Recensions

Christian Godin, La démoralisation. La morale et la crise. Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon (coll. « L’esprit libre »), 2015, 278 p.[Notice]

  • Laurent Millischer

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  • Laurent Millischer
    Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine, Strasbourg

Avec La démoralisation, Christian Godin entend analyser le spectre large de la crise profonde que traverse aujourd’hui la civilisation dans son ensemble. Essai thérapeutique donc, et d’abord diagnostique, évitant autant que possible la spéculation sur les causes au profit d’un examen chirurgical des faits dans toutes leurs variétés. Le sous-titre, La morale et la crise, entend précisément situer ce qui constitue pour lui le point nodal de cette crise globale : la perte du sens moral, d’où découlerait la perte du sens tout court. La démoralisation porte ainsi le double sens passif de la dépression critique généralisée, et actif de la suppression volontaire et organisée de tout enracinement moral des sociétés. La thèse ici soutenue consiste donc, en bonne logique, à montrer que la passion, que tout un chacun peut observer sous la forme d’une sorte de pathologie générale des sociétés modernes, trouve son origine et son explication dans l’action, celle de la destruction délibérée des principes moraux censés fonder la vie en société. La conséquence est nette et sans appel : « Pour la première fois dans l’Histoire, l’homme ne se reconnaît plus dans son propre monde » (p. 265). Cette perte résulte de la reconfiguration intégrale de ce monde par l’exclusion progressive de tout principe moral, constat qui ouvre l’essai : « Désormais, il n’y a plus d’autorité morale. L’expression même est devenue suspecte » (p. 7). Si les causes apparentes de ce phénomène d’immoralisme grandissant paraissent bien connues, sous les noms d’individualisme, de matérialisme, d’utilitarisme, ou encore de pragmatisme, ces facteurs n’expliquent finalement pas grand-chose du phénomène lui-même, étant « des signes aussi bien et même plus que des causes » (p. 8). Le creuset du monde contemporain est bien plutôt l’ensemble des valeurs, utilité, nouveauté, vitesse, efficacité, etc., véhiculées et matérialisées par la techno-économie mondialisée. Ces valeurs techno-économiques étant par essence « directement antinomiques avec la morale » (p. 8), il s’agit donc d’analyser cette antinomie fondamentale dans l’ensemble des sphères de l’existence. Cette analyse est développée en quatre temps. La première partie s’attache au vernis philosophique de l’immoralisme, qui consiste essentiellement à substituer l’éthique à la morale. L’archétype de cette substitution est donné par l’éthique spinoziste, dont la visée propre est précisément « de rendre toute morale impossible » (p. 17). Orientée par la conscience de soi du conatus, elle rationalise et individualise l’ensemble des préceptes moraux en les rapportant aux affections du sujet connaissant, dont la vertu propre est à la fois raison et liberté. L’objet même de la vertu se voit ainsi transformé, dès lors que « la philosophie pratique de Spinoza est une éthique de l’amour, et non une morale du bien » (p. 18). Or, réhabilitant intégralement la force du désir contre la force de la règle à la source de toute conception de la vie bonne, l’époque contemporaine détermine, d’une manière toute spinoziste, l’éthique contre la morale. Les conséquences de cette disjonction sont majeures, et fondent en réalité les principes foncièrement contradictoires des sociétés modernes. Substituant le possible au devoir, le particulier à l’universel, le règne du pragmatisme minimaliste à celui des principes catégoriques, et plus généralement la technique à la métaphysique — Godin retrouve là un topos de la critique heideggérienne de la modernité —, l’éthique contemporaine renonce à toute réciprocité : « Ne sachant que faire de la bonté, l’éthique choisit de faire comme si elle n’existait pas » (p. 37). Par quoi elle ne sert que les intérêts d’une démagogie libertaire débridée, rendant impossible toute égalité réelle. Le règne contemporain des éthiques, se multipliant comme autant de morales desséchées, minimales et …