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Les directeurs de l’ouvrage collectif Les journaux québécois d’une guerre à l’autre ont bien raison de souligner en introduction que « nos journaux sont de vastes cimetières discursifs » (p. 5). Le journal, que Fernand Dumont a qualifié d’« objet inséré entre ma conscience et le monde[1] », est certes loin d’être une terra incognita de la recherche au Québec, de nombreux chercheurs y ayant déjà puisé à pleines mains pour alimenter leurs travaux. Mais le matériau déjà utilisé ne constitue probablement que la pointe de l’iceberg journalistique québécois, dont la partie immergée demeure largement à découvrir. Hormis les travaux fondateurs de Jean de Bonville, de Jean Hamelin, d’André Beaulieu et de quelques autres, peu d’auteurs ont par exemple étudié la presse écrite comme un objet en soi, comme un système de représentations, en particulier pour la période de l’entre-deux-guerres, une époque marquée par une pénétration record du journal dans les chaumières.

C’est ce constat qui a donné naissance au présent ouvrage, issu d’un séminaire pluridisciplinaire – à forte tendance littéraire – organisé par le Centre de recherche universitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Dirigé par Micheline Cambron, Alex Gagnon et Myriam Côté, respectivement professeure, ancien étudiant et doctorante à l’Université de Montréal, le livre rassemble 13 études de cas se concentrant tantôt sur la sortie du premier conflit (1918-1919), tantôt sur l’entrée dans le second (1939-1940). La première section, « Repenser les pratiques culturelles », commence par une contribution d’Adrien Rannaud, qui propose une étude synchronique de deux numéros des mensuels La Revue populaire et la Revue moderne. L’auteur montre que les deux périodiques, qui font une place appréciable aux femmes (la seconde est dirigée par Anne-Marie Gleason, alias Madeleine), ont une visée bien différente : divertissement familial pour le premier, engagement dans la Cité pour le second. Hubert Sabino se penche, pour sa part, sur Le Panorama, un mensuel dédié au jeune septième art qui connut une existence plutôt brève (1919-1921). Si ce fan magazine peut paraître au premier coup d’oeil comme une simple imitation des publications états-uniennes du même genre, il reste tout de même bien ancré dans la réalité canadienne-française en faisant la promotion d’un cinéma d’ici. L’étude de Sarah Cameron-Pesant a, quant à elle, pour objet la presse catholique, qui compte pour un quart des périodiques à cette époque. La chercheuse exploite des sources souvent laissées dans l’ombre, notamment des publications diocésaines et paroissiales. Il apparaît que le discours véhiculé par ces différents organes est beaucoup plus varié qu’on pourrait le penser de prime abord, allant même jusqu’à se contredire sur des questions comme le nationalisme et l’éducation.

La deuxième section, intitulée « L’identité canadienne-française. Quand le journal fait campagne », s’ouvre par un article de Karine Bissonnette sur la question identitaire au Devoir. Pour l’auteure, le journal tend à entretenir une rhétorique belliqueuse inspirée du conflit qui vient de se terminer lorsqu’il traite de questions liées à l’identité canadienne-française. Mélanie Fournier part de sept périodiques, autant francophones qu’anglophones et autant libéraux que conservateurs pour comprendre les multiples discours qui se développent autour du référendum sur la prohibition de l’alcool du 10 avril 1919. Elle montre que la « boisson » constitue un important « marqueur identitaire » et un « motif de comparaisons avec les autres nationalités » (p. 151). L’étude de Cécile Morel nous transporte en Abitibi, un territoire qui connaît un important mouvement de colonisation au début du XXe siècle. Une analyse de l’hebdomadaire L’Abitibi, fondé à Amos en 1920, lui permet d’affirmer qu’il s’agit d’une « expérience journalistique de frontière » (p. 155), puisque le journal importe du contenu venant d’autres périodiques du sud du Québec pour en faire un « patchwork » original destiné à son lectorat de colons.

La deuxième partie de l’ouvrage, « Entrer en guerre », est centrée sur les premiers mois de la Deuxième Guerre mondiale. Sa première section, « La guerre, ses effets sur les pratiques du discours », analyse d’abord le discours sur le rationnement destiné aux femmes dans le quotidien montréalais La Patrie. L’auteure Laura Shine soutient que la ménagère est constamment sollicitée dans l’effort de guerre autant par l’intermédiaire du contenu textuel qu’iconographique. Alex Gagnon propose quant à lui une autre étude sur Le Devoir, cette fois-ci sur la culture littéraire présente dans les pages du quotidien. Les différents rédacteurs du journal mettent de l’avant une conception plutôt conservatrice du livre, essentiellement tournée vers la question de la survivance. Renaud Lamy-Beaupré se plonge enfin dans Le Jour, un journal de combat ultralibéral fondé en 1937 par Jean-Charles Harvey. L’étude de la section féminine du journal, qui disparaît en 1940, lève le voile sur les rapports de pouvoir au sein de la rédaction menant à des différends tournant essentiellement autour de la participation du Canada à la guerre.

La seconde section, « La guerre, un prisme discursif », compte quatre articles. Celui de Gabrielle Larivière a le mérite de faire découvrir une publication peu étudiée, L’Autorité, un hebdomadaire montréalais de gauche anti-nationaliste disparu en 1955. L’auteure montre que le journal se révèle très combatif pour critiquer le fascisme, auquel il assimile jusqu’au premier ministre Duplessis. Ève Léger-Bélanger s’avance en terrain beaucoup plus connu avec La Presse. Sans surprise, son analyse du discours sur l’Allemagne porté par le journal en mai 1940, alors que la France est envahie par Hitler, révèle une représentation uniformément négative du pays ennemi. L’étude comparative de Marie-Ève Dionne à partir de quatre journaux régionaux (La Gazette du Nord, Le Journal de Waterloo, Le Progrès du Golfe et Le Colon) laisse entrevoir un traitement différentiel de l’élection fédérale du 26 mars 1940, en particulier lorsque le propriétaire est (dans le premier cas) lui-même député fédéral. La toute dernière contribution, celle de Myriam Côté, étudie l’anticommunisme dans L’Action catholique. Il n’y a guère un recoin du quotidien qui ne soit touché par la haine du communisme, ce qui n’est pas étonnant de la part d’un périodique lié à l’Église catholique.

En définitive, Les journaux québécois d’une guerre à l’autre apparaît comme une contribution de premier ordre à la connaissance des représentations dans la presse québécoise de l’entre-deux-guerres. Si le niveau des contributions est parfois inégal, défaut inévitable avec ce type d’ouvrages, certaines se tirent avantageusement du lot, dont celles d’Adrien Rannaud, d’Alex Gagnon et de Myriam Côté. Le seul bémol, à notre sens, concerne le cadre temporel. Le fait d’avoir opté pour une approche essentiellement synchronique (deux groupes d’articles se penchant chacun sur une période précise) fait peu sentir les « grands bouleversements » (p. 11) ayant eu lieu pendant les deux décennies d’entre-deux-guerres. L’incorporation d’un certain nombre d’études diachroniques aurait à coup sûr rendu plus manifestes les transformations subies par la presse et toute la société canadienne-française de l’époque. Cela dit, l’ouvrage, agrémenté d’une iconographie d’une grande richesse et fondé sur un solide socle théorique (Foucault, de Certeau, Dumont, Angenot, etc.), reste un apport appréciable à l’histoire culturelle du Québec.