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La Réforme protestante qui marqua l’ensemble de l’époque moderne fut un grand moment de remise en question pour la chrétienté. L’hérésie n’était pas chose nouvelle, mais les déviances à la foi officielle n’avaient jamais atteint une si grande ampleur avant le XVIe siècle. La Réforme trouva des adeptes partout en Europe, notamment chez les luthériens allemands, chez les anglicans anglais et chez les jansénistes français, ou huguenots. Ce texte se concentrera sur ces derniers. La remise en question de ce que l’on croit être une vérité absolue provoque généralement deux réactions : la résistance ou l’adaptation. Dans le cas de la Réforme en France, la résistance des catholiques se fit plus forte que leur adaptation et se manifesta par diverses limitations imposées aux huguenots, notamment au moment d’enterrer leurs morts. En effet, à la fois symbole de la présence physique des protestants sur un territoire et rappel de leurs différences sur le plan de la foi, les cimetières furent régulièrement visés par les catholiques dans le cadre de la répression des huguenots au XVIIe siècle.

C’est dans ce contexte qu’Élie Benoist publie sa gigantesque Histoire de l’édit de Nantes […], dans laquelle il y relate les différents torts que les catholiques ont fait vivre aux huguenots au cours du XVIIe siècle[1]. Publié entre 1693 et 1695, ce texte divisé en cinq volumes cumulant près de trois mille pages, a pour but premier de réhabiliter l’image des protestants et de l’édit de Nantes. Ancien pasteur, Élie Benoist écrit en exil, après avoir été forcé de quitter la France dans la fouée de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685[2]. Sa position est, sans surprise, ouvertement anticatholique ou, du moins, largement favorable aux protestants, mais sa méthode historique n’en est pas moins rigoureuse[3]. Il s’appuie notamment sur de nombreux documents officiels, édits et témoignages qu’il intègre à son texte afin de produire un récit aussi précis que possible des développements du siècle.

Grâce à l’Histoire de l’édit de Nantes, Élie Benoist créa un véritable courant historiographique que Luc Daireaux décrit comme « le paradigme benoistien[4] ». En effet, depuis la fin du XVIIe siècle, l’historiographie protestante a peiné à se dégager de la « problématique militante » mise en place par Benoist[5]. La majorité des travaux sur le sujet se divisent en effet entre l’historiographie catholique et protestante, chacune sentant le besoin de s’attaquer à l’autre[6]. Après avoir été utilisés par Jules Michelet (1798–1874)[7] et avoir servi contre les positions antiprotestantes des historiens catholiques de la fin du XIXe siècle[8], les thèses d’Élie Benoist furent prolongés et nuancés par Alfred Galland (1860–1935)[9]. L’opposition systématique entre historiens catholiques et protestants ne prendra que lentement fin à partir de la seconde moitié du XXe siècle avec les travaux de Jean Orcibal (1913–1991) ou de Michel de Certeau (1925–1986)[10]. Les historiens de la fin du siècle adoptent cependant une position de méfiance face aux écrits de Benoist. Janine Garrisson (1932–2019) et Élisabeth Labrousse (1914–2000) souhaitèrent par exemple prendre leurs distances de ses thèses et de l’historiographie traditionnelle qu’il représentait[11]. Cette méfiance ne signifie cependant pas un rejet total des écrits du pasteur, qui demeurent malgré tout un incontournable du sujet grâce à leur densité et aux détails uniques qu’ils offrent sur le quotidien des huguenots au XVIIe siècle. En ce qui nous concerne, ces informations seront indispensables pour saisir les implications des problématiques liées à leurs cimetières, qui étaient, comme le dit Élie Benoist, « une source de mille chicanes qu’on leur faisoit tous les jours » durant cette période[12].

Plus spécifiquement, dans les pages qui suivent nous allons explorer comment évoluent les normes funéraires protestantes dans le contexte de tensions confessionnelles de la France de l’édit de Nantes. Pour ce faire, nous allons analyser les différences qui séparent les catholiques et les protestants dans leur vision de la mort, ainsi que les enjeux que soulèvent ces divergences. Nous détaillerons ensuite l’évolution du traitement de cette question avant, pendant et après le XVIIe siècle. Nous constaterons alors comment dans cette situation où deux visions paradigmatiques des cimetières s’opposent, le groupe majoritaire se renforce dans son opposition alors que le groupe minoritaire se voit forcé de s’adapter. Grâce à la qualité des témoignages donnés par L’Histoire de l’édit de Nantes sur l’ensemble du XVIIe siècle, il sera possible d’accéder aux mutations dans le traitement de la question des cimetières et surtout à l’influence de ces changements sur les populations. En effet, en voulant faire la preuve de la souffrance des huguenots, Benoist s’attarde en effet tout spécialement aux conséquences affectives de ces tors et donne ainsi accès à une vision autrement inaccessible du sujet.

