Corps de l’article

Introduction

En France, en quinze ans, le nombre de bacheliers professionnels[2] engagés dans l’enseignement supérieur a presque été multiplié par quatre. Cette explosion résulte de l’effet conjoint de l’accroissement spectaculaire du nombre de bacheliers professionnels à la suite de la réforme du baccalauréat professionnel en 2009, d’une part, et de l’augmentation continue de la demande de poursuite d’études de ces derniers depuis 1985, d’autre part. Le nombre de bacheliers professionnels est passé de 92 000 en 2000 à 176 000 en 2015, soit quasiment une multiplication par deux, en même temps que leur taux d’inscription dans l’enseignement supérieur est passé de 19 % en 2000 à 37 % en 2015[3]. En 2020, il atteint 40 % (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance [DEPP], 2021).

Pourtant, ce nouvel afflux de bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur ne semble pas avoir contribué à diversifier les filières dans lesquelles ils s’inscrivent. Au contraire, leur filière d’inscription de prédilection – la section de technicien supérieur (STS[4]) – l’est plus encore en 2015 qu’en 2000. En effet, 74 % des bacheliers professionnels qui se sont inscrits dans l’enseignement supérieur en 2015 l’ont fait en STS, contre 52 % en 2000 (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation-Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle [MESRI-DGESIP], 2018)[5]. En quinze ans, les possibilités de formation supérieure des bacheliers professionnels semblent donc avoir augmenté numériquement, tout en s’étant resserrées vers une voie de formation pour ainsi dire monopolistique.

En réponse à l’arrivée de ce nouveau public, la politique publique a consisté à orienter massivement les bacheliers professionnels en sections de technicien supérieur (STS) en leur y attribuant un certain nombre de places réservées. Ces quotas ont été déployés progressivement depuis la Loi no 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche (loi ESR).

La désignation d’une « voie réservée » aux bacheliers professionnels n’est pas sans rappeler la création du baccalauréat professionnel en 1985 et ses effets contraires. Dans la décennie suivante, on assiste à une démocratisation quantitative – l’accès général au baccalauréat s’étend et s’égalise – en même temps qu’à un élargissement de la ségrégation – l’accès aux différents types de baccalauréats devient plus inégal, du fait de la création de ce nouveau baccalauréat qui accueille l’essentiel des nouveaux publics du secondaire. C’est ce qu’on a appelé la démocratisation ségrégative (Merle, 2000), qui a conduit à ce que les enfants d’ouvriers, davantage relégués au baccalauréat professionnel, voient finalement leurs chances d’accéder au baccalauréat général réduites entre 1985 et 1995 (Duru-Bellat et Kieffer, 2008).

Dans l’enseignement supérieur, ce processus peut être interrogé sous d’autres termes : la massification de l’enseignement supérieur s’apparente-t-elle à un processus d’inclusion, qui correspond à une baisse des inégalités sociales du fait de l’élévation du niveau d’éducation, soit à une démocratisation égalisatrice ; ou de diversion, en ceci que, pendant que le supérieur de second plan (second-tier institutions) se développe quantitativement, le supérieur de premier plan (first-tier higher education) devient plus sélectif, entraînant ainsi une augmentation des inégalités d’accès au premier cycle (Shavit, Arum et Gamoran, 2007) ?

Comme la démocratisation ségrégative, la diversion s’opère par la coexistence de l’expansion et de la diversification. En effet, la diversification des filières entraîne une multiplication des orientations possibles à un niveau donné. Or, loin d’être socialement neutres, les choix scolaires constituent eux-mêmes le résultat d’une première étape de sélection vers l’enseignement supérieur, appelée ici sélection informelle, et parfois désignée par les termes d’« inégalités d’orientation ». À cet égard, la recherche a solidement établi que les préférences scolaires ne relèvent pas uniquement des goûts individuels des élèves, mais aussi, en grande partie, des logiques et intérêts propres à leur environnement socioéconomique et culturel (Landrier et Nakhili, 2010). Les jeunes issus des classes populaires expriment des projets scolaires moins ambitieux – en niveau, en prestige, en variété, en nombre – que les jeunes plus favorisés (Guyon et Huillery, 2021 ; Maroy et Van Campenhoudt, 2010). Dans le cas des bacheliers professionnels et des candidats aux STS, largement issus des classes populaires, un phénomène d’autocensure scolaire est observé, lequel les conduit à se projeter dans un seul espace de l’enseignement supérieur, celui des STS (Orange, 2010). Aussi, les politiques publiques qui consistent à multiplier les choix possibles tout en désignant une filière tout indiquée à un certain public risquent ainsi, mécaniquement, de ségréguer les parcours.

