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Les oeuvres complètes de Plotin ont été traduites en diverses langues et même parfois à plusieurs reprises dans une même langue. Les anglophones bénéficiaient de deux traductions qui ont fait école, celle de S. MacKenna, puis de A.H. Armstrong. Une nouvelle traduction des traités de Plotin vient de paraître, sous la direction de L.P. Gerson. C’est un travail monumental, qui tient en un seul volume de 931 pages.

Une introduction de sept pages justifie le projet et précise des points méthodologiques. Le but n’est pas de remplacer les éditions de MacKenna et d’Armstrong, dont la consultation reste profitable. Cette nouvelle traduction veut s’appuyer sur les avancées philologiques dont a bénéficié le corpus plotinien à la suite des travaux de Paul Henry et Hans-Rudolf Schwyzer (Editio maior, Editio minor, addenda, article dans Museum Helveticum). MacKenna partit d’un texte grec qui n’avait pas fait l’objet d’une édition critique, alors que Armstrong, dans ses trois premiers volumes, n’avait pas encore l’Editio minor à sa disposition. La présente traduction s’appuie donc sur l’Editio minor de Henry-Schwyzer, en tenant compte des autres recherches de ces philologues, auxquels s’ajoutent les corrections proposées par des traducteurs modernes. Puisque Plotin épuise rarement un sujet dans un seul traité, il paraissait logique, apprenons-nous, de regrouper tous les traités dans un seul volume. Le lecteur peut alors naviguer facilement d’un traité à l’autre. Ce choix implique cependant que les traités sont précédés d’introductions très courtes et ne sont suivis d’aucun commentaire. Il aurait été matériellement impossible de s’en tenir à un seul volume si des commentaires s’ajoutaient aux traités. Pour compenser, les traducteurs ont inséré de nombreuses notes de bas de page qui permettent d’éclaircir des points trop obscurs, renvoient à d’autres passages plotiniens ou pointent vers des sources secondaires antiques. Le lecteur est aussi invité à compulser les commentaires et traductions qui abondent sur le marché. Quant à la traduction, elle se veut accessible et aussi uniforme que possible. Le texte est découpé en paragraphes selon les mouvements de la pensée, les phrases trop longues sont raccourcies et les pronoms sont explicités quand les référents sont évidents. Trois pages expliquent dans quelles circonstances les majuscules sont employées pour les termes One, Intellect, Soul, Demiurge, God, Substance, Beings et Existence. Les traducteurs n’emploient de majuscules que dans les cas où il s’agit d’êtres intelligibles de rang supérieur. Chaque traité a été assigné à un membre de l’équipe, dont le travail a été révisé par au moins deux autres membres. En cas de désaccord, le chercheur responsable du traité avait le dernier mot, même si son opinion ne reflétait pas celle de la majorité. Les traités sont présentés dans l’ordre porphyrien et sont précédés par la Vie de Plotin de Porphyre.

Une liste répertorie les modifications apportées au texte grec de l’Editio minor. Nous avons compté 227 corrections, dont 50 % viennent des travaux de Henry-Schwyzer, 30 % des commentateurs modernes et 20 % sont sans référence externe. On y trouve plusieurs noms propres (Laurent, Guyot, Heintz et autres) que les spécialistes reconnaîtront généralement, mais pas toujours. L’ouvrage ne fournit aucune indication qui permettrait de lier ces noms à des publications. Il ne propose d’ailleurs pas une bibliographie qui donnerait au lecteur les références complètes aux travaux de Henry-Schwyzer et aux traductions modernes utilisées. Il s’abstient également d’indiquer qui était responsable de chaque traité. Même si le travail se veut collégial, cela n’est pas sans importance. Certains collaborateurs ont déjà publié des traductions commentées de traités plotiniens : Wilberding sur le traité II, 1 ; Gerson sur V, 5 ; Dillon sur IV, 3-4, 29 ; et Smith sur I, 6. Ces traités leur ont-ils été attribués ? Ont-ils repris leurs traductions antérieures ? Si oui, dans quelle mesure ont-elles été modifiées ? Après vérification, si la présente traduction du traité II, 1 s’est basée sur celle de Wilberding, celle-ci a été largement modifiée.

Les introductions à chaque traité tiennent en un court paragraphe. Il est intéressant de les lire à la suite. Cela donne une bonne idée de l’étendue des sujets couverts par Plotin. Les introductions mettent bien en lumière les points importants. À une exception près, cependant, car celle au traité II, 5 ne s’intéresse qu’à un point de vocabulaire et oublie d’expliquer de quoi Plotin parle dans ce traité. Au fil des introductions, nous avons noté une seule incohérence mineure. À propos de la tétralogie anti-gnostique, l’introduction au traité II, 8 affirme que Porphyre a scindé un long traité pour en faire quatre traités, dont le traité II, 8 constitue la première partie. Les introductions aux traités V, 8 ; V, 5 et II, 9, qui formeraient la suite de la tétralogie, sont moins catégoriques, avec des « perhaps », « may also include » et « so-called ‘major treatise’ ».

Il est impossible de juger de la qualité des traductions, tant l’ouvrage est volumineux. Quel échantillon faudrait-il sélectionner pour évaluer l’ensemble du livre ? Quand elle aura confronté un grand nombre de traités avec l’original grec, la communauté scientifique saura porter un jugement. Sur le plan de l’anglais, la langue est accessible et agréable. Les traducteurs ne se sont pas soumis à la tyrannie du mot à mot, qui aurait plié l’anglais à l’ordre des mots grecs. Quant à la fidélité au texte d’origine, les pages que nous avons comparées comportaient évidemment des points sur lesquels nous étions en désaccord. Cela est inévitable, surtout en considérant le grec parfois désespérant que Plotin rédigeait. Les traductions vérifiées étaient du niveau que nous pouvons attendre d’une équipe de spécialistes.

La question du lectorat mérite d’être posée. L’absence d’introduction à la pensée de Plotin, d’une table des abréviations utilisées, de notes véritablement explicatives et d’une bibliographie sommaire mène à conclure que l’ouvrage s’adresse aux spécialistes de la philosophie grecque. Les traités de Plotin occupent la place centrale et ce qui s’ajoute en périphérie se voit réduit au minimum.

C’est une oeuvre colossale que proposent Gerson et son équipe. Le pari est réussi : donner en un seul volume une traduction intégrale de Plotin dans un anglais moderne et accessible, basée sur un texte grec mieux établi, avec ce qu’il faut de notes et d’introductions pour retourner à des textes anciens pertinents.