Recensions

Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson – Sur l’immédiateté. Paris, Éditions Hermann (coll. « Philosophie »), 2014, 234 p.[Notice]

  • Samuel-Élie Lesage

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  • Samuel-Élie Lesage
    Université de Montréal

Le premier livre de Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson – Sur l’immédiateté, promet de susciter un engouement important. Portant sur l’intuition, l’objet de ce livre est de fournir une compréhension serrée des rapports entre Henri Bergson et Jacques Derrida sur ce thème. L’auteur y définit l’intuition telle que Bergson et Derrida emploient le concept selon quatre caractéristiques : son immédiateté, son intégralité, son indépendance par rapport au langage et sa certitude. À partir de là, un dialogue entre les deux philosophes est possible. L’entreprise est d’autant plus ambitieuse que, alors qu’une majorité de commentateurs ont essayé de montrer une forte convergence entre les philosophies de ces deux penseurs en voyant dans la pensée du premier une anticipation de celle du second, Fradet défend plutôt que, malgré l’existence de certains accords, on retrouve des divergences fondamentales et insolubles entre la pensée des deux philosophes. L’auteur relève d’abord les convergences entre Bergson et Derrida. Premièrement, les deux proposent une compréhension dynamique et fluide du temps, compréhension opposée à celle d’un temps fixe composé de moments divisibles et isolables. L’intuition bergsonienne a « [p]our objet principal l’écoulement temporel » (p. 54). Cette conception du temps impliquée par l’intuition bergsonienne, la durée, recouvre l’idée d’une continuité temporelle : il y a précisément de la durée puisque chaque moment possède en lui-même la mémoire du passé et une anticipation du futur. L’intuition ne se fait donc pas dans un présent transcendant et isolé, mais elle embrasse la totalité de l’écoulement temporel. On retrouve cette même idée d’un temps dynamique chez Derrida quand celui-ci caractérise la différance comme un effet de « temporalisation » : « Elle correspond au fil continu et ininterrompu qui se tisse entre le passé, le présent et l’avenir, et au fait que le présent surgit toujours de cette continuité temporelle » (p. 26). Comme tout présent s’institue au sein d’une structure temporelle qui lui donne son sens, Derrida récuse donc l’idée que le temps puisse se diviser en moments indépendants et isolables. En deuxième lieu, cette priorité accordée au mouvement entraîne corollairement que toute chose n’est pas fixe, mais en constante transformation. Puisqu’ils s’inscrivent autant dans la durée que la temporalisation, on ne saurait retirer les éléments mondains du flot du temps dans un présent abstrait et transcendant. Bien au contraire, il faut reconnaître que ceux-ci sont constamment marqués par ce mouvement, et donc qu’ils se transforment. De cette idée découle alors la notion bergsonienne d’incertitude. Comme les éléments mondains sont constamment en transformation, toute connaissance certaine de ceux-ci est impossible. Ce scepticisme est également partagé par Derrida, car si tout sens est intégré au sein d’une continuité temporelle dynamique, alors ceux-ci ne peuvent être fixés définitivement. Ainsi, Fradet relève qu’il existe bel et bien des convergences entre Bergson et Derrida, notamment parce que la philosophie bergsonienne, avec son concept de durée, aurait devancé la notion derridienne de temporalisation. D’ailleurs, le concept de durée aurait amené Bergson à innover en développant une nouvelle terminologie philosophique, soit les « concepts fluides ». Ceux-ci suggèrent que nous devons être prêts à adapter notre langage afin de rendre compte de la mobilité du monde. Ces concepts fluides, en tant qu’ils tentent de dépasser une certaine métaphysique classique, anticiperaient le travail de la déconstruction derridienne. Mais les convergences s’arrêtent là. Si Derrida adopte la même définition bergsonienne de l’intuition à travers son oeuvre, c’est pour la récuser de fond en comble. On reconnaît le projet derridien d’opérer une critique de la « métaphysique de la présence ». Plus spécifiquement, Fradet relève deux moments phares de la critique derridienne de l’intuitionnisme bergsonien. Premièrement, Derrida propose une déconstruction …

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