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Version remaniée de la thèse de doctorat de Martin Rodan, professeur de littérature française à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Camus et l’antiquité entend montrer que l’Antiquité a servi de « sol fertile » à l’élaboration de l’oeuvre de Camus, tant sur le plan littéraire que philosophique. Au premier abord, la méthode de Rodan semble très séduisante et laisse espérer un ouvrage fort novateur. Il propose de concevoir le rapport entre Camus et l’Antiquité d’un point de vue dialectique, étant entendu que l’intérêt de Camus à l’égard des Anciens provient du souci du libre penseur et non du souci de l’historien, cela lui permettant de forger sa propre originalité et de mieux aborder en retour la culture antique. Si, plusieurs décennies auparavant, Paul Archambault avait rigoureusement étudié l’exactitude de la connaissance camusienne des auteurs anciens dans son article « Camus and Hellenic sources », aucune étude d’envergure n’avait encore exposé leur relation sous l’angle de la réappropriation personnelle. Cette thèse amène l’auteur à refuser deux autres méthodes de rapprochement entre Camus et l’Antiquité. La première méthode refusée propose d’étudier seulement les passages de l’oeuvre camusienne faisant explicitement référence à des textes anciens. Cette méthode rigoureuse centrée sur les rapprochements textuels ne considère pas « l’imprégnation culturelle » de Camus et les processus d’acquisition de connaissances plus personnels (p. 3). La deuxième méthode refusée propose d’étudier tous les passages pouvant être lus comme « inspirés » (analogies, parentés de pensée, figures de style) par un auteur ancien. Cette méthode plus relâchée, plus « universelle », risque évidemment de commettre « des rapprochements tout à fait gratuits » (p. 4). C’est dans ce contexte que Rodan tente de mettre l’accent sur la façon dont les sources antiques ont permis à Camus de forger sa propre originalité.

Dans la première partie, l’auteur retrace les études et les commentaires de Camus dédiés à des auteurs anciens, poètes ou philosophes. Il y étudie notamment l’apport de Nietzsche, de Grenier, de Plotin, de saint Augustin, des Présocratiques, de Socrate, de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, des Épicuriens, d’Eschyle, de Sophocle, d’Homère, de la Bible, du Christ. Plusieurs analyses se démarquent par leur originalité et leur exactitude. Il suffit de penser aux quelques pages (p. 9-14) dédiées à Nietzsche, où il est prouvé avec rigueur que Camus ne souscrit ni à l’anti-socratisme nietzschéen ni à la valorisation dionysienne de la Naissance de la tragédie. Il faut aussi se référer au deuxième chapitre (p. 19-26), consacré à Plotin et à saint Augustin, où une analyse serrée de son Diplôme d’Études Spécialisées, intitulé Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, propose de concevoir l’hellénisme sur le plan de la connaissance (amour de la connaissance) et le christianisme sur le plan de l’amour (connaissance de l’amour). Les chapitres portant sur la tragédie (cinquième chapitre, p. 53-60) et sur le mythe grec (sixième chapitre, p. 61-67) sont aussi dignes de mention : l’auteur y propose des synthèses particulièrement lumineuses du sujet traité, même s’il se munit parfois d’un cadre interprétatif trop lourd (cf. la distinction entre mythes platoniciens et mythes dionysiens).