La conception protestante de l’enterrement

Élie Benoist décrit les difficultés que pouvaient avoir les huguenots à obtenir un cimetière dans un épisode de 1645 :

Dans le même païs les habitans d’Augni, petit lieu près de Mets, ayant voulu clorre de muraille un morceau de terre, pour leur servir de Cimetiere, les Moines de st. Symphorien s’aviserent de leur en disputer la propriété, qu’ils n’avoiet jamais pretenduë auparavant : & il fallut que les Reformez essuyassent un procés contre ces Moines, qui trouveroient des titres pour s’emparer de toute la terre, si l’envie les en prenoit. On peut juger quelle justice les Heretiques peuvent attendre, quand des Moines font leurs parties[13].

Cet extrait témoigne, d’une part, du ton contestateur de l’auteur, qui ne mâche pas ses mots quand vient le temps de dénoncer ce qu’il voit comme des injustices vécues par les protestants aux mains des catholiques. Cependant, il donne également un précieux témoignage des difficultés quotidiennes qu’ont pu rencontrer les huguenots au moment de l’enterrement de leurs morts. Le sentiment d’impuissance qui transparait de ce passage laisse comprendre la misère dans laquelle ont pu se retrouver les huguenots confrontés aux foudres des représentants de l’Église catholique. Comme dans plusieurs autres parties de son oeuvre, Élie Benoist déplore l’injustice de cette situation qu’il semble interpréter comme une attaque démesurée et sans fondement autre que la haine de catholiques qui utilisent tous les moyens à leur disposition pour faire préjudice aux huguenots. L’incompréhension mutuelle règne cependant entre les protestants et les catholiques, dont les rites funéraires sont en apparence incompatibles. Pour mieux comprendre l’intransigeance des catholiques, il sera d’abord nécessaire de définir leur vision de la mort et des cimetières afin de saisir en quoi la doctrine des protestants en diffère.

Le point central de cette doctrine concerne la complexe question de l’intervention des vivants sur le sort des morts dans l’au-delà. Chez les catholiques, cette intervention est au centre du culte des morts et les prières des vivants pour les morts au purgatoire occupent une place centrale dans la liturgie chrétienne depuis le XIIIe siècle[14]. Les liens entre le monde terrestre et l’au-delà étaient par exemple rappelés lors de grandes fêtes comme la Toussaint le 1er novembre et le jour des morts le jour suivant, qui étaient souvent confondus en une seule et même célébration par le peuple[15]. Ces fêtes témoignaient de la place occupée par les morts, qui constituaient une sorte de « groupe d’âge » qui continuait d’avoir une influence au sein de la communauté[16]. En effet, si les vivants tentaient d’aider les morts par leurs prières, les défunts protégeaient également les vivants par leur intercession avec l’au-delà[17]. Ainsi, comme l’explique Gabriel Audisio au sujet de la famille,

Cette communauté de sang liait les vivants aux morts par une sorte de « solidarité verticale » créant une chaine ininterrompue qui imposait de prier pour le salut de l’âme de ses prédécesseurs, de respecter et de faire respecter sa mémoire et de se faire enterrer auprès d’eux[18].

Une relation d’interdépendance était donc établie entre les vivants et leurs morts, ce qui permettait de resserrer les liens qui unissaient la communauté. Cette importance accordée à la mort allait également de pair avec un cérémonial très développé qui se poursuit longtemps après le décès[19]. Le trépas, qui était plutôt vu comme une naissance dans l’au-delà, apparaissait alors comme le point culminant de l’existence[20].

Chez les protestants, l’au-delà n’est cependant pas un thème majeur, notamment dans les premiers moments de la Réforme[21]. Le monde terrestre est pour ainsi dire isolé du monde céleste, les vivants ne peuvent donc pas influencer le sort des morts, à l’opposé de la vision catholique. Dans l’idée des réformateurs, Dieu seul choisit à qui il accorde sa grâce, aucune oeuvre terrestre ne peut donc influencer sa décision et les notions d’intercession et de purgatoire sont invalidées[22]. Nul besoin de peser ses actions bonnes et mauvaises en vue du jugement dernier ou de craindre la condamnation divine[23]. Ceux qui appartiennent à l’Église et lui confient leur corps se réveilleront au Royaume des cieux, alors que les autres ne se réveilleront simplement pas et resteront dans le néant pour l’éternité[24]. La résurrection et même l’immortalité de l’âme sont également des thèmes débattus chez les réformateurs du XVIe siècle[25]. Cette nouvelle doctrine est au coeur de la réforme protestante et vise avant tout à empêcher les ecclésiastiques d’accumuler des richesses par la vente d’indulgences et par la tenue de lucratives séries de messes pour aider à sauver les âmes des trépassés. Le culte des morts protestant est donc orienté vers les vivants plutôt que vers les défunts.

