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Depuis le 10 décembre 2015, l’aide médicale à mourir (AMM) offre une trajectoire de soin alternative à certaines personnes qui vivent avec des souffrances insupportables et inapaisables. En date du 7 juin 2023, l’AMM est définie dans la loi du Québec comme « un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un professionnel compétent à une personne, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès » (Loi concernant les soins de fin de vie. RLRQ, c. S-32.0001). Depuis 2015, on dénombre une forte augmentation du nombre de décès par AMM dans la province. Alors que 599 AMM avaient été administrées en 2016-2017, 5 211 l’ont été durant la période 2022-2023, comptant ainsi pour 6,8 % des décès dans la province (Commission sur les soins de fin de vie, 2023).

Depuis sa légalisation, ce soin suscite beaucoup d’intérêt. Des études se sont entre autres penchées sur l’expérience de deuil des gens ayant vécu le décès médicalement assisté d’un proche. À la lumière des résultats, certains facteurs faciliteraient le processus de deuil, tels qu’une position morale favorable à la mort médicalement assistée (Gamondi etal., 2013). D’autres seraient plus délétères. La médicalisation du soin (Arteau, 2019; Beuthin etal., 2021), qui fait référence à une approche professionnelle portée sur l’aspect procédural de la mort médicalement assistée au détriment de l’expérience humaine, en est un exemple. Néanmoins, les écrits sur le deuil des proches en contexte d’AMM négligent souvent l’importance du lien d’attachement défunt-endeuillé, qui est un déterminant du deuil pourtant influent (Parkes, 2009). Conséquemment, nous avons voulu mieux comprendre le deuil dans la relation parent/enfant d’âge adulte. Cet article présente les résultats d’une étude visant à explorer l’expérience de deuil d’enfants d’âge adulte dont la mère ou le père est décédé en contexte d’AMM.

Présentation de la démarche

Cadre théorique

Afin d’explorer cette expérience de deuil, notre étude s’est basée sur le modèle d’ajustement en double processus (Dual Process Model of Coping with Bereavement [DPM]) de Stroebe et Schut (1999, 2010, 2015; Zech, 2006). Le DPM permet d’obtenir une représentation nuancée et holistique du deuil en un continuum dynamique, tout en tenant compte du fait que le décès d’un proche n’est pas l’unique facteur de stress vécu par la personne endeuillée, bien qu’il en soit le principal. D’autres facteurs de stress, dits secondaires, entrent en jeu, tels que le changement de rôle social, l’acquisition de nouvelles responsabilités ou les difficultés financières. Conséquemment, l’endeuillé devra développer des stratégies d’adaptation tant pour faire face aux facteurs de stress principal que secondaires. Pour naviguer à travers le processus de deuil, l’individu oscillera entre des stratégies d’adaptation orientées vers la perte, facteur de stress principal (travail de deuil, ruminations, pleurs), et des stratégies d’adaptation orientées vers la restauration qui tiennent compte des facteurs de stress secondaires (redéfinition de son identité, évitement). Bien que ce cadre théorique ait fait ses preuves dans de nombreux contextes de deuil (parental, conjugal, proche aidance, etc.), à notre connaissance, il serait utilisé dans un contexte de mort médicalement assistée pour la première fois. Le DPM a permis d’orienter l’élaboration du guide d’entretien, ainsi que l’analyse et l’interprétation des données.

Devis

Un devis qualitatif interprétatif[1] basé sur l’approche narrative de McAlpine (2016) et d’Ollerenshaw et Creswell (2002) a été utilisé. Cette méthode permet de saisir la signification personnelle des événements vécus par les participants afin de développer une compréhension approfondie de l’expérience de deuil. Le recrutement a été effectué grâce à un échantillonnage non probabiliste de convenance par la sollicitation sur Facebook. Les critères d’inclusion à l’étude étaient les suivants : se définir comme l’enfant d’une personne qui a obtenu l’AMM, être âgé de plus de 18 ans et parler français. Un spécialiste en marketing numérique a développé une page Web au sujet de la recherche, qui a servi au recrutement grâce à une campagne de publicité ciblée. Les personnes pouvaient manifester leur intérêt en remplissant le formulaire disponible sur le site Web. Elles étaient alors contactées par la première auteure afin de répondre à leurs questions, leur faire parvenir le formulaire d’information et de consentement, et prévoir un entretien le cas échéant. Selon le pouvoir informationnel de l’échantillon (Malterud et al., 2016) et à la lumière de démarches de recherche similaires à celle-ci (Arteau, 2019; Beuthin et al., 2021), notre objectif était de recruter de cinq à sept participants. Toutefois, dès les deux premières semaines, douze personnes ont manifesté leur intérêt. Six participants ont été retenus selon la modalité de « premier arrivé, premier servi ». Nous avons obtenu l’autorisation de certains des participants refusés afin de les recontacter s’il s’avérait que la suffisance théorique des données – un concept alternatif à la saturation des données – n’était pas atteinte après l’analyse des six entretiens. Il y a suffisance théorique des données lorsque le chercheur a recueilli assez d’informations pour en tirer des conclusions riches (Dey, 1999). Elle a été atteinte après les six entretiens et il n’a donc pas été nécessaire de contacter les autres participants potentiels.