Se pose alors la question de savoir si, finalement, l’instauration d’une voie de formation « réservée » aux bacheliers professionnels constitue une « chance » pour ces derniers. Le développement d’une politique publique volontariste en faveur d’une partie de la jeunesse moins valorisée scolairement et socialement a-t-il pu produire un effet paradoxal ? En accueillant plus largement les bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur, les cantonne-t-on davantage à des voies spécifiques où, par ailleurs, leurs perspectives de réussite restent modestes (Merlin, 2020 ; Ndao et Pirus, 2019) ?

Dans le cadre de ce questionnement général, cet article[6] vise à comprendre l’opération de la sélection formelle des bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur. La formule « sélection formelle » est utilisée ici pour désigner ce moment précis de la sélection où les candidatures sont évaluées et triées. Puisqu’elle se fonde sur l’étude de probabilités d’admission parmi des candidatures émises, la présente analyse porte nécessairement sur une fraction de bacheliers professionnels seulement, celle qui a franchi l’étape de sélection informelle vers l’enseignement supérieur : de ce fait, les bacheliers professionnels étudiés dans cet article présentent des caractéristiques différentes de celles des bacheliers professionnels dans leur ensemble.

Il s’agira, dans un premier temps, de se pencher sur l’accessibilité réelle des bacheliers professionnels aux STS, quelques années après la mise en oeuvre d’une politique visant à y faciliter leur entrée. Clairement énoncée depuis 2013, cette politique des quotas s’inscrit dans un positionnement ambigu des pouvoirs publics à l’égard de l’élévation du niveau d’éducation des jeunes issus des classes populaires. Une tension semblable s’était observée lors des débats ayant précédé la création du baccalauréat professionnel (racontés par Prost, 2002), laquelle répondait à deux principaux objectifs en partie contradictoires : d’une part, atteindre une meilleure qualification de la main-d’oeuvre, dans un contexte de concurrence internationale accrue ; d’autre part, élever le niveau d’éducation d’une classe d’âge en créant un nouveau diplôme destiné à l’accueil des élèves les moins bien préparés à l’enseignement secondaire général. La même bivalence avait caractérisé l’intention première du baccalauréat de technicien, ancêtre du baccalauréat technologique et dont la première mouture ne conférait pas le grade plein et entier de bachelier (Brucy, 2016). Reflet de ces débats, le libellé « baccalauréat professionnel » porte en lui-même une contradiction qui invite à s’interroger : le bac étant supposé conduire à l’université, et le diplôme professionnel étant supposé conduire en entreprise, « l’étiquette désign[e] mal la marchandise » (Prost, 2002 : 105).

En abaissant le nombre d’années de formation de quatre à trois, la réforme de 2009 veut transformer le baccalauréat professionnel en baccalauréat « comme les autres » et poursuit le même objectif que celui ayant présidé à sa création, à savoir augmenter le nombre de jeunes qualifiés au niveau IV. Néanmoins, trente ans après sa création, une question demeure : « [L]e baccalauréat professionnel est-il devenu un baccalauréat comme les autres ? » (Maillard, 2019) Sur le plan quantitatif, l’effet de la réforme sur les poursuites d’études dans l’enseignement supérieur est manifeste. Toutefois, le curriculum du « bac pro » n’est pas révisé, et l’engouement des bacheliers professionnels pour les STS ne se relâche pas, justifiant l’introduction de quotas d’admission à partir de 2013. En définitive, selon Maillard (2019), en trente ans, le baccalauréat professionnel a largement conservé sa singularité vis-à-vis des autres baccalauréats. L’objectif de conduire 60 % d’une classe d’âge à un diplôme de l’enseignement supérieur en 2025 (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [MENESR], 2015) semble devoir s’appuyer sur le baccalauréat professionnel, qui pourtant, structurellement, ne prépare toujours pas à la poursuite d’études supérieures, mais à l’insertion professionnelle. Encore récemment, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, réaffirmait que « la vocation première des bacs professionnels, c’est de mener des élèves à l’emploi [7] ». Dans ce contexte d’hésitation historique des pouvoirs publics à encourager ou à dissuader les bacheliers professionnels à poursuivre des études supérieures, l’ambition de cet article est donc d’évaluer quantitativement l’effet de la politique publique des quotas d’admission de bacheliers professionnels en STS, après cinq années de mise en oeuvre. Cette politique confère-t-elle un réel avantage aux bacheliers professionnels en dépit de la position ambiguë de l’État quant à la poursuite de leurs études ?

Par la suite, il s’agira de documenter les critères de sélection propres aux bacheliers professionnels à l’entrée des STS. Les règles de cette sélection peuvent en effet s’inscrire au sein de divers modèles, fondés sur des acceptions du mérite ou de la justice hétérogènes, auxquelles répondent des objectifs de recrutement et des critères de jugement spécifiques (Chauvel, Delès et Tenret, 2020 ; Karabel, 2005).