Ainsi, dans la vision protestante, rien ne peut être fait pour sauver l’âme du mort, qui est déjà prédestinée à être sauvée ou damnée au moment des funérailles. Les prières et les cérémonies au moment de l’enterrement sont donc considérées comme inutiles. En rupture avec le faste funéraire de la tradition catholique, les enterrements sont aussi simples que possible, les convois sont réduits au minimum, le pasteur n’est généralement pas présent et aucun monument n’est mis en place pour marquer l’emplacement de la tombe[26]. Dès 1517, Luther statue sur les pratiques funéraires en s’attaquant principalement au cérémonial, refusant les indulgences, l’intercession et l’extrême-onction[27]. Les réformateurs s’opposeront en effet presque unanimement au Purgatoire et à ce que Jacques Chiffoleau appellera « la comptabilité de l’au-delà » étant donné les bénéfices jugés immoraux qu’ils permettaient à l’Église romaine[28]. Puis en 1527, il recommande l’inhumation extra muros pour des raisons d’hygiène et pour suivre les exemples donnés par la bible[29]. Calvin, quant à lui, pousse plus loin les précautions de Luther en dénonçant dès 1536 les dangers de « pollution » par le catholicisme, déclare inutiles les préoccupations concernant le moment précédant la résurrection et préconise le recours des mourants à un médecin plutôt qu’à un prêtre[30]. Les ordonnances ecclésiastiques de Genève de 1541 précisent simplement : « Qu’on ensevelisse honnêtement les morts au lieu ordonné ; de la suite et compagnie nous laissons à la discrétion de chacun[31]. » Les réformateurs manifestent donc un certain désintérêt face au sort du corps mort et donne plutôt à la religion le rôle de consoler le mourant, sans nécessairement le préparer à son passage dans l’au-delà[32]. Cette position contraste énormément avec la vision catholique qui accorde une grande importance à la préservation des corps et dicte avec précision les méthodes d’enterrement en prévision du jugement dernier[33]. Dans le contexte protestant, ce sont pratiquement uniquement les obligations terrestres de la mort qui déterminent les rituels. L’attention est ainsi tournée avant tout vers l’objet matériel qu’est le cadavre, une fois séparé de l’âme qui l’habitait et donc aussi séparé de sa valeur spirituelle. Le fait que le corps mort ne puisse simplement disparaître ou être oublié oblige tout de même la mise en place de mesures pour sa disposition, mais l’austérité demeure le mot d’ordre.

Par contre, si rien ne peut être fait pour l’âme du mort, il demeure possible d’apaiser la conscience des vivants endeuillés, pour qui le fait de rendre hommage à leurs proches défunts est une manière de mieux supporter leur perte. Le passage au protestantisme fut d’ailleurs vécu difficilement par plusieurs anciens catholiques qui perdaient alors un large corpus de rites rassurants mis en place par l’Église romaine[34]. Ainsi, notamment en cas de danger, il n’était pas rare que des protestants retournent à des pratiques catholiques comme l’allumage de cierges[35]. Donc, en dépit du caractère sévère que les réformateurs voulaient donner aux funérailles, le besoin de mémoire des fidèles protestants les poussa, par exemple, à marquer les tombes de pierres simples[36]. Il leur était alors possible de rendre visite aux défunts et de garder un souvenir de leur présence, tout en donnant à leur passage sur terre une certaine continuité. Ces rites étaient cependant dictés par des besoins psychologiques plutôt que spirituels. Aussi, étant donné l’ambiance tendue avec les catholiques, surtout à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, les pierres tombales huguenotes ne portaient généralement pas le nom des défunts par souci de sécurité[37]. Même les demandes testamentaires de funérailles sans pompe étaient alors considérées comme suspectes[38].