Collecte des données

En concordance avec la méthode choisie pour cette étude (Jovchelovitch et Bauer, 2000), des entretiens individuels enregistrés, à mi-chemin entre l’entretien libre et l’entretien semi-dirigé, ont été menés par la première auteure. En théorie, l’approche narrative suggère que l’élaboration d’un récit par le participant (entretien libre) soit suffisante à l’obtention de données riches. Toutefois, en pratique, le chercheur doit souvent formuler des questions pour stimuler cette narration et recueillir l’information nécessaire. Ainsi, ces entretiens de 60 à 115 minutes étaient inspirés de la technique d’élicitation propre à l’approche narrative (Jovchelovitch et Bauer, 2000). Cette technique se décline en cinq étapes : 1) la préparation; 2) l’initiation; 3) la mise en récit; 4) la phase de questions; 5) la conclusion. Le participant était invité à faire la mise en récit de son expérience par la demande suivante : Parlez-moi de la maladie de votre parent, puis de votre expérience d’accompagnement dans le processus d’AMM jusqu’à aujourd’hui. Lorsque nécessaire, des questions ouvertes étaient posées afin d’éclaircir des éléments en liens avec le but de la recherche. Un guide d’entretien de 14 questions a été élaboré à partir des thèmes du DPM et de notre recension des écrits portant sur le deuil en contexte de mort assistée, laquelle fera l’objet d’une publication indépendante. Les questions visaient à approfondir la compréhension des éléments suivants : le rôle de l’enfant d’âge adulte durant le processus, les besoins de l’endeuillé et les stratégies adaptatives mises en place par le participant. Afin de respecter les règles sanitaires liées au contexte pandémique, ces entretiens ont été réalisés avec un service de conférence à distance sécurisé (Zoom) en octobre et novembre 2021. Un journal de bord a été tenu par la première auteure afin de compléter la collecte des données, d’approfondir l’analyse et de consigner les décisions méthodologiques. Un questionnaire sociodémographique de 17 questions recueillant diverses variables (âge, genre, diagnostic du parent, présence lors de l’administration de l’AMM, lieu d’administration, nombre de demandes d’AMM effectuées par le parent, temps écoulé depuis le décès, etc.) a été rempli par courriel par chaque participant avant l’entretien. Puisque cette recherche porte sur un sujet délicat et qu’elle a été menée auprès d’une population vulnérable, une attention particulière a été portée aux manifestations de détresse durant les entretiens et un suivi téléphonique a été proposé dans les jours suivants. À cet effet, un protocole avait été élaboré sur la conduite à tenir advenant toute manifestation de détresse. Ce dernier n’a pas été utilisé. Une liste de ressources de soutien psychologique a systématiquement été remise aux participants.

Six participants ont pris part à un entretien (tableau 1). La majorité de l’échantillon (n = 5/6) est constituée de femmes qui ont vécu le décès de leur mère. Un seul participant de genre masculin a vécu le décès de son père. Pour cinq participants, c’est dans le contexte d’un diagnostic de cancer qu’une demande d’AMM a été formulée. Dans un seul cas, la demande a eu lieu dans un contexte où le décès n’était pas raisonnablement prévisible. Tous les participants ont assisté à l’administration de l’AMM du parent.

Tableau 1

Description de l’échantillon

Description de l’échantillon

* Toutes les relations présentées sont des relations biologiques.