La sociologie des épreuves (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski et Thévenot, 1991) a établi une série de critères fondant la légitimité d’une épreuve, dont le premier est l’absence de chance ou de hasard dans le processus de sélection : les personnes en concurrence disposent de l’occasion et des outils leur permettant de faire la démonstration de leurs capacités, sans que d’autres candidats aient été évalués en fonction d’un autre critère. Le deuxième critère est le principe d’incertitude : pour qu’une épreuve de sélection soit légitime, il doit être impossible d’en prédire les résultats. Enfin, une épreuve légitime est une épreuve spécifiée et contrôlée : à l’image des épreuves sportives, le règlement ainsi que les caractères mesurés doivent être précis et connus de tous les concurrents, autant que le moment auquel l’épreuve démarre et s’achève.

Au seuil des STS, en France, les critères de sélection explicites sont essentiellement constitués du niveau de performance scolaire (habituellement mesuré par les notes), ainsi que de la définition d’un public cible, en l’occurrence les pourcentages minimaux de bacheliers professionnels à recruter. Néanmoins, on sait qu’en plus de ces critères de sélection « légitimes », il existe une série de critères invisibles, qui, bien qu’inconnus des candidats, sont mobilisés par les opérateurs de la sélection. Il peut s’agir, dans l’enseignement supérieur en général, du genre ou de l’origine sociale (Landrier et Nakhili, 2010), et dans les STS en particulier, de la proximité géographique ou de la modestie scolaire (Orange, 2010).

En définitive, comment s’opère le recrutement des primobacheliers en STS ? L’intervention de critères cachés interfère-t-elle avec les critères explicites que sont les résultats scolaires et la priorité donnée aux bacheliers professionnels ? Les critères de sélection mobilisés à l’entrée des STS, canal privilégié de la massification de l’enseignement supérieur, dessinent-ils une filière qui se démocratise ?

Pour répondre à ces questions, nous posons deux hypothèses : la première est que les bacheliers professionnels demeurent pénalisés pour entrer en STS en comparaison des autres bacheliers, malgré la politique publique qui leur y donne priorité (H1). La seconde postule que les bacheliers professionnels sont recrutés en STS selon des critères de sélection implicites débordant le cadre scolaire et relevant notamment de leurs propriétés sociales (H2).

1. Choix méthodologiques et présentation de l’échantillon

Les hypothèses sont testées à partir des données de 2018 de l’application Parcoursup, une base de données administratives dont l’exhaustivité permet de s’affranchir de contraintes liées aux effectifs minimaux ou à l’usage d’une pondération. Cette base contient ainsi les données de la session 2018 ayant permis la préinscription des bacheliers dans l’enseignement supérieur pour l’année universitaire 2018-2019 (qu’ils soient élèves de terminale, étudiants en réorientation ou bacheliers en reprise d’études). Il s’agit de la toute première édition du système Parcoursup, l’application ayant remplacé Admission Post-Bac (APB) en 2018. Accessible sur un site Internet du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche depuis janvier 2018, ce service a permis aux candidats-bacheliers de postuler dans les formations de leur choix en soumettant des voeux (programmes d’études et établissements de destination), sans les classer par ordre de préférence.

Nous choisissons de travailler uniquement sur les candidats « néo-bacheliers », c’est-à-dire ayant candidaté la même année que celle de l’obtention de leur baccalauréat, au printemps 2018. L’échantillon est également restreint aux candidats dont le dossier est complet, qui ont émis et validé au moins un voeu. Au total, l’échantillon ainsi défini comporte 563 489 candidats, dont 122 642 détiennent un baccalauréat professionnel, soit environ 18 % des candidats.

Plus masculins et plus âgés que les autres bacheliers, les bacheliers professionnels de l’échantillon sont également d’origine sociale et scolaire moins élevée. Plus souvent boursiers, ils ont plus rarement une soeur ou un frère inscrit dans l’enseignement supérieur.

En moyenne, les bacheliers professionnels émettent moins de voeux que les autres bacheliers dans l’application : neuf sur dix formulent principalement des candidatures en STS, et plus souvent que les autres bacheliers, ils candidatent à proximité de chez eux. En retour, les bacheliers professionnels candidats dans Parcoursup en 2018 ont reçu moins de propositions d’admission que les bacheliers technologiques et généraux : 1,8 proposition en moyenne à la fin de la procédure, contre 2,7 pour les bacheliers technologiques et 4,2 pour les bacheliers généraux.