L’opposition catholique

Dans les premiers temps de la Réforme, les sépultures protestantes inquiétaient peu l’Église catholique[39]. Cependant, comme le laissent comprendre les nombreux édits publiés dans la seconde moitié du XVIe siècle, la question de l’enterrement des protestants apparaissait comme une problématique difficilement résoluble. En effet, l’édit d’Ambroise de 1563 confirme l’usage commun des cimetières, l’édit de Saint-Germain-en-Laye prévoit des cimetières uniquement dédiés aux protestants, l’édit de pacification de mai 1579 donne aux huguenots de Paris le cimetière de la Trinité, les traités de Bergerac (1577) et de Nerac (1579) chargent les magistrats des villes de trouver des lieux commodes pour les sépultures protestantes et le traité de Fleix impose en 1580 un délai de quinze jours pour satisfaire aux demandes des réformés[40]. Cependant, en dépit de ces décisions favorables aux huguenots, paraissent en 1597 Les plaintes des églises réformées de France où sont entre autres dénoncées leurs difficultés à être enterrés dans des cimetières publics[41]. Ainsi, il semble que malgré un processus législatif de plus de trente ans, la problématique demeure, preuve de sa complexité.

Comme l’explique Alain Cabantous,

Entre l’intime et le collectif, le préservé et le public, le territoire demeure cette portion de l’espace où s’élaborent des fonctions sociales, des enjeux de pouvoirs et des systèmes de représentions. Construire et dominer le territoire pour le christianisme romain, c’est démultiplier les lieux, les édifices, les manifestations où s’expriment et se fixent pour une durée limitée ou en permanence les signes à la fois sociaux et religieux de la communauté[42].

Ainsi, le fait de laisser aux huguenots le droit de posséder des lieux d’enterrement pour leurs morts correspond à une perte d’influence et de force de la communauté catholique aux mains d’un ennemi à la foi défaillante. Le noeud de cette problématique est en fait que les protestants furent rapidement déclarés hérétiques par les catholiques. En effet, dans la religion catholique, pour assurer le salut de l’âme, la terre dans laquelle sont enterrés les morts doit être pure[43]. Depuis le haut Moyen Âge l’eschatologie chrétienne fait comprendre aux croyants que seul ceux qui ont une sépulture chrétienne seront sauvés[44]. Il est donc essentiel de protéger les sépultures sans quoi le défunt risquerait d’être privé de sa vie éternelle[45]. Pour ce faire, le cimetière doit être bénit, généralement par l’aspersion d’eau bénite, ce qui en fait un lieu sacré, séparé du monde profane qui l’entoure, et donc protégé par Dieu[46]. La pollution de la terre par l’effusion de sang ou encore l’enterrement d’excommuniés obligeaient l’arrêt des enterrements jusqu’à ce que la faute soit réparée et que le cimetière soit à nouveau bénit[47]. L’inhumation d’hérétiques serait donc vue comme une menace pour le salut des personnes enterrées dans les mêmes lieux, puisque la terre perdait alors une partie de son caractère sacré. Pour les mêmes raisons, les condamnés ne pouvaient pas eux non plus être enterrés en terre sacrée après leur exécution et leur corps était généralement brulé, jeté dans une rivière ou laissé à la voierie[48]. Le cimetière était donc constamment menacé par la « pollution » qui risquait de lui faire perdre son caractère sacré et qui nécessitait dans bien des cas le nettoyage de la terre contaminée et une nouvelle bénédiction[49]. En ce contexte de combat confessionnel, la faute principale des huguenots est d’être l’autre, l’ennemi de la vraie foi, qui par sa simple présence dans les villes et villages en profane le territoire[50].

Les protestants se firent ainsi retirer l’accès aux cimetières catholiques, même s’ils y possédaient des caveaux et des chapelles de familles[51]. Ce fut un dur coup pour la communauté protestante, d’une part à cause de l’importance des ancêtres pour la continuité de la vie collective[52], mais aussi parce que le cimetière était l’un des principaux lieux de rencontre, tant à la ville qu’à la campagne[53]. De nombreuses activités sociales s’y tenaient en effet, comme des assemblées paysannes, des marchés publics ou des rencontres informelles[54]. Les inhumations devinrent alors la cause de nombreux affrontements. Élie Benoist présente ainsi un cas de 1592 dans lequel des protestants morts au combat se font refuser d’être enterrés par les catholiques :

On exerçoit encore sur d’autres sujets la patience des Reformez ; & particulierement on leur faisoit mille indignitez à l’occasion des sepultures. L’inhumanité des Catholiques sur ce sujet pendant le siege de Roüen, passe presque toute creance. Il y eut des personnes qualifiées d’entre les Reformez qui moururent à ce siege. Piles entre autres, un des plus braves de l’armée y fut tué : mais il n’y eut pas moyen d’obtenir des Catholiques, qu’ils donnassent à son corps une place dans leurs cimetieres. Il arriva même que plusieurs Reformez ayant été tuez à la grande sortie que le Marquis de Villars fit le 25 de Février, pendant que le Roy étoit à observer le Duc de Parme, on les enterra confusément avec les Catholiques morts dans la même occasion : mais les Catholiques qui le surent eurent la cruauté de les faire deterrer, & de laisser leurs corps à la merci des loups & des corbeaux qui d’ordinaire suivent les armées[55].