** Dans un souci d’anonymisation, tous les prénoms employés sont fictifs.

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Analyse des données

L’analyse des données a été inspirée de la méthode de Josselson et Hammack (2021) qui se réalise en cinq étapes, chacune correspondant à des lectures du verbatim : 1) identification de la thématique initiale; 2) identification des voix, c’est-à-dire des éléments centraux du récit (personnes chères, concepts, croyances, idéologies, etc.); 3) identification des schémas (pattern); 4) croisement des analyses; 5) établissement de liens entre les analyses et la théorie. Les entretiens ont été transcrits par un professionnel sous entente de confidentialité, puis relus et comparés à l’enregistrement et au journal de bord par la première auteure afin d’annoter les éléments essentiels à une compréhension en profondeur, tels que le langage non verbal des participants. Ensuite, l’analyse visait à révéler les voix importantes du récit, soit tout élément qui tient un rôle marquant dans l’histoire du participant (personnes chères, concepts, croyances, idéologies), ainsi qu’à identifier les schémas qui se répètent au long du récit du participant. Ces analyses étaient ensuite comparées pour mieux cibler les similitudes et unicités, permettant d’en dégager les thèmes principaux. Finalement, les thèmes ont été comparés aux écrits théoriques et au cadre de référence afin d’en modéliser les relations et la dynamique. La totalité de l’analyse des données a été réalisée par la première auteure en étroite collaboration avec les coauteures. Cela a permis une communication ouverte au sujet des différentes visions de chacune et des débats d’idées, si nécessaire, jusqu’à consensus. Les données sociodémographiques ont été croisées aux résultats afin de mieux décrire l’échantillon, d’approfondir les interprétations faites en cours d’analyse et d’assurer une meilleure transférabilité des résultats. L’ensemble des travaux d’analyse a été réalisé avec le logiciel de traitement de texte Word. Trois thèmes ont été identifiés lors de l’analyse : la temporalité, la quête de sens et les facteurs influençant l’expérience.

La temporalité

La conscience du temps est significative dans le récit des participants. Pour la plupart, le temps s’écoule très rapidement entre le diagnostic et la journée de l’AMM, indépendamment de la durée réelle de cette période. Cela semble laisser peu de place à l’acceptation des différents événements : la maladie, les soins, le choix de la mort par AMM. Le jour du décès est également marqué par cette conscience du temps, tout comme les moments qui le suivent. Dans une optique de cohérence entre la chronogénèse de l’expérience des participants et les sous-thèmes élaborés, ces derniers seront déclinés en trois temps : avant l’AMM, le jour de l’AMM et après l’AMM.

L’avant AMM : le temps qui file

Pour la plupart des participants, cette conscience du temps débute lors du diagnostic et s’étend jusqu’au jour qui précède l’administration. Cette période, composée de plusieurs moments charnières tels que le diagnostic, la détérioration de l’état du parent, la demande formelle d’AMM par le parent, son annonce à l’enfant d’âge adulte, le choix d’une date et les dernières conversations, est généralement caractérisée de « rapide » par les participants. L’une des grandes particularités de l’AMM est le fait de fixer une date de décès. Celle-ci tend à mettre davantage l’accent sur le passage du temps et rend concrète l’approche de la mort. Cette conscience du temps est présente dans le témoignage de Julie : « Une fois que la décision [de recevoir l’AMM] a été prise, on dirait que son état s’est dégradé super rapidement […], pour moi, ça a été vraiment, vraiment très, très rapide après ». Il en va de même pour Chantal, qui compare cette période à un tourbillon qui passe très vite.

Le jour de l’AMM : le paradoxe du temps

L’importance de la temporalité est également perceptible dans les récits portant sur le jour même du décès du parent. Un paradoxe survient dans le rapport au temps. D’une part, les participants souhaitent voir le décès arriver et mettre fin aux souffrances du parent. D’autre part, ils voudraient que le temps se fige pour que cette perte importante ne se concrétise pas. « Tu y vas [à l’hôpital, pour l’administration] en sachant que c’est les derniers moments. C’est insoutenable. Je veux pu me sentir comme ça. […] En même temps, si cet état-là cesse, ça veut dire qu’elle va être décédée. Je ne veux pas ça non plus. » (Camille)

Le jour du décès, un inconfort s’exprime parfois face au temps qui s’écoule. Ce temps, qui défilait si rapidement, devient alors lourd. Dans le cas de Chantal, l’équipe soignante a retiré les horloges de la chambre de sa mère en raison de la signification de cet objet durant la journée de l’AMM. Pour Camille, l’heure de l’AMM a été choisie le matin même. Cela semble avoir contribué à cet inconfort : « Tu ne peux rien prévoir, c’est très inconfortable. […] T’es juste en attente, en attente… »

