageurs, il y avait toujours un coffre leur étant spécialement dédié, où prenaient place plusieurs récits de voyage rédigés au retour d’un autre Grand Tour[9]. Se répondant les uns les autres, ces textes ont fini par établir une conversation qui a duré une bonne partie du xviiie siècle[10]. S’appuyant sur le constat de l’étonnant mélange de récit de voyage et de conseils pratiques de cette littérature foisonnante, l’historien Gilles Bertrand a proposé de les appeler des « récits-guides[11] »; dans les faits, ce sont souvent des récits de voyage dont la narration a été neutralisée et qui ont été pensés pour être utiles à d’autres voyageurs.

Leur forme se présente volontiers comme une suite de lettres à un correspondant fictif. Ces dernières racontent le trajet réalisé, les gens rencontrés, les choses vues, ainsi que les aléas du voyage. Une seule route est décrite, celle qu’a suivie le voyageur, et les lieux où il a dormi ou mangé ne sont évoqués que s’ils font événement. Même si les auteurs évitent d’être trop personnels ou subjectifs, la fonction testimoniale[12] des récits-guides est forte. Comme ils retracent un voyage en boucle, l’arrivée en Italie se fera par un col précis et sa sortie de même. Ces guides sont ainsi très utiles pour suivre exactement le même itinéraire, mais deviennent plus que lacunaires si on veut emprunter le col voisin. C’est l’une des raisons pour lesquelles les voyageurs du Grand Tour emportaient rarement un seul récit-guide.

Si la fréquente structuration par lettres des récits-guides du Grand Tour, mais aussi l’absence d’index, rendent leur consultation peu pratique, leur lecture fait quand même ressortir une attention portée à la lisibilité du texte : les noms propres — spécialement les noms de lieux — sont volontiers mis en évidence par des procédés typographiques (italiques, petites capitales, mots-clés en marge, intertitres). C’est notamment le cas du Nouveau voyage d’Italie que François Maximilien Misson publie pour la première fois en 1691 et qu’il a clairement pensé pour être une aide au voyage. Les nombreuses éditions en français qu’on lui connaît jusqu’au milieu du xviiie siècle confirment son succès — y compris plusieurs traductions en anglais entre 1695 et 1739[13]. Pour ce qui est du monde francophone, la forme des récits-guides a certainement trouvé son apogée avec le Voyage d’un François en Italie fait dans les années 1765 et 1766 de Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande, publié en 1769 et épais de huit volumes, que Hermann Harder a considéré comme une somme indépassable[14]. De fait, peu après, certains auteurs commencent à proposer de nouvelles formes.

Quand le voyage fait sa révolution

La fin du xviiie siècle est une période de très nombreuses remises en question. Le voyage n’y échappe pas et, sans qu’on puisse vraiment parler de contestation des pratiques du Grand Tour, on voit les voyageurs prendre peu à peu leurs distances avec celles-ci et les amender. Le courant en est même assez marqué; à partir des années 1770-1780, les changements se multiplient : on se dégage des anciens itinéraires figés, la vallée du Rhin, la Suisse et Alpes ainsi qu’un large Orient constituent de nouveaux buts de voyage, le tour en lui-même raccourcit et devient plus rapide (on ne part plus que quelques mois et on ne séjourne plus dans une ville que quelques semaines ou quelques jours). Durant le déplacement, l’attitude face à l’espace évolue aussi : alors que précédemment le temps de trajet n’était qu’ennui et inconfort, celui-ci connaît une progressive valorisation, notamment via les esthétiques du pittoresque et du sublime, qui permettent d’apprécier le cheminement en lui-même et non plus seulement le but ou l’étape[15].

Les guides de voyage accompagnent bien sûr ce changement. Plus brefs, centrés sur un pays et non plus sur un Grand Tour, ils donnent moins de connaissances épistémiques et commencent lentement à offrir plus d’informations pratiques sur les auberges, la durée d’un trajet, le meilleur moyen de transport, voire des prix. Certains auteurs de guides cherchent aussi à assouplir les boucles rigides du Grand Tour en proposant des excursions et des variantes[16].

Si l’on ne peut encore parler de guides de voyage « modernes » à cette époque, la fin du xviiie siècle est toutefois clairement la période où émerge le genre des futurs guides « modernes » comme une forme distincte des anciens récits-guides. La naissance de ce nouveau genre va d’ailleurs avoir une grande incidence sur les récits de voyage, qui ne seront plus contraints par les anciens buts d’objectivité ou de complétude, et qui pourront devenir complètement subjectifs. Le Sentimental Journey de Laurence Sterne en 1768 en est un exemple précoce[17].