Cet extrait témoigne du malaise que pouvait provoquer l’enterrement de protestants et de catholiques dans la même terre. Ainsi, malgré l’ambiance de confusion qui régnait sur le champ de bataille, il demeurait inacceptable que les morts des deux confessions soient enterrés ensemble. L’utilisation de la figure héroïque d’un valeureux soldat et du mauvais traitement que son corps reçut aux mains des catholiques permet d’accentuer la « cruauté » des gestes en question en les associant à un cas précis. Benoist témoigne également de la hargne et de l’intransigeance avec laquelle de telles situations risquaient d’être résolues lorsque, comme dans ce cas, les catholiques agissaient sans être encadrés par des autorités favorables aux huguenots. Il est cependant à noter que ces violences n’étaient pas unilatérales. Les catholiques dénonçaient en effet eux aussi les attaques contre les personnes, les destructions d’églises ou la profanation de tombeaux et de reliques[56].

Après les guerres de Religion désastreuses de la seconde moitié du XVIe siècle, la France était au bord du gouffre. C’est dans ce contexte qu’Henri IV mit en place l’édit de Nantes qui plaçait sur un pied d’égalité le catholicisme et le protestantisme, tout en gardant les deux religions séparées. Il tenta par le fait même de résoudre le problème des cimetières en édictant que les huguenots soient rapidement pourvus de lieux de sépulture pour leurs morts et que ceux qui leur avaient été enlevés leur soient rendus.

Ordonnons pour l’enterrement des morts de ceux de ladite religion pour toutes les villes et lieux de ce royaume, qu’il leur sera pourvu promptement en chacun lieu par nos officiers et magistrats et par les commissaires que nous députerons à l’exécution de notre présent Édit d’une place la plus commode que faire se pourra. Et les cimetières qu’ils avaient par ci-devant et dont ils ont été privés à l’occasion des troubles leur seront rendus, sinon qu’ils se trouvassent à présent occupés par édifices et bâtiments, de quelque qualité qu’ils soient, auquel cas leur en sera pourvu d’autres gratuitement[57].

L’exécution de cette décision est mise entre les mains des autorités de l’État, ce qui en assure théoriquement l’application totale et rapide. Il ajoute également que le calme devra être maintenu durant ces enterrements :

Enjoignons très expressément à nosdits officiers de tenir la main à ce qu’auxdits enterrements il ne se commette aucun scandale, et seront tenus dans quinze jours après la réquisition qui en sera faite, pourvoir à ceux de ladite religion de lieu commode pour lesdites sépultures sans user de longueur et remise, à peine de cinq cents écus en leur propres et privés noms. Sont aussi faites défenses, tant aux officiers que tous autres, de rien exiger pour la conduite desdits corps morts, sur peine de concussion[58].

Cet article renforce les garanties de bonne application de l’édit en prévenant les abus des autorités responsables par la prescription de peines financières en cas de non-respect de leur mission. Il prévoit aussi des solutions dans les cas où l’obtention de cimetières par les protestants serait problématique :

En cas que les officiers de Sa Majesté ne pourvoient de lieux commodes pour les sépultures de ceux de ladite religion dans le temps porté par l’Édit, après leur réquisition et qu’il soit usé de longueur et remise, pour ce regard, sera loisible à ceux de ladite religion d’enterrer les morts dans les cimetières des catholiques aux villes et lieux où ils sont en possession de le faire jusqu’à ce qui leur en soit pourvu. Quant aux enterrements de ceux de ladite religion faits par ci-devant aux cimetières des catholiques en quelque lieu ou ville que ce soit, n’entend Sa Majesté qu’il en soit fait aucune recherche, innovation et poursuite, et sera enjoint à ses officiers d’y tenir la main. Pour le regard de la ville de Paris, outre les deux cimetières que ceux de ladite religion y ont présentement, à savoir celui de la Trinité et celui de Saint-Germain, leur sera baillé un troisième lieu commode pour desdites sépultures aux faubourgs Saint-Honoré ou Saint-Denis[59].