Bien sûr, un des moments importants de ce processus est l’administration de la médication létale par l’équipe soignante. Pour les participants dont le parent était en fin de vie, la transition entre la vie et la mort accélérée par la médication leur semble moins significative, possiblement car la fin de vie leur semblait proche et inévitable. Toutefois, pour ceux dont l’état de santé du parent s’était moins détérioré, cette coupure avec la vie entraîne un choc. C’est le cas de Suzanne, dont la mère n’était pas en fin de vie : « Ce que j’ai trouvé difficile, c’est que la personne est toute belle, toute rose. En l’espace d’une minute, ça devient un cadavre. »

L’après-AMM : le temps suspendu

L’après-AMM désigne ici les moments qui vont suivre le décès du parent. Immédiatement après le décès vient cette impression du temps qui se fige. Le silence devient alors symbolique du temps qui s’arrête : « Le moment où il est mort, ç’a été comme un long moment de silence […], comme si on était figé dans le temps. […] Je ne pourrais pas te dire combien de temps ça a duré » (Maxime). Cette période est marquée par ce que nous caractérisons comme une suspension dans le temps.

La quête de sens

La quête de sens est centrale à l’expérience des participants. Ceux-ci cherchent un sens à la mort et à leur expérience de multiples façons, dans ce qui semble être une tentative de justification rationnelle des événements. Cette quête se décline en trois sous-thèmes : la souffrance, l’altération rituelle et le changement identitaire.

La souffrance : une justification de la finalité

Le fait d’être témoin des souffrances du parent permet de mieux accepter son choix de recourir à l’AMM. Tout au long des récits, c’est davantage le parent – la personne souffrante – qui est mis de l’avant. Les participants négligent leur propre voix dans ce récit qui est le leur. La perception de la souffrance du parent par l’enfant d’âge adulte varie selon différents éléments, dont la perception de vulnérabilité et la représentation de l’AMM.

1. La perception de vulnérabilité

Tout au long des récits, on discerne le désir du parent et de l’enfant d’âge adulte de protéger la personne étant perçue comme la plus vulnérable dans la relation. Parfois, cette personne est le parent, parfois l’enfant. Toutefois, cette perception de vulnérabilité n’est pas statique : elle peut changer au cours du récit, et donc, au cours de l’expérience. Conséquemment, on perçoit des non-dits dans les récits des participants. Le parent semble vouloir épargner à son enfant sa souffrance de diverses façons : en évitant les contacts, en taisant sa douleur, en accordant davantage d’importance à son apparence physique : « Elle allait quand même bien, je veux dire… Je pense que ma mère cachait beaucoup ses douleurs. » (Julie) C’est également le cas de Maude, dont la mère cachait au mieux les signes physiques de sa maladie à ses deux filles.

En contrepartie, l’enfant d’âge adulte cherche souvent à cacher ses émotions à son parent. Il semble considérer son vécu émotif comme moins légitime que ce que le parent vit. Comme l’exprime Suzanne, il y a une certaine rationalisation à l’effet qu’il serait inadéquat d’exprimer ses propres souffrances à un parent déjà envahi par les siennes, et qui cherche à y mettre fin : « Toi, tes émotions : mets-les dans un sac. Tu veux que ça se passe bien [pour le parent]. » Pour certains, c’est plutôt une forme de déni qui empêche l’expression des émotions, liée à un désir de protection de soi plutôt que de l’autre. C’est le cas de Maxime qui évitait les discussions sur le sujet avec son père : « J’étais tout pogné en dedans de questions que je n’avais pas posées, mais que je ne voulais pas particulièrement poser… »

2. La représentation de l’AMM

Avec la demande d’AMM émerge une réflexion sur le sens donné à la décision du parent de recourir à ce soin. Les participants se font plusieurs représentations de l’AMM, lesquelles construisent les différents sens qu’ils lui donneront au cours de leur expérience. Ce type de mort est vu à la fois comme la perte anticipée du parent, le reflet de la personnalité de celui-ci, puis comme l’aboutissement des souffrances du parent.