Les guides du tourisme

À nouveau voyage, nouveaux guides : plus court, plus rapide, laissant les visiteurs de plus en plus autonomes et libres de leurs routes, le tourisme est un nouveau type de déplacement, moins centré sur l’intellect et l’apport de connaissances que sur les émotions. Les Alpes fournissant des vertiges à foison, on comprend l’intérêt qu’elles revêtent alors pour les voyageurs (pré)romantiques. Daniel Nordman a montré que le tourisme met en système une économie du coût, du temps et du savoir, où le rendement devient progressivement premier : on en veut pour son argent[18]. Pour permettre aux voyageurs de choisir leurs routes et leurs hôtels, de sélectionner leurs moyens de transport et connaître leurs horaires, les guides doivent s’adapter. Ils vont aussi endosser une nouvelle mission, l’éducation de ceux qui sont en train de devenir des touristes. En introduction de l’un de ses guides, Adolphe Joanne assure en 1853 que le voyage est en effet un art qu’il faut apprendre et qu’il est « plus difficile qu’on ne le croit généralement, de bien voyager[19] ».

Si le voyage a toujours ses hauts-lieux et ses destinations presque obligatoires (la Mer de glace à Chamonix, les chutes du Rhin et les glaciers de Grindelwald, par exemple), les circuits ne sont plus impérieux mais seulement recommandés, et les cheminements se diversifient fortement. Dans les premières décennies du xixe siècle, les guides anciens se révèlent clairement insatisfaisants et les critiques à leur endroit — tant pour leur contenu que pour leur construction — fréquentes. Les voyageurs mécontents de leurs guides ont été nombreux à se faire auteurs. Cette période est ainsi un temps prolifique où sont publiés de nombreux guides, qui essaient toutes sortes de formes et de structures. Pour l’espace helvétique et alpin, l’ouvrage qui a eu le plus de succès à partir des années 1790 et jusqu’au milieu du xixe siècle est le Manuel du voyageur en Suisse de Johann Gottfried Ebel. On ne s’étonnera pas de voir que sa structure a complètement abandonné l’idée du voyage en boucle pour privilégier une organisation par ordre alphabétique des noms de lieux. Si cette forme n’est pas complètement nouvelle — on la trouve en effet dans le courant du xviiie siècle —, elle est très utile au moment où l’on cherche à faire éclater les anciens itinéraires figés du Grand Tour.

Après un temps d’essais et d’erreurs, c’est dans les années 1830-1840 que les auteurs de guides vont finir par trouver une forme qui conviendra au nouveau type de voyage qu’est le tourisme. Il s’agit d’auteurs qui sont souvent aussi des éditeurs : John Murray II et III en Angleterre, Adolphe Joanne en France et Karl Baedeker en Allemagne. Leurs guides de la Suisse ne comptent qu’un seul volume qui peut tenir dans une poche, et offrent surtout une structure interne très similaire, en trois grandes parties : informations générales, présentation du pays visité et index des noms de lieux. La partie centrale, qui constitue à la fois le coeur et le gros de l’ouvrage, n’adopte plus la forme d’une boucle, ni celle d’un dictionnaire topographique, mais une organisation neuve, que tous appellent rapidement des « routes[20] ». Celle-ci décompose les trajets en segments qui doivent être aboutés les uns aux autres comme les pièces d’un puzzle. Cette nouvelle façon de présenter les déplacements est inédite et répond très clairement aux besoins neufs de ces nouveaux voyageurs que sont les touristes.

Texte et images

Comme c’est très souvent le cas dans la littérature de voyage, les guides combinent les deux types de langages que sont le texte et les images. Ces recueils étant par essence des compromis entre le superflu et le nécessaire, les images y sont rarement gratuites, surtout aux xviiie et xixe siècles, où elles étaient non seulement difficiles à produire, mais aussi chères[21]. À partir du tournant du xixe siècle, les guides de voyage proposent trois sortes d’images différentes : les cartes et plans, les vues gravées ou lithographiées, et les panoramas. Chacune de ces formes a une histoire qu’il faudrait avoir le temps de retracer[22]; nous nous contenterons ici de l’évoquer à grands traits.