Cet article est probablement le plus radical des trois clauses concernant les cimetières dans l’édit de Nantes. En permettant l’enterrement commun des protestants et des catholiques là où la situation l’oblige et en mettant fin aux exhumations de ceux enterrés dans les cimetières de l’autre confession, le roi passe outre les mentalités des différents partis impliqués afin de garantir la paix.

Ces ordonnances furent généralement respectées, mais comme l’extrait présenté plus tôt le laisse comprendre, les enterrements restaient un sujet de discorde entre catholiques et protestants. La séparation des sépultures demeurait un enjeu important pour les deux confessions, mais il n’était pas toujours possible de la respecter. La cohabitation était par exemple inévitable dans certains petits villages où les ressources n’étaient pas suffisantes pour ouvrir un second cimetière. Élie Benoist décrit ainsi l’état de la situation en 1600 :

Neanmoins quand il fallut venir à delivrer des places aux reformez à frais communs, les Communautez ne furent pas si fâcheuses que le Clergé. Comme elles étoient ruïnées par les longues guerres, elles aimerent mieux partager avec les Reformez les cimetieres anciens, que de faire la depense d’en acheter de nouveaux. C’est pourquoy en plusieurs lieux les Commissaires partagerent les cimetieres entre les Caholiques & les Reformez ; & la partie la plus éloignée de l’Eglise fut assignée à ceux-cy pour leurs sepultures. Il y eut des lieux où ces portions ne furent separées que par de simples devises : d’autres où on se contenta d’y creuser un petit fossé ; d’autres où on bâtit quelques murailles, afin qu’il y eût moins d’occasion de scandale ou de tumulte quand il se rencontreroit des convois des deux côtez à la même heure, ou qu’il se trouveroit des mutins de part ou d’autre à regarder la ceremonie[60].

On constate donc que le partage des cimetières était, du moins dans les débuts, considéré comme une solution acceptable et que des moyens étaient mis en place pour s’assurer de l’harmonie du partage. La possibilité de tensions n’était cependant pas écartée et plus le traumatisme des guerres de Religion du XVIe siècle se fit lointain, plus ces tensions se firent fortes[61]. L’édit de Nantes avait d’ailleurs été considéré comme un pis-aller nécessaire au retour de la paix par le clergé catholique, qui ne croyait cependant pas à son applicabilité dans le long terme et qui fit rapidement pression auprès du roi afin de rétablir l’unité religieuse[62]. Donc, même quand ils étaient théoriquement tolérés, les cimetières protestants ne faisaient pas nécessairement l’affaire de tous.

L’escalade des hostilités au XVIIe siècle

Après l’assassinat d’Henri IV le 14 mai 1610 par Ravaillac, un catholique fanatique, la France fut marquée par un retour progressif de l’intolérance[63]. En 1610, Marie de Médicis fut nommée régente du royaume par le parlement de Paris, pendant la minorité de Louis XIII. Dès lors, l’État prit une orientation moins favorable aux protestants, la nouvelle régente étant plutôt favorable aux catholiques[64]. Le début du règne de Louis XIII fut ainsi marqué par les tensions avec sa mère qui l’avait tenu à l’écart du pouvoir durant sa régence et par la lente montée de Richelieu vers les plus hautes sphères du pouvoir, aidé par la reine mère[65]. Puis en 1622, Jacques Talon, avocat général du parlement de Paris, ouvrit la porte à une interprétation de l’édit de plus en plus défavorable aux protestants[66]. Il procédait notamment à une analyse de l’édit de 1598 basée sur des édits qui lui étaient antérieurs et donc qui limitaient les droits des protestants[67]. Par cette méthode, il réussit à faire rendre un arrêt qui interdit aux protestants d’enterrer leurs morts dans les cimetières paroissiaux et les oblige à pourvoir à leurs frais d’autres lieux pour leurs inhumations[68]. Puis en 1626, il obtint également une série d’arrêts forçant l’exhumation des dépouilles protestantes[69]. L’attribution du rôle de principal ministre du roi au cardinal de Richelieu en 1624 donnera également le ton à la période[70]. L’exemple de la guerre de La Rochelle qui l’oppose à des protestants révoltés illustre à merveille sa volonté de contrôler et de renforcer l’État[71]. Si Jacques Talon profita dès les années 1620 de sa position avantageuse à la tête du parlement de Paris pour réinterpréter l’application de l’édit de Nantes, dans les années 1630 Richelieu profita lui aussi de son énorme pouvoir politique pour promouvoir cette interprétation « à la rigueur » de l’édit. Ainsi, dès 1631, le cardinal mit sur pied un vaste plan de réunification des protestants à l’Église catholique romaine[72].