De prime abord, la demande d’AMM est perçue comme inconséquente par le participant qui n’a pas été pleinement confronté à la souffrance de son parent. L’annonce de la demande est donc souvent définie comme un choc. Vient donc un effort de rationalisation pour mieux l’accepter. Pour ce faire, plusieurs participants vont se raccrocher aux avantages perçus de l’AMM : avoir le contrôle sur le moment et les circonstances de son décès, avoir une mort humaine et digne, et mettre fin à sa souffrance. Néanmoins, l’AMM est aussi synonyme de la perte prochaine du parent. Donc, bien qu’il soit possible d’entendre une énumération de bénéfices dans le discours des participants, leur vécu émotif reste centré sur la perte anticipée du parent tout au long du récit, créant ainsi une dissonance entre ce qui est relaté et ce qui a été vécu par certains. Il est toutefois difficile de cibler quelques lignes de verbatim pour appuyer ce point. Il s’agit plutôt d’un ressenti perçu au fil du récit, de par les allers-retours des participants entre l’énumération des bénéfices conférés à l’AMM et leurs expériences personnelle et émotive (impression de se faire voler du temps, AMM qui représente la perte du parent, etc.). Plusieurs acteurs (famille, soignants) vont d’ailleurs contribuer à cette rationalisation en tentant de convaincre le participant de se rallier à la décision du parent. Julie exprime bien cette situation, où son frère lui demande d’accepter la demande d’AMM de sa mère au détriment de l’expression de sa propre souffrance :

Moi, au début, je l’ai vraiment mal pris. J’ai carrément refusé, puis je le verbalisais très clairement que j’étais contre sa décision [de recourir à l’AMM]. […] C’est mon frère qui m’a prise à part pour me dire de l’accompagner là-dedans, de respecter sa décision. C’est lui qui m’a fait réaliser que c’était un choix déjà difficile, donc de faire attention à mes propos et, au contraire, de dire qu’on l’accepte.

Les participants donnent aussi un sens au choix de leur parent en faisant référence à sa personnalité. Rationnel, fier, têtu sont des qualificatifs qui reviennent dans leur discours lorsqu’ils décrivent leur parent. L’AMM lui permet donc d’avoir une mort à son image, comme l’exprime Chantal : « Quand on le disait [qu’elle était décédée avec l’AMM], les gens n’étaient pas surpris. […] Ma mère était une personne qui était forte, qui était têtue, elle prenait en charge ses affaires. »

Alors que la demande d’AMM représentait la perte anticipée du parent, la mort en soi représente la fin de sa souffrance. Indissociables l’une de l’autre, elles contribuent toutes deux à donner un sens à l’expérience, voire à s’en déculpabiliser. C’est le cas de Suzanne, qui, après le décès, s’est sentie réconfortée par la lecture des journaux intimes de sa mère qui y confiait toute l’ampleur de sa souffrance.

L’altération rituelle

De nombreux rituels entourent la fin de vie et la mort, et s’imbriquent dans la quête de sens des proches. L’AMM tend toutefois à en créer de nouveaux ou à modifier les rituels existants. Contrairement aux rites entourant généralement la mort, les rituels qui entourent l’AMM semblent entièrement décidés par le parent, parfois aux dépens des participants, voire du reste de la famille. Toujours dans un souci de protection du plus vulnérable, il y a un désir de respecter ces « dernières volontés », peu importe les conséquences sur la famille. Ainsi, le non verbal de Julie durant l’entretien montre qu’elle n’était pas d’accord avec la demande de sa mère de lever un verre de champagne avec sa famille au moment de l’administration de l’AMM. C’est également le cas de Maude et sa famille : « ma mère avait choisi sa chanson de mariage avec mon père [au moment de l’administration]. Donc, c’est sûr que ça a été encore pire pour mon père d’entendre la chanson, puis de sentir son coeur s’arrêter ». Une situation différente a été vécue par Chantal qui suggérait divers rituels pré-AMM à sa mère, qui les refusait tous. De part et d’autre, ces situations semblent soulever certaines émotions chez les participants qui ne peuvent donner le sens qu’ils souhaiteraient à l’AMM et à la mort de leur parent.

Le changement identitaire

Le décès du parent marque une transition dans l’identité des participants : changement de rôle auprès de l’autre parent, modification des responsabilités ou du cheminement personnel, comme en témoigne Camille : « C’est comme si je sentais que tous mes repères tombaient. Je n’ai jamais existé sans elle. Je ne sais pas ce que ça veut dire. » Ces enfants, bien qu’adultes, doivent alors redéfinir une partie de leur identité sans leur parent. Que ce soit en prenant plus de responsabilités auprès de l’autre parent, comme Maxime, ou en apprenant à être une jeune mère sans la présence de sa propre mère, comme Julie ou Maude, ils doivent désormais composer avec l’absence de cette figure parentale.