Les cartes et les vues font partie du monde du voyage depuis très longtemps. Si les récits-guides du Grand Tour en recommandaient fréquemment l’achat, elles avaient cependant alors une vie essentiellement extérieure au guide, y étant rarement intégrées, et ce n’est que peu avant 1800 que l’on commence à les y trouver de manière régulière. Les panoramas, eux, sont une forme neuve que l’on voit entrer dans les guides de voyage à la même époque. Très certainement inspirés ou adaptés des panoramas (peintures et édifices) que l’on voit émerger à la fin du xviiie siècle, ils trouvent rapidement une place de choix dans les guides du voyage romantique. À l’instar des cartes topographiques et routières qui se développent conjointement, leur raison d’être principale est de rendre les voyageurs peu à peu indépendants; indépendants des cochers et postillons pour leurs trajets, mais aussi indépendants des guides humains. Pour ce qui est de leur fonction, leur apport est double, puisque les panoramas ont à la fois un rôle de connaissance (ils énumèrent les noms des montagnes, leur localisation ainsi que, souvent, leur hauteur), et un rôle pratique, qui permet aux voyageurs de se situer et de se déplacer dans le monde. Le degré d’utilité des vues gravées est clairement plus bas. Si elles peuvent égayer l’austérité d’un guide et éveiller l’envie d’un voyage, remplissant ainsi une fonction que l’on qualifiera de publicitaire, elles jouent aussi un rôle évident de prescripteurs culturels.

Ceci posé, on aura compris que les images présentes dans les guides de voyage participent elles aussi au portrait du pays que dresse le guide et mériteraient d’être étudiées en tant que telles.

Pour faire le portrait d’un pays

Aussi longtemps que l’organisation des guides de voyage n’est pas standardisée, il est délicat de généraliser, chaque guide étant unique. Si la prudence reste de mise même après les années 1840 et la claire homogénéisation de la structure interne des grands guides de voyage culturels et généralistes que sont les Murray anglais, les Baedeker allemands et les Joanne français, quelques constantes peuvent toutefois être identifiées. Nous nous attacherons ici à la quatrième édition en français du Baedeker consacré à la Suisse, en 1859[23]. Les guides Baedeker sont en effet à la fois plus synthétiques et moins subjectifs que leurs deux concurrents directs, tout en étant déjà alors passablement « normalisés » et donc assez représentatifs des informations que l’on trouve dans les guides de voyage de leur temps.

Sa table des matières décline la structure en trois grandes parties que l’on a décrite comme distinctive des guides des années 1840 : elle s’ouvre avec les informations encyclopédiques et pratiques sur 45 pages, déploie ensuite 106 routes en 350 pages et, enfin, un long index des noms de lieux, serrés sur trois colonnes et 24 pages. Il est évident que les informations les plus nombreuses et les plus détaillées se trouvent dans la partie décrivant les routes elles-mêmes. Le format de cette contribution ne permettant toutefois pas d’entrer dans ce degré de précision, tenons-nous-en ici à la macrostructure du guide, qui n’est pas de moindre intérêt. Le copieux index qui clôt l’ouvrage joue un rôle de décantation absolu : le monde que la structure et le texte du guide ont déjà considérablement compacté et arrangé dans de claires petites cases prédéterminées se réduit ici aux seuls noms de lieux, ces irréductibles parties de l’essence d’un pays. Est-ce déjà une part du portrait ?

Nous nous intéresserons donc ici à une douzaine de pages encyclopédiques au début du guide. Placées après neuf chapitres d’informations pratiques sur les hôtels et pensions, les passeports, les voyages à pied, les cartes, les voituriers et chevaux, etc., elles déroulent un portrait en cinq chapitres titrés : « Histoire », « Constitution et statistiques », « Alpes », « Glaciers » et « Fêtes des lutteurs » (p. xxxiii-xlv). Le guide Baedeker n’a toutefois l’exclusivité ni de ces informations ni du regard avec lequel elles sont présentées, car on les retrouve toutes dans les guides Joanne de 1841 et Murray de 1838 dédiés à la Suisse. Les différences entre ces trois guides tiennent ainsi plus souvent à des variétés de ton ou à des attentions diverses aux détails, qu’à des questions de fond.

« Histoire »

Le chapitre consacré à l’Histoire met fortement l’accent sur les luttes des Suisses pour la liberté et sur leur qualité de soldats, notamment leur bravoure. Avec admiration, le guide explique que l’apogée de la défense armée des libertés a eu lieu aux xive et xve siècles, ces temps médiévaux que le mouvement romantique idéalise. Le xvie siècle est décrit – avec un peu de regret – comme le début du mercenariat : même si les soldats helvètes sont toujours fort braves, ils ne luttent plus pour leur patrie, mais pour des seigneurs étrangers. Le début du xixe siècle dépeint une Suisse moins autonome, soumise à des événements extérieurs, et notamment aux visées expansionnistes et réorganisatrices de Napoléon, à son Acte de médiation (1803) et aux décisions du congrès de Vienne (1815). S’ensuivent des dissensions internes, dont la guerre du Sonderbund (1847), avant que « la nouvelle constitution fédérale du 12 sept. 1848 réussi[sse] enfin à centraliser les intérêts généraux et en particulier l’armée, les voies de communication, l’industrie et le commerce ».