Élie Benoist décrit cette période comme marquée par la perte de jouissance qu’avaient les protestants sur certains lieux, ainsi que par l’augmentation des limitations par rapport à la question des funérailles et des sépultures :

Il y eut plusieurs Arrêts qui ordonnerent la restitution des cimetieres aux Catholiques ; qui defendirent de tenir de petites Ecoles ; qui depossederent les Reformez de quelques Chapelles ; qui ordonnerent commissions pour assigner les Ministres & les Consistoires de certains lieux, afin de produire leurs tieres ; qui defendirent de travailler à boutiques ouvertes les jours de fêtes ; & de frequenter les cabarets pendant le Service. Il étoit fait aussi defenses aux Cabaretiers de recevoir du monde chez eux pendant ce tems-là ; de donner de la chaire à manger aux jours defendus ; & de l’exposer en vente. Il y en eut d’autres qui defendoient de blasphêmer contre les mysteres de la Religion Romaine, & d’empêcher que les Officiers des lieux ne fissent tendre devant les maisons, aux jours des Processions solonnelles[73].

Ces nombreux arrêts, provenant majoritairement des parlements régionaux, allaient donc à l’encontre de nombreuses prescriptions de l’édit de Nantes, dans ce cas l’article XXVIII qui redonnait accès aux huguenots à des cimetières pour leurs morts. En limitant l’accès à leurs écoles et leurs chapelles, les protestants étaient également privés de lieux de rencontre, vecteurs de leur identité collective. Ils étaient ainsi forcés de se plier aux moeurs des catholiques en évitant de blasphémer contre leur religion et en respectant les obligations de leurs fêtes.

Sous Mazarin, qui succéda à Richelieu en occupant le poste de principal ministre d’État de 1643 à 1661, la politique d’application rigoureuse de l’édit perdit de sa vigueur[74]. Des événements parfois vifs éclatant dans des villes partagées entre les deux confessions comme Rouen, Poitiers et Bordeaux à partir de 1656 firent cependant resurgir les tensions, ouvrant ainsi la voie à des politiques plus rigides[75].

Les premières années du règne personnel de Louis XIV se caractérisèrent par l’application « à la rigueur » de l’édit de Nantes[76]. Le roi, appuyé par le clergé, mit en place dès 1661 une législation visant à restreindre les droits des huguenots et à les exclure de la société française[77]. Ils furent privés de leur droit de pratiquer certains métiers, furent écartés de la direction des villes, leur culte fut frappé d’obligations à la discrétion caractérisées par des interdits contre le chant public des psaumes ou encore par la limitation des participants aux baptêmes et mariages[78]. Le contrôle exercé par le roi sur son État s’inscrit dans une logique de promotion de sa puissance et de sa gloire en tant que Roi Très Chrétien et ainsi faire briller son règne tant en France qu’à l’international[79].

Élie Benoist fait lui aussi le constat de ce mouvement de constriction des droits des protestants. Il témoigne par exemple d’une série d’arrêts « qui furent donnez au Conseil l’onziéme de Janvier [1657] », dont l’un concerne les cimetières :

Le neuviéme article defendoit aux Reformez d’enterrer leurs morts dans les Eglises, ou dans les cimetieres des Catholiques, sous pretexte que leurs predecesseurs y avoient été inhumez, ou qu’ils y avoient quelque droit de Seigneurie ou de Patronage. Enfin le Roi derogeoit à tous les arrêts contraires au contenu de celui-cy[80].

Puis, le 1er février 1669, Louis XIV dépose une déclaration royale, parfois considérée comme un « second édit de Nantes », qui annule certaines décisions royales prises depuis 1661 et marque ainsi le début d’une période d’apaisement pour les huguenots[81]. Il est également possible de constater dans les Mémoires pour l’instruction du dauphin, rédigées vers 16691670, que le roi ne souhaitait pas à ce moment revenir sur le statut des protestants, mais se méfiait tout de même de leur poids démographique, politique et social[82]. La pression se renforce toutefois à nouveau à partir de 1679, notamment à cause d’un conflit difficilement gagné par la France[83]. L’édit de Nantes est alors progressivement « vidé de sa substance » par l’adoption d’une série de mesures restrictives pour les protestants[84]. Les assemblées sans pasteur sont ainsi interdites afin de défendre la « tranquillité publique », les mariages mixtes sont prohibés et les académies protestantes sont dissolues à partir de 1681[85]. Cette année fut également marquée par le début des dragonnades qui visaient à la reconversion par la violence[86]. La révocation de l’édit de Nantes fut finalement signée le 18 octobre 1685 à Fontainebleau. Elle fut considérée comme l’aboutissement de la logique de reconversion des protestants menée par Louis XIV et força les huguenots à la conversion ou à l’exil[87]. Les tensions atteignirent alors leur paroxysme :