Afin d’estimer les chances relatives d’admission des bacheliers professionnels par rapport à celles des autres bacheliers (H1), nous exécutons une première série de modèles de régression parmi l’ensemble des candidats. Ensuite, pour explorer les critères de sélection propres aux bacheliers professionnels (H2), une série d’analyses porte uniquement sur ces derniers. Dans le but de contrôler le biais de sélection lié aux différences marquées des candidatures selon les publics, nous recourons à des modèles probit en deux équations, selon la méthode de sélection de Heckman (1979) : une première régression estime les chances qu’ont les bacheliers de candidater dans une filière donnée plutôt que dans une autre ; puis une seconde équation porte uniquement sur les candidats déclarés dans cette filière, pour estimer leurs chances d’y être admis.

Les variables d’intérêt sont construites comme suit : les chances de candidature reposent sur le fait d’avoir émis au moins un voeu en direction de la formation donnée ; quant aux chances d’admission, elles sont mesurées en fonction du nombre de propositions d’admission dans cette même formation (qu’il s’agisse du même voeu ou non). L’origine sociale, pour sa part, est synthétisée dans une variable construite à partir de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) utilisée par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP). L’annexe 1 présente en détail la méthodologie mobilisée.

2. L’admission des bacheliers professionnels en comparaison des autres bacheliers

Tout d’abord, nous estimons dans le modèle 1 les chances relatives d’admission des bacheliers professionnels en section de technicien supérieur (STS).

Modèle 1

Chances relatives d’admission des bacheliers professionnels en STS (H1)

Chances relatives d’admission des bacheliers professionnels en STS (H1)

Champ : néo-bacheliers candidats dans Parcoursup en 2018, au dossier complet, ayant émis et validé au moins un voeu.

Lecture : les bacheliers technologiques ont plus de chances que les bacheliers généraux d’émettre au moins une candidature en STS. En revanche, parmi les candidats, ils ont moins de chances d’y recevoir une proposition d’admission que les bacheliers généraux.

Source : ParcoursupStat 2018

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Les résultats du modèle 1 se déclinent en deux étapes : la première équation (E1) établit que les bacheliers professionnels ont davantage de chances d’émettre au moins un voeu en STS, par rapport aux bacheliers généraux ; la seconde (E2) montre que, parmi ceux qui en formulent le voeu, les bacheliers professionnels ont moins de chances que les bacheliers généraux d’être admis en STS. Dans le cas des bacheliers professionnels, on voit qu’à caractéristiques socioscolaires comparables avec les bacheliers généraux, ils candidatent plus souvent mais sont pourtant moins fréquemment retenus, au contrôle de ce surplus de candidatures. Le modèle 1 permet ainsi de montrer l’existence d’un biais de sélection en défaveur des bacheliers professionnels à l’entrée des STS. La politique publique d’orientation des bacheliers professionnels en STS n’empêche donc pas, en 2018, que ces derniers soient pénalisés vis-à-vis des autres au cours du processus de sélection. Notons que les bacheliers technologiques sont eux aussi concernés par cette pénalité à l’admission.

Dans la même perspective, il apparaît que les jeunes issus d’un milieu social défavorisé ont plus de chances d’émettre au moins un voeu en STS que ceux d’origine sociale moyenne (E1) ; en dépit de quoi la deuxième équation (E2) montre qu’ils ont moins de probabilités d’y recevoir une proposition d’admission. Les bacheliers d’origine sociale favorisée connaissent la situation inverse : s’ils ont moins de chances de candidater en STS, ils ont pourtant davantage de chances d’y être admis. Là encore, le modèle 1 permet de conclure à l’existence d’un biais de sélection à l’entrée des STS, cette fois en défaveur des bacheliers d’origine sociale défavorisée, au profit des jeunes favorisés, et ce, à caractéristiques individuelles équivalentes.

Un autre biais émerge, mais qui s’exerce cette fois au bénéfice des jeunes les moins dotés : si les boursiers émettent moins souvent que les non-boursiers un voeu en STS (E1), ils ont pourtant davantage de chances d’y recevoir une proposition d’admission (E2). Dans le même sens, les femmes ont plus de chances d’être admises en STS alors qu’elles ont moins tendance à candidater.