« Constitution et statistiques »

Ce deuxième chapitre rassemble deux thèmes, la Constitution suisse de 1848 et quantité de données chiffrées. La Constitution n’est pas reprise in extenso, mais le guide y consacre une page et demie et cite près de 30 articles sur 114, avec un accent évident mis sur les dispositifs de la démocratie et de la liberté. On y lit ainsi l’organisation du Parlement et des autorités fédérales, ainsi que l’affirmation de la liberté de la presse, de la liberté de religion ou de la liberté d’établissement. Quant aux chiffres, ils commencent par donner la taille du pays et le nombre de ses habitants, puis abordent les religions, les langues, les pauvres et le fonctionnement de l’assistance publique, la formation supérieure avec les universités et la première École polytechnique fédérale (1855), l’armée, les montres et bijoux, ainsi que l’industrie. Dans cette dernière se retrouvent en vrac les importations et exportations de bétail, fromages et tissus, ainsi que le travail des filatures et teintureries, avec leurs rubans, broderies et étoffes de soie. Goguenard ou envieux, mais certainement lucide, le guide commente : « La situation prospère de l’industrie suisse est attribuée surtout aux faibles droits qui ne la gênent en rien. »

« Alpes »

Le massif alpin est décrit dans ses grandes structures, distinguant les Alpes centrales, pennines et rhétiennes; on y détaille aussi brièvement les différents types de roches, comme est aussi évoquée cette nouvelle science qu’est la géologie. Mais cette base physique se double très vite de la vie que l’on y mène, et notamment de l’économie alpestre. Bétail, transhumance, lait et fromage, vachers et chalets y dessinent leur réseau : non, ces pentes ne sont pas vierges, elles sont habitées et exploitées, et même si le guide n’invite pas ici explicitement ses lecteurs à se rendre en Suisse et dans les Alpes, il leur en brosse un tableau attrayant. Visiter un chalet, tremper son doigt dans un baquet de crème et boire du lait à peine tiré sont en effet des expériences fortes du tourisme romantique, des expériences à ne pas manquer.

« Glaciers »

Les paragraphes sur les glaciers déploient ensuite leur science sur trois pages et demie, à grand renfort de vocabulaire technique et dépaysant. Les anciennes « glacières » ont fait place aux glaciers « primaires » et « secondaires ». On y parle de leur formation, des moraines « latérales », « moyennes » ou « extrêmes », on explique leur avancement, les tables, les entonnoirs, les pyramides et aiguilles de glace, les « gerçures et les crevasses », le principe du polissage des roches et celui des blocs erratiques. Le guide présente les théories scientifiques les plus récentes et mentionne James Forbes (1809-1868), Horace Bénédict de Saussure (1740‑1799) et Louis Agassiz (1807-1873). Il faut se rappeler que les années 1840 sont celles de la naissance de la glaciologie et, en diffusant ces informations, les guides de voyage assurent un rôle important et précoce de vulgarisateurs scientifiques. Le chapitre se clôt évidemment sur l’énumération des glaciers que l’on peut (doit ?) aller admirer.

« Fêtes des lutteurs »

La présentation « encyclopédique » de la Suisse s’achève par un paragraphe assez court mais très significatif des intérêts touristiques du temps, une liste qui mentionne 18 « fêtes des lutteurs ». Le Baedeker les décrit rapidement comme des assemblées où les « jeunes gens d’une vallée ou de plusieurs vallées voisines se réunissent pour lutter ». Si ces « jeux alpestres » remontent bien avant dans le temps, ils ont connu une grande publicité au début du xixe siècle, avec l’organisation en 1805 et 1808 des fameux jeux d’Unspunnen, et spécialement avec le récit que Germaine de Staël a fait de la deuxième fête. Le guide ajoute à sa description un petit commentaire sur les méfaits du tourisme : « Les luttes qui ont lieu dans les localités très fréquentées par les étrangers n’ont plus aucune originalité, car elles ne sont qu’une spéculation sur la bourse des touristes, qui paient 1 fr. pour la 1ère place et 50 c. pour la 2e. »

En résumé, la lecture des informations encyclopédiques dispensées par le guide Baedeker en 1859 fait ressortir de manière manifeste trois thèmes : celui de la liberté (sous les entrées « Histoire » et « Constitution »), celui des paysages alpins (sous les entrées « Alpes » et « Glaciers ») et celui de la vie dans les Alpes (sous les entrées « Alpes » et « Fêtes des lutteurs »). Les statistiques sont la seule entrée qui parle d’industrie, de formation supérieure et de villes, en bref : d’autre chose que de montagnes.

