Recensions

Bernard Foccroulle, Robert Legros, Tzvetan Todorov, La naissance de l’individu dans l’art. Paris, Éditions Grasset (coll. « Nouveau Collège de Philosophie »), 2005, 240 p.[Notice]

  • Joëlle Boivin

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  • Joëlle Boivin
    Université Laval, Québec

Comment s’est fait, dans les oeuvres d’art, le passage à la Modernité ? Telle est la grande question à laquelle se sont attardés les auteurs de cet ouvrage, tentant ainsi, selon l’aveu de Pierre-Henri Tavoillot, qui signe l’avant-propos, de combler une lacune dans l’analyse de l’individualisme. Pour Bernard Foccroulle, Robert Legros et Tzvetan Todorov, l’art est le témoin par excellence du changement profond dans la conception du monde qu’a constitué le passage d’un théocentrisme à un humanisme, lequel évoluera jusqu’à devenir l’individualisme qui marque actuellement nos sociétés occidentales. Aussi proposent-ils une enquête sur l’« invention esthétique de l’individu » (p. 8) qui sera menée en deux étapes principales. D’abord à travers une analyse historique de la naissance de l’individu dans l’art, en se concentrant principalement sur la peinture (Todorov) et sur la musique (Foccroulle). Celle-ci est secondée par une analyse anthropo-philosophique de cette lente progression vers l’avènement d’un individu « d’un nouveau genre » (p. 121), « essentiellement singulier en tant qu’homme » (p. 123). Une discussion entre les trois auteurs, menée par Tavoillot, conclut le livre, qui constitue une suite à une rencontre qui a eu lieu en 2002. Chacun d’eux interviendra pour offrir au lecteur une vision d’ensemble du phénomène analysé et de ses enjeux actuels. Ainsi, quelques pistes seront révélées pour tâcher de comprendre le devenir contemporain de l’art. Le premier texte, « La représentation de l’individu en peinture », est celui de Todorov, historien et philosophe rattaché au CNRS. Il entreprend un parcours de l’histoire de la pensée, lequel trouve sa justification par le fait que la peinture, selon lui, est elle-même pensée. Il entend retracer la « révolution picturale » qui a mené à la présentation d’un individu concret, un portrait d’un visage particulier en ses traits caractéristiques. Certes, il y a toujours eu des images représentant des individus. Par exemple, dans l’Antiquité, des ornements funèbres ou des bustes de héros et d’hommes publics grecs et romains. Mais, si on excepte les premiers portraits romains préservés par la lave figée du Vésuve (ier siècle de notre ère), parce qu’ils furent des ornements d’un espace privé, une chambre conjugale, l’individu était toujours représenté de manière abstraite. L’émergence et la propagation de la religion chrétienne ne changeront rien à cette manière abstraite de figurer l’individu. La fondation de l’Église, intermédiaire entre l’individu et Dieu, mène à la dévalorisation de la part charnelle de l’existence, du monde visible. L’homme est conçu comme une personne porteuse du message de Dieu, mais ce message ne concerne pas l’ici-bas. Les peintures, véhicules du message chrétien, sont vouées à symboliser l’intelligible, l’invisible, l’incommensurable. Pour rendre compte de cette exigence, Todorov cite judicieusement le pape Grégoire le Grand : « Les peintures sont les lectures de ceux qui ne savent pas les lettres » (p. 23). Toutefois, on sait que des réformes de la doctrine s’imposent peu à peu à partir du xve siècle, entre autres par la voix de Guillaume d’Occam et de Nicolas de Cues. Mais c’est dans les images destinées à un usage privé, et plus précisément dans les enluminures, véritables tableaux dans un livre, que se situent les prémisses de cette « révolution picturale » dont Todorov trace le portrait. Le meilleur exemple en est Les très riches heures du Duc de Berry. Les images de ce cycle montrent ce que les yeux peuvent voir, présentent ce qui se donne à voir, soit des paysans qui travaillent la terre selon les saisons (présentation du temps — lumière qui change et vieillissement des êtres — et du mouvement). L’éternel fait place à l’éphémère. Les enluminures …