S’agissant des caractéristiques scolaires, le modèle 1 dessine les STS comme une filière très sélective. En effet, les candidats « en avance », c’est-à-dire plus jeunes que l’âge modal de 18 ans, sont plus susceptibles d’être recrutés (E2), alors même qu’ils ont moins tendance à candidater en STS que les jeunes âgés de 18 ans (E1). Inversement, les candidats « en retard » seront moins probablement sélectionnés, alors qu’ils ont plus souvent candidaté. Quant aux résultats scolaires obtenus au baccalauréat, ils soulignent le même déséquilibre entre chances de candidature et chances d’admission : les bacheliers les plus performants – ayant reçu la mention bien ou très bien – sont davantage admis (E2), bien que candidatant plus rarement (E1) ; inversement, les élèves n’ayant reçu aucune mention ou ayant obtenu le baccalauréat au rattrapage sont moins souvent reçus, malgré de plus probables candidatures. Ces résultats pourraient former un biais sélectif supplémentaire, si le niveau de performance scolaire n’était pas le principal critère de sélection admis et explicité en éducation en général, et à l’entrée de l’enseignement supérieur en particulier. Ce biais acceptable apparaît en réalité comme un critère légitime. À l’entrée des STS, toutefois, on voit que ce critère est particulièrement mobilisé, faisant de cette filière une voie d’études fortement sélective.

L’étude de la proximité géographique entre le candidat et la formation confirme que les jeunes ayant privilégié des candidatures locales – dans leur département ou même dans leur établissement – ont davantage de chances d’être admis en STS.

3. Les critères d’admission propres aux bacheliers professionnels

Les estimations suivantes s’intéressent à la sélection en STS des bacheliers professionnels uniquement. Il s’agit de chercher l’existence de critères de sélection formelle, explicites ou cachés, qui seraient propres aux bacheliers professionnels (H2). Les résultats présentés dans cette partie détaillent les logiques d’accès au STS en général.

Dans le modèle 2, la première équation (E1) estime les chances des bacheliers professionnels d’émettre au moins un voeu vers une STS, tandis que la seconde (E2) estime leurs chances d’y recevoir au moins une proposition d’admission.

Modèle 2

Critères de sélection des bacheliers professionnels en STS (H2)

Critères de sélection des bacheliers professionnels en STS (H2)

Champ : néo-bacheliers professionnels candidats dans Parcoursup en 2018, au dossier complet, ayant émis et validé au moins un voeu. Les cellules vides indiquent que les variables concernées n’ont pas été retenues dans l’une ou l’autre des équations, d’une part en raison de leur moindre pertinence pour expliquer la variable indépendante, d’autre part afin de créer une distinction entre les deux moments de l’analyse.

Lecture : parmi les bacheliers professionnels, les femmes ont autant de chances que les hommes de candidater en STS. Une fois candidates, elles ont plus de chances d’y être admises.

Source : ParcoursupStat 2018

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Il apparaît que les critères de sélection des bacheliers professionnels en STS dépassent le seul ordre scolaire. On observe à nouveau un léger avantage pour les femmes, qui ont une plus grande probabilité d’admission que les hommes, bien que ne candidatant pas davantage que ces derniers. L’existence d’inégalités sociales de sélection est également confirmée parmi les seuls bacheliers professionnels, qui constituent pourtant un groupe déjà socialement trié : les jeunes issus d’un milieu social défavorisé ont moins de chances d’être admis, à probabilité de candidature équivalente, que ceux d’origine sociale moyenne ou relativement favorisée.

On constate un biais sélectif supplémentaire à travers le préjudice à l’égard des bacheliers professionnels étrangers : bien qu’ayant plus de probabilités de candidater en STS que les bacheliers professionnels français, ils ont significativement moins de chances que ces derniers d’y recevoir une proposition d’admission, à caractéristiques sociales et scolaires équivalentes.

S’agissant des caractéristiques relatives aux formations, on constate que les candidats ayant obtenu leur baccalauréat dans un lycée privé ont davantage de chances d’être admis en STS, alors même qu’ils avaient moins de chances d’y émettre une candidature. Ils sont donc favorisés. Par ailleurs, il est plus facile d’intégrer une STS de spécialité industrielle ou agricole qu’une STS des spécialités tertiaires – et particulièrement dans le domaine des services à la personne. Cela s’observe, dans un premier temps, par l’effet sur les chances d’admission en STS des spécialités du baccalauréat professionnel, lesquelles influencent autant les probabilités de candidater que d’être reçu. Aussi, l’effet de la spécialité principalement demandée en STS montre que les candidats aux STS de production ou agricole ont davantage de chances d’y recevoir une proposition d’admission que les jeunes ayant candidaté dans les spécialités tertiaires.

4. Discussion

Dans un premier temps, cet article sur les déterminants de la sélection formelle des bacheliers professionnels a consisté à tester l’hypothèse H1, selon laquelle l’avantage sélectif relatif des bacheliers professionnels en STS ne serait pas avéré, en dépit d’une politique publique formellement ambitieuse. L’exploitation des données de 2018 de Parcoursup présentées dans cette partie permet de confirmer clairement l’hypothèse. À l’été 2018, cinq années après la mise en place de quotas favorables aux bacheliers professionnels, ces derniers restent pourtant largement pénalisés à l’entrée en STS par rapport aux bacheliers généraux. Les diplômés du baccalauréat technologique sont eux aussi désavantagés.