Les guides Joanne de 1853[24] et Murray de 1838[25] traitent exactement des mêmes sujets. De manière plus détaillée pour le premier, le guide français y évoquant aussi le climat, le réseau hydrographique, la faune, la flore et les roches, les dangers propres à la montagne (avalanches, « tourmentes de neige », éboulements), mais aussi « illumination des Alpes », ranz des vaches et cures de petit-lait. De manière plus confuse et surtout beaucoup plus subjective, le Murray de 1838 associe en un étonnant contrepoint la description des admirables beautés du pays à la bassesse morale de ses habitants. Poursuivant dans cette ligne, il ajoute aussi un chapitre sur deux affections propres aux régions alpines : le goitre et le crétinisme. Des trois, le guide Murray est clairement le plus partial. S’il est difficile d’expliquer ces choix de manière univoque, on peut retenir sa date d’édition (la plus ancienne des trois guides évoqués ici, ce qui n’est probablement pas sans influence), mais aussi une attitude critique et volontiers méprisante envers ce qui n’est pas anglais.

Portrait de pays ou d’autre chose ?

S’il est évidemment partiel et partial, le portrait que brosse le guide Baedeker de la Suisse en 1859 n’en reste pas moins exemplaire : il reprend en effet les trois grands thèmes que le tourisme romantique invitait alors à expérimenter en Suisse, soit les paysages alpins – violents et qui permettent de jouer avec ses peurs –; la vie alpestre, qui, associée à une pureté idéalisée de la vie pastorale, fait l’apologie du « peuple des bergers » et de ses traditions; une démocratie rêvée, enfin, qu’exemplifie l’idée de la liberté[26]. Depuis la fin du xviiie siècle et bien avant dans le xixe, les récits de voyage ont brodé à l’envi sur ces thématiques, décrivant ici une Landsgemeinde[27] ou la chapelle de Tell sur le lac des Quatre-Cantons, là le spectacle de la Mer de glace à Chamonix, ailleurs encore la visite d’un chalet d’alpage, sale et noir de fumée, mais où la cuillère de crème était toujours disponible. Fidèle au genre que forment désormais les guides, le Baedeker de 1859 en reprend l’essence, après un double processus de décantation et de réduction, au sens le plus culinaire du terme. Le portrait de la Suisse qui en ressort est ainsi moins représentatif du pays lui-même que de l’image qu’en avait la culture romantique.

Que dire, en définitive, du portrait brossé par le guide ? Avec les moyens qui sont les leurs (textes brefs et différents types d’images), avec la structure mise en place dans les années 1830‑1840 par les auteurs-concepteurs des guides que l’on peut désormais appeler « modernes » (organisation en trois grandes parties faisant se succéder informations pratiques et encyclopédiques, routes et index), les guides proposent bien un portrait de pays. Ce portrait est composé de façon morcelée, par petites touches éparpillées, puisqu’un même sujet peut être traité de manière très générale ou plus détaillée en différents endroits du livre. Cette multitude d’approches construit ce portrait à la manière d’un tableau cubiste avant l’heure, les auteurs abordant le même thème sous des angles variés, « tournant autour » de leur sujet pour tâcher d’en capter l’essence. La brièveté des informations dispensées et la rapidité du texte, associées à une lecture qui se fait souvent dans le mouvement et la vitesse du voyage, participent à cette composition par petites touches rapides et certainement trop brèves, mais qui font partie du genre. Si la peinture est incomplète, probablement est-elle simplement le constat que l’exercice du portrait de pays est une gageure, un pays ne pouvant être appréhendé dans sa variété et son infinie richesse d’un point de vue unifié, encore moins en quelques pages.

Si, au départ de cette enquête, il semblait manifeste que les guides de voyage proposaient bien des portraits des pays qu’ils décrivaient, et que l’enjeu n’était donc pas de savoir s’ils participaient à ce genre, mais d’étudier comment ils composaient ces portraits, il est temps de prendre nos distances avec cet a priori. Au terme de ce parcours, il paraît en effet assez clair que les guides de voyage proposent moins un portrait des pays qu’ils traitent que le portrait d’un type de voyage, doublé du portrait de ceux qui viennent visiter le pays en question… Portrait de pays ? Visiblement pas. Mais portrait d’une sorte de voyage et de ses voyageurs, certainement.