Piron, ou l’apothéose du poète qui ne fut rien[Notice]

  • Stéphanie Loubère

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  • Stéphanie Loubère
    Université Paris-Sorbonne

À l’âge classique, la figure du poète se partage volontiers entre deux imaginaires : l’ami des Muses (le poète couronné, volontiers mondain, parfois courtisan) ou le pauvre diable (le poète crotté, le rimailleur indigent tenu à l’écart de la société). Ce partage de l’imaginaire associé au poète s’explique par l’évolution qui atteint de façon plus générale le statut de l’écrivain, évolution qui a été l’objet d’études connues, notamment celle de P. Bénichou et sa mise en évidence du « sacre de l’écrivain », ou celle d’A. Viala qui décrit les conditions qui ont présidé à la « naissance de l’écrivain ». Le milieu du xviiie siècle se présente comme un moment où ces deux modes d’inscription dans les espaces littéraire et social (par inclusion ou exclusion – soit « mandarins » soit « bohèmes » pour reprendre la partition de R. Darnton) se distinguent avec netteté, mais aussi où leur polarité n’est pas stabilisée. Le poète mondain peut ainsi être célébré comme tel, comme un auteur qui par son art a su plaire et rejoindre les exigences du bon goût, qui sait évoluer dans une société capable d’apprécier ses talents et dont la poésie reflète avec élégance l’esprit et la galanterie des salons qu’il fréquente, mais cela n’empêche pas qu’à l’occasion on dénonce en lui le goût mauvais du poète poudré, sa poésie soluble dans la pratique courtisane ou réduite à un jeu d’esprit frivole et stérile. Entre le poète décrié, figure ridiculisée, et le poète célébré, heureusement intégré dans la société, il n’est pas toujours aisé de fixer les limites, comme il n’est pas toujours facile, de notre point de vue rétrospectif, d’apprécier la place occupée par les poètes d’alors dans la société civile et littéraire comme dans l’imaginaire du temps. Je voudrais m’arrêter sur un cas qui est révélateur d’une évolution dans la représentation du poète à ce moment critique. Il s’agit d’Alexis Piron, dont l’oeuvre polymorphe nous présente les différentes facettes d’un poète traversé par ces évolutions. Dans La Métromanie, sa pièce la plus connue, le personnage du poète est au coeur de l’intrigue. On a pu voir, dans le personnage central de Damis, la première incarnation dramatique du poète romantique, qui rompait avec la tradition du personnage de poète grotesque (comme on en trouve chez Desmarets, chez Régnier ou Furetière par exemple). Cette lecture me semble devoir être nuancée, car elle escamote en partie les enjeux culturels et sociaux de la mise en fiction du poète. Nous verrons que, chez Piron tout particulièrement, le poète se présente comme une figure en transition, étonnante par sa plasticité, mêlant grotesque et idéal et développant une réflexion militante sur le rôle du poète dans la société contemporaine. Contemporain de Voltaire, Piron (1689-1773) traverse le siècle en épousant de son oeuvre protéiforme ses mutations et soubresauts. Polygraphe curieux, poète et dramaturge avant tout, il est célèbre pour son esprit mordant et sa virtuosité implacable d’auteur d’épigrammes. Il perce en composant des pièces pour le théâtre de la Foire, puis fait jouer quelques pièces à la Comédie-Française, dont La Métromanie (1738), qui connut un beau succès, et que l’on considère généralement comme son chef-d’oeuvre, mais aussi des tragédies : Gustave Wasa (1734), Fernand Cortès (1744). Il est reçu à l’Académie française en 1753 mais Louis XV refuse de ratifier son élection, pliant sous la pression de ses adversaires qui font valoir la nature scandaleuse d’une oeuvre de jeunesse peu compatible avec la dignité académique : l’Ode à Priape, qui s’ouvrait sur une énergique invocation au « Foutre des neuf garces du Pinde » et où, congédiant …

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