Les résultats soulignent que les bacheliers professionnels sont ainsi pénalisés à l’entrée de leur filière de prédilection, celle qui leur est tout indiquée lors de l’orientation au lycée, puis officiellement réservée par des quotas d’admission. Si la politique publique conduite depuis 2013 a pu entamer un rééquilibrage, elle n’a vraisemblablement pas suffi : on supposait qu’elle établirait une forme de discrimination positive à l’égard des bacheliers professionnels et que ces derniers se trouveraient désormais avantagés vis-à-vis des autres bacheliers, mais elle n’a en réalité – du moins en 2018 – même pas su introduire une équité formelle de traitement entre les bacheliers.

La première explication de ces résultats se trouve dans le rapport d’information sur l’évaluation de l’accès à l’enseignement supérieur, présenté à l’Assemblée nationale en 2020 après sollicitation de la Cour des comptes (Cour des comptes, 2020 ; Juanico et Sarles, 2020). Sa treizième proposition consiste à « créer des places supplémentaires en sections de techniciens supérieurs (STS) ». L’argumentaire préalable évoque en effet « une augmentation massive des effectifs de bacheliers professionnels sans augmentation corrélative du nombre de places disponibles en STS » : on y apprend que le nombre de places disponibles en STS a augmenté de 7 % entre 2000 et 2017, alors que le nombre de bacheliers professionnels a augmenté de 91,7 % au cours de la même période. En comparaison, le nombre de bacheliers généraux a augmenté de 24,5 %, tandis que le nombre de places disponibles à l’université a augmenté de 19 %, et celui en CPGE de 32 %. Au total, entre 2000 et 2017, le nombre de places créées en STS représente seulement 3 % de l’augmentation totale des places disponibles dans l’enseignement supérieur.

À l’évidence, il existe un paradoxe important entre l’énonciation d’une politique publique visant à élargir l’accès des bacheliers professionnels en STS, d’une part, et la réalité extrêmement concurrentielle, d’autre part, d’un nombre de places insuffisant au regard de l’explosion des effectifs de bacheliers professionnels se présentant dans cette filière. Le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques conclut sans ambiguïté : « Ce déséquilibre global entre l’augmentation massive de la demande et la relative stagnation des places en STS porte fortement préjudice aux bacheliers professionnels. » (Juanico et Sarles, 2020 : 135)

Ces constats éclairent par ailleurs un autre résultat majeur de cet article, à savoir le haut niveau de sélectivité scolaire des STS. Si l’on a pu dire que les STS étaient la filière des « moyens », cela n’est vrai que pour ce qui est de leur désir d’orientation : sur ce point, en effet, la STS est plébiscitée par les jeunes ayant des notes au bac ni très basses, ni très hautes. Pour l’admission, en revanche, la STS est clairement une filière qui sélectionne les meilleurs élèves. Or, du fait des inégalités passées d’apprentissage, de réussite et d’orientation, le renforcement de la sélectivité scolaire tend à favoriser la reproduction sociale.

Au manque de places disponibles en STS s’ajoute un défaut de répartition qu’évoque également le rapport Juanico et Sarles (2020) : si les chaises manquent dans un grand nombre de sections de techniciens supérieurs, elles restent vides dans d’autres, moins demandées. Notamment, le rapport pointe une offre de formation surdimensionnée dans les spécialités de la production, alors que la demande se dirige davantage vers les services. On comprend mieux, dès lors, ce résultat qu’est la pénalité que subissent à l’admission les candidats issus des spécialités tertiaires ou souhaitant s’y diriger, que ce soit parmi l’ensemble des candidats ou spécifiquement les bacheliers professionnels.

S’ajoutant à cette problématique d’une offre de formation insuffisante et peu adaptée à la demande, une déficience est constatée dans l’application des quotas de places réservées aux bacheliers professionnels. Elle est évoquée dans les deux rapports suscités et détaillée dans le rapport sur l’affectation des bacheliers technologiques et professionnels dans les IUT et les STS (Inspection générale de l’Éducation nationale-Inspection générale de l’Administration de l’Éducation nationale et de la Recherche [IGEN-IGAENR], 2015). L’efficacité des quotas est qualifiée de « faible » en STS et de « relative » en IUT (Juanico et Sarles, 2020 : 139). L’effet de cette mesure sur la représentation des bacheliers est resté en deçà des objectifs fixés, en raison d’un « volontarisme insuffisant pour appliquer les quotas ».