Les facteurs influençant l’expérience

Divers facteurs semblent avoir influencé l’expérience des participants : les attitudes des soignants, les deuils antérieurs, leur statut professionnel et la loi en vigueur. Ceux-ci permettent de mettre en contexte l’unicité de l’expérience de deuil de chacun.

L’ensemble des participants a commenté, à un moment ou l’autre du récit, la contribution de l’équipe soignante durant le continuum des soins de santé. Il est difficile de départager si la perception, positive ou négative, du participant face au personnel est modulée par sa position globale face à l’AMM. Néanmoins, à ce sujet, les expériences sont partagées. Pour Chantal, le personnel a été respectueux tout au long du processus de l’AMM. Elle décrit les divers intervenants comme des individus gentils et professionnels. Elle leur est également reconnaissante d’avoir éteint les lumières sur le département afin d’indiquer à tous de rester silencieux et de limiter les va-et-vient au moment où sa mère a reçu l’AMM. Pour Maude, le personnel manquait d’organisation puisque la voie veineuse de sa mère n’avait pas été installée à l’avance. À son avis, ceci constitue une intervention simple chez un patient déjà hospitalisé, comme c’était le cas pour sa mère. Cette situation a été source de stress pour la famille, en plus de les priver des dernières heures ensemble. Un autre aspect soulevé par deux participantes, institutionnel celui-ci, vise les maisons de soins palliatifs. Lorsque informées que ces milieux de soins « ne croient pas à ça [l’AMM] » (Camille), alors que leurs mères auraient aimé pouvoir être hébergées en maison de soins palliatifs et y recevoir l’AMM, elles ont ressenti une forme de stigmatisation.

Les deuils antérieurs sont mentionnés par certains participants comme un élément facilitateur. C’est le cas de Chantal et de Maxime qui ont, entre autres, vécu respectivement le suicide d’un conjoint et d’un frère quelques années auparavant, ce qui leur a permis d’acquérir « une certaine aisance avec la mort » (Maxime).

Le statut professionnel du participant exerce également une influence sur sa manière de percevoir et vivre les événements. Suzanne, une infirmière retraitée, a été la personne proche aidante de sa mère pendant de nombreuses années, jusqu’à son décès, et elle assumait une certaine responsabilité à l’égard des décisions de santé touchant sa mère. Lors de la première évaluation médicale, elle mentionne : « Je ne voulais pas porter l’odieux d’une acceptation ou d’une non-acceptation. J’avais fait un résumé de huit pages de son pedigree, de tout ce qu’elle vivait. » C’est également le cas de Camille, une jeune psychologue, dont le récit est teinté par sa vision professionnelle sur l’accompagnement des familles qui vivent cette expérience.

Finalement, des considérations juridiques semblent influencer l’expérience de certains participants, soit l’élargissement des critères d’éligibilité à l’AMM et la notion d’aptitude à y consentir. En premier lieu, un changement récent à la législation canadienne permet aux personnes dont le décès n’est pas raisonnablement prévisible de se prévaloir de l’AMM. C’est le cas de la mère de Suzanne : « Pour ceux qui restent et qui voient ça, [l’AMM d’une personne qui n’est pas en fin de vie] c’est dur. Contrairement à quelqu’un qui est en agonie : oui c’est dur [plus] longtemps, mais tu n’as pas le clash [passage abrupt entre la vie et la mort]. J’ai l’impression que c’est un peu différent. »

En deuxième lieu, à la lumière des propos de certains participants, leur parent ne semblait pas avoir l’aptitude nécessaire pour offrir un consentement libre et éclairé lors de la demande ou de l’administration de l’AMM, ce qui était pourtant l’un des critères mentionnés dans les lois fédérale et provinciale. Notons toutefois que nous n’avons pas eu accès aux dossiers médicaux des parents qui ont reçu l’AMM. Il nous est donc impossible de déterminer avec certitude si les récits entendus font réellement état de leur capacité à consentir. Néanmoins, la perte d’aptitude, conséquence d’une altération de l’état de conscience, semble pour les participants en question avoir eu un effet facilitant. Elle leur confirmait la souffrance du parent et il leur était ainsi plus facile d’accepter son décès par AMM.