Quelques difficultés importantes apparaissent pourtant dans quelques passages de cette première partie. Rodan s’expose pour la première fois dans le chapitre dédié aux philosophes grecs (quatrième chapitre, p. 35-51) à la critique qu’il adressait aux tenants de la méthode « universaliste » dans son introduction, voulant que l’étude de tous les passages de l’oeuvre camusienne pouvant être lus comme « inspirés » par un auteur ancien mènerait à des rapprochements « gratuits ». Si l’auteur n’étudie pas tous les passages susceptibles d’être lus comme des références explicites ou implicites à l’Antiquité, il n’en reste pas moins qu’il arrive mal à prouver dans plusieurs passages comment Camus serait réellement tributaire de certaines sources anciennes dans son processus de création. Il faut rappeler que Rodan n’a pas comme objectif de faire jaillir des affinités entre Camus et l’Antiquité, lesquelles pourraient relever d’un pur hasard, mais plutôt de montrer comment certaines sources antiques ont participé à la formation de son oeuvre, constituant ainsi « le sol fertile dans lequel ses forces créatrices s’enracinent » (p. 2). Cette critique se trouve parfaitement justifiée par l’étude du rapport entre Camus et Platon, explicité dans une section du quatrième chapitre (p. 39-42), dont l’importance sera capitale tout au long de l’ouvrage. Rodan a raison de noter dans ce passage que Camus est d’abord hostile à Platon dans les années 1930, avant de le redécouvrir dans les années 1940. Se référant à un passage de ses Carnets datant de 1947 et à un extrait de L’Exil d’Hélène datant de 1948, l’auteur avance en effet que « c’est le mythe platonicien, dans sa forme et dans les buts qu’il se propose, qui inspire Camus » (p. 40). Pourtant, l’oeuvre camusienne n’indique aucunement qu’il faille attribuer à Platon la parenté de son interprétation de la fonction intellectuelle du mythe grec. Il semble plus raisonnable de penser que son intelligence du mythe ancien soit préalable à ses lectures sérieuses de Platon, compte tenu que ses premières interprétations et réactualisations des mythes grecs remontent selon ses Carnets aux années 1935 et 1936. Seule une interprétation maladroite pourrait considérer le rôle du mythe chez Camus sous l’angle des « mythes platoniciens », malgré leurs affinités manifestes.

Après avoir retracé les inspirations antiques de Camus par l’étude de certains auteurs importants de l’Antiquité, Rodan vise à démontrer dans la deuxième partie de son ouvrage la « part antique » présente dans ses oeuvres philosophiques (p. 85). L’auteur propose un portrait juste et pertinent de la pensée camusienne, se permettant plusieurs interprétations originales sur son contenu. Je pense notamment au cadre herméneutique général proposé par l’auteur pour interpréter le Mythe de Sisyphe, voulant que celui-ci doive être interprété comme les textes anciens sur le plan de la physique, de la logique et de l’éthique (p. 105-120). Cette théorie de l’interprétation permet de mieux comprendre les éléments doctrinaux fondamentaux du Mythe de Sisyphe : le monde s’appréhende sur le plan de la quantité (physique), le pouvoir de la raison est relatif (logique), et l’homme, pouvant prétendre au bonheur, doit considérer la liberté en termes de libération et de lucidité (éthique).