Les recherches de Karabel (2005) avaient montré qu’à chaque modèle de sélection correspond un public cible bien défini, recruté prioritairement soit par le biais de quotas, soit par des critères administratifs d’éligibilité revenant à appliquer des quotas de façon contournée. Si les STS ont bien leur public cible et leur outil (les quotas) pour les recruter, trois éléments leur manquent aujourd’hui : des places disponibles, une allocation de ces places en adéquation avec la demande, ainsi qu’une application incontestable de la politique du quota. Ces trois lacunes ont conduit à dessiner une filière très fortement sélective sur le plan scolaire alors qu’elle ne se destine pas à recruter les élites, concurrentielle et de façon déséquilibrée selon les spécialités, expliquant finalement qu’elle soit restée seulement « entrouverte » (Lemêtre, Mengneau et Orange, 2016) aux bacheliers professionnels en dépit d’une parole institutionnelle volontaire.

Depuis la loi ORE en 2018, une fixation de seuils est également instaurée à l’endroit des candidats boursiers. De même que pour les pourcentages minimaux de bacheliers professionnels, ces quotas sociaux visent à corriger partiellement les inégalités sociales d’orientation et d’admission, pour ainsi augmenter l’équité d’accès à l’enseignement supérieur. Dès 2018, nos résultats montrent qu’au sein de l’ensemble des bacheliers candidats, les boursiers sont avantagés lorsqu’ils candidatent en STS. Néanmoins, une fois les analyses exécutées sur les seuls bacheliers professionnels, cet effet disparaît. Les boursiers sont donc globalement avantagés à l’entrée des STS, mais pas les boursiers bacheliers professionnels. Il est difficile de tirer des conclusions sur l’efficacité générale de cette politique des quotas dans la mesure où les données utilisées datent de la première rentrée scolaire concernée (2018) et que la mise en oeuvre s’est renforcée depuis (Cour des comptes, 2020). Toutefois, le rapport Juanico et Sarles (2020) évoque encore une fois des résultats décevants, s’expliquant par un défaut de la mesure elle-même : les quotas de boursiers n’étant pas des quotas d’admis mais des quotas d’appelés, ils n’empêchent pas l’exercice d’une phase d’autocensure ou de sélection informelle de la part des bacheliers les moins favorisés. Par conséquent, ces quotas ne se transposent pas complètement dans les taux de recrutés. Nos résultats permettent d’envisager une seconde explication, selon laquelle pendant le recrutement, la sélection – obligatoire – des candidats boursiers se porte davantage sur les bacheliers technologiques et généraux que sur les bacheliers professionnels. Indirectement, c’est une piste qu’évoquait également la Cour des comptes : « [L]es candidats boursiers avec un parcours scolaire brillant seront spontanément privilégiés par les formations sur la seule base de leur dossier. Dans un tel cas, les quotas boursiers n’auront aucune influence. » (Cour des comptes, 2020 : 80) Une voie d’amélioration de la mesure pourrait consister à imposer que, parmi le groupe de bacheliers boursiers recrutés, la distribution des types de baccalauréats reste similaire à celle observée dans l’ensemble des candidats.

La sélection manquée des candidats boursiers parmi les bacheliers professionnels rappelle que les recruteurs jouent un rôle majeur dans le processus de sélection, au point de pouvoir infléchir les effets d’une réforme. Après la mobilisation du critère de sélection le plus accepté dans le monde éducatif – le niveau de performance scolaire –, puis celle des critères visant à recruter un public cible défini – les règles administratives favorisant le recrutement de bacheliers professionnels ou de boursiers –, s’exerce en effet une troisième forme d’appréciation des candidats, moins palpable et surtout moins justifiable, qui répond à des critères cachés.

Le premier de ces critères, déjà connu en STS, relève de la proximité géographique, que les travaux d’Orange (2010) ont pointée comme un « critère autonome de jugement » favorable aux candidats locaux, qu’ils soient issus « du coin », voire, encore mieux, « de la maison ». Les candidats venant de zones plus éloignées de l’établissement visé sont alors pénalisés dans les commissions de recrutement, du fait d’un manque de confiance dans leur capacité à effectivement rejoindre le lycée en cas d’admission. L’avantage observé de ces candidats locaux à l’entrée des STS est donc tout à fait convergent avec la littérature.

Enfin, ce travail démontre qu’il existe une série d’inégalités de sélection à l’entrée des STS, de critères cachés mobilisés particulièrement parmi les bacheliers professionnels et qui s’apparentent, parfois, à de véritables discriminations.