Discussion

Le but de notre étude était d’explorer l’expérience de deuil d’enfants d’âge adulte dont un parent est décédé à la suite de l’administration d’une AMM. Bien que chaque récit soit unique, nous avons pu observer comment la temporalité, la quête de sens et les facteurs individuels, sociaux et institutionnels viennent influencer cette expérience de deuil. La figure 1 illustre la dynamique de l’expérience ainsi que l’interdépendance des thématiques entre elles. La temporalité est transversale à l’expérience et elle est représentée par une ligne du temps à l’image de la conscience du temps des participants. La ligne pleine réfère à la période avant l’AMM : bien que cette période soit généralement la plus longue des trois, elle leur paraît rapide. La ligne hachurée réfère au jour de l’AMM et est représentative de la coupure du temps, de cette impression du temps qui se fige. La troisième partie de la ligne montre la suspension du temps et la reprise graduelle de celui-ci. Elle continue hors de la circonscription de l’expérience puisqu’un deuil ne prend jamais réellement fin. La quête de sens est centrale à l’expérience et s’exprime à l’image du DPM. La personne oscillera entre perte et restauration de différentes manières afin de trouver un sens à son expérience. Finalement, les facteurs qui influencent le processus d’AMM et de deuil sont en périphérie, à l’extérieur du cadre, car ils ne sont pas spécifiques au contexte d’AMM.

Figure 1

Schématisation du processus de deuil d’un parent en contexte d’AMM

Schématisation du processus de deuil d’un parent en contexte d’AMM

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L’une des particularités marquantes de l’AMM est cette relation au temps : le moment du décès devient prévisible alors qu’il est imprévisible en cas de mort naturelle. Il semble que fixer une date et une heure précise au décès entraîne cette conscience accrue du temps chez les participants. Une fois le décès survenu, le temps perd sa raison d’être, on parle alors d’une suspension du temps. Dans l’étude de Beuthin et al. (2021), on parle d’ailleurs de l’avant-AMM comme d’un « compte à rebours vers la mort », une expression qui traduit la charge émotive vécue durant cette période et l’impact de la temporalité sur celle-ci.

De nombreux auteurs mentionnent comment le fait d’être témoin des souffrances de l’être cher permet d’accepter la mort médicalement assistée avec plus de facilité (Andriessen et al., 2019; Goldberg et al., 2021; Holmes et al., 2018). Quatre participants ont indiqué que l’AMM a été une décision que leur parent a prise presque entièrement seul. Le manque de reconnaissance de leurs besoins et de leur vécu semble avoir nui au processus de deuil. D’ailleurs, une implication active du proche, définie par Gamondi et al. (2013) comme la prise de position dans le processus décisionnel, le choix de la date et l’organisation de la mort médicalement assistée aurait un effet positif sur le deuil. En contrepartie, la plupart des participants à notre étude avaient davantage une implication que Gamondi et al. (2013) nomment passive, c’est-à-dire qu’ils soutenaient leur parent par leur présence sans participer à la prise de décision ou à la planification du soin. Cela semble corroborer le fait qu’être témoin de la souffrance du parent et d’évoluer près de lui pendant le processus pourrait faciliter l’expérience vécue. À la lumière de ces informations, il est intéressant de mieux comprendre l’implication de ces résultats sur la pratique des professionnels travaillant auprès de la population en contexte d’AMM. D’abord, mentionnons que l’expérience des adultes dont la mère ou le père est décédé dans le contexte de l’AMM devrait être mieux reconnue. Pour le moment, la loi québécoise est écrite comme suit : « le médecin doit être d’avis que la personne satisfait à toutes les conditions prévues […], notamment : […] e) en s’entretenant de sa demande avec ses proches, si elle le souhaite. » (Loi concernant les soins de fin de vie. RLRQ, c. S-32.0001) Cette formulation désengage le personnel médical qui doit s’informer du bien-être des proches que si le patient le demande explicitement. Pourtant, afin que le patient offre un consentement libre et éclairé, il est important de prendre en compte le principe d’autonomie relationnelle, soit l’implication des « relations sociales dans la constitution et le développement de l’autonomie personnelle » (Bararabe, 2016, p. 13). Considérer la position, les besoins et le vécu des proches est essentiel non seulement pour améliorer leur expérience, mais aussi pour s’assurer du consentement libre et éclairé du demandeur. Les rencontres avec les professionnels sont une bonne occasion d’encourager la verbalisation et la normalisation de leurs émotions. Favoriser une discussion ouverte sur les enjeux qui amènent le parent à effectuer une demande d’AMM pourrait permettre aux membres de la famille de mieux saisir les motivations et les souffrances parentales, tout en permettant une prise de conscience face à leur propre vulnérabilité et à la transition identitaire que ce décès entraîne pour eux. À la suite du décès, un suivi par un professionnel présent durant la trajectoire d’AMM auprès des enfants de la personne décédée pourrait les aider à verbaliser l’expérience vécue et les émotions qui y sont associées. Aucun des participants à l’étude n’avait entamé ce type de suivi, ni ne se l’était vu offert. À cet effet, davantage de recherches sont nécessaires pour comprendre les besoins de soutien durant le deuil en contexte d’AMM. De plus, avec l’adoption de la nouvelle Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir) (L.C. 2021, ch. 2), nous croyons également essentiel que les chercheurs s’intéressent au deuil qui suit une AMM dans le contexte d’une mort non raisonnablement prévisible. L’expérience de l’une de nos participantes laisse croire que d’importantes nuances devront être prises en compte pour assister les proches de ces demandeurs d’AMM, tel que mentionné dans la section portant sur les facteurs influençant cette expérience, notamment les considérations juridiques.