C’est pourtant encore dans ses références à l’Antiquité que l’ouvrage de Rodan est le plus faible, non dans sa compréhension de l’oeuvre de Camus — quoiqu’il lui fasse parfois quelque peu violence pour mieux étoffer sa thèse. Il suffit de choisir l’exemple du neuvième chapitre dédié à Noces (p. 89-100). Si ce chapitre met l’accent avec raison sur l’idéal de « mesure profonde » à l’oeuvre dans ce texte, il devient hautement problématique lorsque l’auteur se réfère à l’hybris, au néo-platonisme et au christianisme. (1) Il est des plus surprenants que l’auteur propose une analyse de l’hybris extrêmement courte et pourtant capitale dans la progression de son argument. Cela lui permet d’apposer une distinction entre l’orgueil naturel et l’orgueil non naturel, étant entendu que l’hybris est un orgueil contre le kosmos, puis de définir la mesure grecque par le biais des maximes « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop » (p. 95). Eu égard à son importance dans la structure de l’ouvrage, cette démonstration mériterait une argumentation plus étoffée et substantielle pour être prise au sérieux, en particulier sur le rôle joué par ces deux maximes dans la notion d’hybris. (2) L’auteur entend prouver en seulement deux pages que « Noces est l’oeuvre plotinienne d’un auteur moderne » (p. 97). Pour ce faire, l’expérience mystique relatée dans Noces est rapprochée du projet des Ennéades, étant entendu que ces deux oeuvres sont tournées vers la recherche de l’unité — l’unité avec le monde pour Camus, l’unité avec l’Un pour Plotin. Évidemment, selon l’interprétation proposée, la modernité de Camus se mesurerait seulement à la prééminence donnée à la chair plutôt qu’à l’âme. S’il faut admettre qu’il existe un thème commun à Camus et Plotin, il est pourtant abusif de considérer que « Camus était influencé par l’idée mystique de l’unité plotinienne » (p. 98), pour la simple et bonne raison qu’il n’existe aucune référence bien établie dans le texte de Noces allant en ce sens. L’auteur note d’ailleurs à la p. 95 que nous ignorons si Camus avait lu Plotin à l’époque de la rédaction de ce texte. La mystique plotinienne n’est d’ailleurs pas la seule à s’inscrire dans une recherche d’unité : c’est le propre de tout processus spirituel. Il semble plus probable que Camus ait vécu lui-même une expérience spirituelle sans qu’il ne reproduise, à la lecture de Plotin, l’expérience mystique d’autrui. (3) Camus et l’antiquité s’intéresse de façon insuffisante aux « traces chrétiennes » de Noces, lesquelles font l’objet d’une page et demie d’analyse. Selon l’auteur, Noces doit être lu comme une tentative de fusion entre une sensibilité païenne et une sensibilité chrétienne. Si cette thèse est séduisante, elle s’appuie uniquement sur l’inquiétude camusienne face à la mort, dont le thème est aussi important dans les traditions socratiques et épicuriennes antérieures au christianisme. Il aurait été nécessaire que l’auteur étudie dans cette section les nombreuses critiques à l’égard du christianisme se trouvant dans L’envers et l’endroit et dans Noces. Toute thèse attribuant à Camus une sensibilité chrétienne se doit, par honnêteté intellectuelle, d’expliquer comment cette sensibilité peut exister auprès d’une posture critique très nietzschéenne à l’égard du christianisme.

Il est d’ailleurs remarquable que l’auteur en vienne à intégrer l’oeuvre de Camus dans la tradition philosophique après seulement quatre pages (p. 101-105). Le lecteur aurait été en droit de se voir offrir une preuve moins superficielle, plus systématique, du caractère philosophique de l’oeuvre camusienne, sachant à quel point la littérature savante est divisée sur cette problématique. Rodan rapproche avec raison le projet philosophique de Camus de l’idéal antique de philosophie comme mode de vie. Il est toutefois plus que regrettable qu’un tel rapprochement soit établi en citant un passage de L’ordre libertaire de Michel Onfray. Sur cet enjeu, il aurait été nécessaire de faire appel aux travaux de Pierre Hadot dont on connaît la valeur paradigmatique dans l’élaboration de la conception thérapeutique de la philosophie. Que l’auteur se soit référé à Onfray plutôt qu’à Hadot amène le lecteur à se questionner sérieusement sur les recherches anciennes auxquelles a procédé l’auteur durant le remaniement de sa thèse. En 2011, Matthew Lamb avait fait paraître dans la revue Sophia un article, intitulé « Philosophy as a Way of Life : Albert Camus and Pierre Hadot », qui avait déjà initié les rapprochements entre les oeuvres de Camus et de Hadot.

En conclusion, Camus et l’antiquité propose plusieurs interprétations originales et riches de l’oeuvre de Camus. L’auteur a d’ailleurs le mérite de prendre acte de l’importance jouée par l’Antiquité dans l’oeuvre camusienne, laquelle n’est toujours pas bien comprise dans la littérature savante. La lecture de cet ouvrage saura sans aucun doute éveiller certaines pistes de réflexion chez les interprètes de l’oeuvre philosophique de Camus. Il est toutefois décevant que l’auteur procède à plusieurs rapprochements injustifiés entre Camus et l’Antiquité. Il est ainsi oublié qu’une affinité doctrinale, stylistique ou textuelle avec un texte ancien ne constitue pas une preuve de l’inspiration antique de Camus. Plusieurs analyses, passages et références à l’Antiquité mériteraient une révision importante.