Le peuple animé par ces temoignages de joye, deterra les morts qui avoient été enterrez dans un Cimetiere qui joignoit le Temple ; exerça mille indignitez sur leurs os ; se servit de leurs têtes pour jouër à la boule ; & n’épargnat pas même les corps de quelques Seigneurs étrangers, à qui on avoit donné sepulture dans le même lieu[88].

Le fait qu’un cimetière, ou toute autre infrastructure propre à une communauté soit présent sur un territoire où ils ne sont pas les bienvenus était, dans ce contexte, source de discorde. Ceux qui décidèrent de résister durent continuer leur vie dans la clandestinité puisqu’il leur était désormais interdit de pratiquer leur religion, de se rassembler ou d’enterrer leurs morts dans des cimetières officiels[89]. Cette période, dite de l’Église du désert, dura plus d’un siècle jusqu’à l’édit de tolérance de 1787. Une fois de nouveau confrontés au problème physique de l’enterrement de leurs morts, les huguenots n’eurent d’autre choix que de faire preuve de débrouillardise. Dans les villes, les dépouilles furent enterrées dans les caves ou dans les jardins, à la campagne, de nombreux petits cimetières familiaux furent mis sur pied en pleine nature, créant ainsi une tradition funéraire encore vivante aujourd’hui[90].

Les huguenots passèrent donc en moins de trois siècles d’anomalie à outrage, puis de tolérés à prétendus inexistants, tout en composant avec les exigences minimales de leur existence et de leur mort. Sur le plan des rites funéraires, l’idée maîtresse était l’austérité, opposée au faste catholique. Cependant, malgré cette volonté d’austérité, l’attachement fraternel les poussa à adopter des pratiques tenant compte de la sensibilité des fidèles. Ils durent défendre leurs droits contre les catholiques jusqu’au dépôt de l’édit de Nantes, qui accentuait la séparation entre protestants et catholiques, tout en permettant leur égalité. Puis, une nouvelle fois interdits en 1685, après un siècle de restriction progressive de leurs droits, ils poursuivirent une existence clandestine jusqu’à l’obtention des libertés qu’ils souhaitaient. Par le fait même, les protestants créèrent un nouveau paradigme dans lequel le cimetière devint un symbole familial plutôt que la représentation de la grande communauté homogène et exclusive de tous les chrétiens, tel que le voulait le modèle funéraire catholique.

Dans cette situation, des normes furent créées, modifiées et soumises à des évolutions. Cependant, comme nous avons pu le constater, il est difficile d’imposer une norme si elle n’est pas applicable ou si elle va à l’encontre de la volonté du groupe. Les huguenots trouvèrent ainsi le moyen de se défaire, au moins en partie, des restrictions que leur imposaient tant les autorités catholiques que les réformateurs protestants. Deux éléments ont donc orienté la normalisation des rites funéraires protestants au cours de la période que nous avons survolée : d’une part, la problématique physique de la disposition du corps et, d’autre part, le besoin psychologique de respect envers le mort. Du point de vue catholique, la problématique était plutôt d’ordre politique et spirituel. En effet, elle était politique puisque la présence d’une seconde confession dans un royaume remettait en question la puissance du prince absolu, surtout à la fin du XVIIe siècle[91]. Par ailleurs, elle avait aussi un caractère spirituel à cause des risques liés à l’enterrement d’hérétiques en terre consacrée, qui pourrait priver de leur salut l’ensemble de la communauté inhumée au cimetière. La volonté de chacun des groupes était incompatible avec celle de l’autre. Pourtant, une solution relativement satisfaisante pour chacun d’eux fut trouvée, soit les petits cimetières familiaux. Ceux-ci satisfaisaient en effet les besoins des protestants et des catholiques, tant et si bien qu’une fois établis, ils ne changèrent pratiquement plus. Les tombeaux protestants gagnèrent en faste au cours du XIXe siècle, quelques grands cimetières protestants furent également mis en place, mais les cimetières familiaux restent aujourd’hui encore ancrés dans la tradition protestante[92]. Ce qui commença en compromis devint donc la norme, et si la forme des rites funéraires que nous avons étudiés fut appelée à changer, leur fond, lui, demeura le même[93].