Nous avons vu, déjà, l’absence d’avantage aux candidats boursiers bacheliers professionnels, résultant de la mauvaise application des quotas de boursiers chez ces bacheliers. Dans la même perspective, l’existence d’un biais social de sélection en STS est apparue : à caractéristiques individuelles comparables, les candidats issus d’un milieu social défavorisé sont pénalisés. Ce biais est particulièrement net au sein de l’ensemble des candidats, mais il existe également parmi les seuls bacheliers professionnels, pourtant déjà fortement triés socialement. On peut imaginer ici que le recours à des critères de sélection qualitatifs tels que la rédaction d’une lettre de motivation, par essence subjective, peut constituer un espace de sélection invisible où transparaît la distinction de l’origine sociale, de la même façon que la multiplication de formes d’avertissement dans l’application Parcoursup est susceptible de créer un nouvel espace de sélection sociale informelle (Couto, Bugeja-Bloch et Frouillou, 2021). De plus, le recours à une application implique en lui-même de maîtriser son langage, et ce dernier n’étant pas socialement neutre, il peut tendre à pénaliser les candidatures émises par les bacheliers d’origine populaire (Lemêtre et Orange, 2017).

En somme, on constate que les bacheliers professionnels sont désavantagés pour entrer en STS ; que les boursiers recrutés le sont principalement parmi les bacheliers généraux ou technologiques ; et qu’enfin parmi les bacheliers professionnels toujours, les jeunes issus d’un milieu défavorisé sont encore pénalisés. On peut vraisemblablement conclure à une triple peine pour les bacheliers professionnels de milieux populaires au seuil de l’enseignement supérieur, qui plus est à l’entrée de la seule filière de formation qui leur soit tout indiquée.

Conclusion

Tout compte fait, si les STS restent effectivement le principal canal d’ouverture sociale de l’enseignement supérieur du fait du public qu’elles accueillent, elles n’en sont pas moins pourvues de solides mécanismes de sélection sociale observés ailleurs (Landrier et Nakhili, 2010). Ces biais ne constituent pas des critères légitimes de sélection et génèrent, parfois, de véritables inégalités d’accès et d’admission. Le paradoxe tient à ce que les candidats populaires sont écartés de cette filière au cours de la sélection, alors qu’ils en constituent officiellement le public cible. Finalement, l’accès des bacheliers professionnels aux STS paraît bien loin de répondre au concept d’épreuve légitime (Boltanski et Chiapello, 1999), supposée « spécifiée et contrôlée », dont le règlement serait comme dans le sport, précis et transparent, et les critères d’évaluation des concurrents connus de tous. La pénalité subie par les bacheliers professionnels en comparaison des autres bacheliers brosse également un tableau bien éloigné de celui visé par l’action publique et son principe apparent de discrimination positive.

En définitive, l’absence d’action publique portant sur le dimensionnement de l’offre de formation en dépit d’une explosion de la demande stimulée par les pouvoirs publics eux-mêmes évoque l’expression d’une faible considération de cette filière d’études par les pouvoirs publics. La politique d’orientation massive des bacheliers professionnels en STS apparaît bien, sous cet éclairage, comme un prolongement possible de la démocratisation ségrégative dans l’enseignement supérieur. Néanmoins, cette politique contribue, dans l’absolu, à étendre l’accès des enfants de milieux populaires à un diplôme de l’enseignement supérieur et, à ce titre, elle peut constituer pour eux une ouverture à de nouvelles possibilités. Ce travail cerne deux principales zones blanches où un ajustement de l’action publique permettrait de rendre ces possibilités plus tangibles : pour espérer atténuer les biais sociaux de sélection formelle à l’entrée des STS, il reste nécessaire à la fois d’améliorer la mise en oeuvre de la politique des quotas, mais aussi de faire évoluer la structure et la disponibilité de l’offre de formation.

Désigner les STS comme la « voie réservée » des bacheliers professionnels sans toutefois leur donner les moyens d’y accueillir ces derniers ne suffit vraisemblablement pas pour conclure à une démocratisation de l’enseignement supérieur. Afin d’élucider plus complètement ce point, il sera nécessaire de se pencher, d’une part, sur les chances réelles de réussite au BTS des bacheliers professionnels, une fois qu’ils y ont été admis. Il conviendrait également d’explorer leurs occasions de valorisation du BTS une fois qu’ils sont entrés sur le marché du travail : à plus haut diplôme équivalent, le début de carrière est-il aussi favorable en fonction du type de baccalauréat détenu ? Si tel n’était pas le cas, cela signifierait, d’une part, que les bacheliers professionnels continuent « d’éprouver l’inégale valeur de leur diplôme » (Lemêtre, Mengneau et Orange, 2016 : 399) même une fois diplômés de l’enseignement supérieur, mais aussi que l’orientation généralisée des bacheliers professionnels vers une filière leur offrant des perspectives désavantageuses s’apparente à une assignation constituant le prolongement, sur le marché du travail, d’un phénomène de démocratisation ségrégative.