À notre connaissance, aucune étude sur la mort médicalement assistée n’avait utilisé le modèle de Stroebe et Schut (1999, 2010) comme cadre théorique. Nous croyons toutefois que cette étude a permis de démontrer que le modèle est applicable à ce contexte. L’oscillation des participants a été manifeste tant pendant l’expérience d’accompagnement lors de l’AMM que durant le deuil à proprement parler. Initialement, les stratégies des participants sont davantage orientées vers la perte, comme dans le modèle de Stroebe et Schut : la protection du parent vu comme vulnérable, l’anticipation liée à sa perte. Plus le temps passe, plus les participants sont orientés vers la restauration. Ces stratégies sont choisies en tenant compte des facteurs de stress dits secondaires, c’est-à-dire les conséquences de la perte plutôt que la perte en soi. C’est entre autres le cas des participants qui vivent un important changement identitaire appelant à une redéfinition de soi. C’est cette dynamique entre perte et restauration qui façonne la quête de sens durant l’expérience du participant qui accompagne un parent vers un décès par AMM.

Cette étude présente certaines forces et limites. D’abord, l’approche méthodologique choisie a laissé une grande place aux récits des participants afin de favoriser une interprétation détaillée de leur expérience. Comme nous l’avons vu, cette recherche a suscité beaucoup d’intérêt durant les deux semaines où le recrutement a eu lieu. Cela démontre bien le besoin de soutien ressenti par cette population. En contrepartie, la rapidité avec laquelle le recrutement s’est déroulé n’a pas permis le processus itératif dont bénéficie normalement la recherche qualitative durant les entretiens et l’analyse. De plus, puisque seulement un homme a participé à l’étude, la perspective féminine est prépondérante et nous savons que le genre est un facteur influent du deuil (Stroebe et Schut, 1999). Ainsi, il est possible que les résultats ne représentent pas adéquatement l’expérience des hommes qui vivent le décès d’un parent par AMM et que d’autres études sur leur expérience soient nécessaires. Nous nous sommes également entretenues avec une seule participante dont la mort de la mère était non raisonnablement prévisible. Ce contexte particulier entourant la mort peut influencer l’expérience des proches et d’autres études seraient nécessaires pour mieux en comprendre les particularités. Comme pour toutes les recherches, nous ne pouvons rencontrer que les personnes qui ont démontré de l’intérêt pour notre étude. Selon Stroebe et Stroebe (1990), les individus qui souhaitent participer aux études sur le deuil sont souvent ceux qui ont plus de facilité à le vivre. Les chercheurs ont moins facilement accès au témoignage des individus dont l’expérience est plus difficile. Il est donc possible que certains éléments pertinents nous aient échappé.

Bien que peu de recherches soient disponibles au sujet du deuil en contexte d’AMM au Québec, nous croyons que cette étude contribue à mettre en lumière certaines de ses particularités. Il est nécessaire de comprendre les nuances attribuables au processus tout comme l’influence du lien d’attachement dans le deuil afin d’offrir un accompagnement adéquat basé sur les besoins des endeuillés. Entre autres, rappelons que favoriser une communication ouverte entre l’enfant et son parent, reconnaître le vécu de la personne et offrir un soutien durant le deuil faciliterait l’expérience globale du processus d’AMM pour l’adulte lorsque sa mère ou son père fait ce choix. C’est pourquoi nous croyons que l’attention des professionnels doit être tournée tant vers les proches que vers le patient lorsqu’il s’agit d’accompagnement en contexte d’AMM.