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Introduction

L’expérience de stage en milieu scolaire est devenue une voie incontournable de la professionnalisation des futurs enseignants (Desjardins et al., 2012). Dans la plupart des programmes de formation, le[1] stagiaire (ST) est accompagné par un enseignant en exercice qui l’accueille et l’encadre dans son établissement scolaire. Au Canada, cette personne est appelée communément « enseignant associé » (EA). Si les tâches précises peuvent varier d’un contexte de formation à l’autre, l’EA a pour principales fonctions d’accompagner et d’évaluer le ST dans le développement de compétences professionnelles (Portelance et al., 2008). Dans la plupart des cas, le ST ne connait pas l’EA qui l’accueillera avant le début du stage, et réciproquement. La relation, absente au point de départ, est donc à construire entre eux. Comment s’instaure et évolue cette relation ? Si d’aucuns considèrent la relation comme fondamentale en situation de stage accompagné, les caractéristiques de cette relation ainsi que les enjeux qui en découlent sont encore méconnus.

Problématique

Plusieurs recherches s’intéressent aux apprentissages professionnels accompagnés en formation à l’enseignement (Colognesi et al., 2019 ; Mattei-Mieusset et Brau-Antony, 2016 ; Jorro, 2016). De façon générale, accompagner correspond à se joindre à quelqu’un pour aller là où il va en même temps que lui et à son rythme (Paul, 2016). À la racine même de l’accompagnement se trouve donc une double dimension fondamentale de relation et de cheminement. L’accompagnement peut être caractérisé à la fois comme asymétrique, contractualisé, circonstanciel, temporaire et mobilisateur (Paul, 2004). En effet, la relation en situation de stage est très spécifique, dans la mesure où elle met en présence deux personnes de niveaux hiérarchiques différents amenés à vivre un partage d’expérience bien souvent unidirectionnel et dans une période limitée (Vandercleyen et al., 2014). Cette asymétrie résulte de la présence de deux individus au statut différent : l’enseignant expert « supposé savoir » et le stagiaire novice « supposé apprendre » (Loizon et al., 2013). La relation devient alors une condition préalable et nécessaire à l’apprentissage en stage (Charlier et Biémar, 2012), bien qu’insuffisante pour en assurer la réussite. Comment s’établit et évolue la relation d’accompagnement professionnel vécue entre un EA et un ST ? Afin de décrire et de comprendre comment se construit et évolue cette relation, le cadre conceptuel des interactions professionnelles (St-Arnaud, 2003) a été choisi.

Cadre de référence

St-Arnaud (2003 ; 2009) a étudié les conditions d’efficacité des interactions professionnelles entre un acteur (l’accompagnant) et son interlocuteur (l’accompagné). Il identifie trois structures de relation caractéristiques : la structure de pression, de service et de coopération.

Les structures de relation selon St-Arnaud

Dans le cadre de cette étude, nous utiliserons cette triple structuration comme cadre interprétatif pour décrire et comprendre la relation EA-ST. Chaque structure telle que conçue par St-Arnaud (2003) est d’abord détaillée. La transposition au contexte spécifique du stage en enseignement est ensuite explicitée.

Structure de pression

Dans une structure de pression, les objectifs de la relation sont principalement déterminés par l’accompagnant et ne sont atteints que si l’accompagné accepte de s’engager avec les moyens qui lui sont proposés. Toutefois, certaines résistances peuvent apparaitre, notamment lorsque l’accompagné s’oppose tacitement ou explicitement aux objectifs qui lui sont imposés, ou refuse de se soumettre aux directives de l’accompagnant. Par son comportement verbal ou non verbal, l’accompagné peut manifester qu’il n’est pas disposé à faire ce qui est attendu de lui. Dans une structure de pression, les intérêts de l’accompagnant se trouvent au premier plan. Quand bien même l’accompagné a déterminé ses propres objectifs, il est possible de se retrouver dans une structure de pression. St-Arnaud (2003) parle alors d’un « recadrage » si l’accompagnant décide de reformuler les objectifs de l’accompagné dans son propre intérêt, par exemple à la suite d’une divergence de point de vue sur les stratégies d’intervention à déployer.

Structure de service

La structure de service se caractérise par des objectifs déterminés par l’accompagné. Dans une telle structure, l’accompagnant se met à la recherche de moyens pour répondre aux attentes de l’accompagné. Dans une relation de service, la réussite de l’accompagné dépendra en grande partie des compétences et des ressources dont l’accompagnant dispose. Ce dernier est alors considéré comme « l’expert ». Ce type de relation peut induire une passivité, voire une dépendance chez l’accompagné pour qui « la parole de l’intervenant est considérée comme définitive et infaillible » (St Arnaud, 2003, p. 86).

Structure de coopération

La structure de coopération se définit par l’élaboration et le partage d’objectifs explicites. Que ces objectifs soient initiés au départ par l’un ou par l’autre, les deux acteurs cherchent continuellement à les transformer en objectifs communs. Chacun y trouve un intérêt et accepte d’y contribuer activement en fonction des ressources et des compétences dont il dispose. Une relation d’interdépendance s’établit, avec une reconnaissance du champ de compétence de chacun des partenaires, tantôt différent, tantôt partagé.

Structuration de la relation en contexte de stage accompagné

Transposée dans le contexte des stages en enseignement, cette typologie proposée par St-Arnaud (2003) trouve tout son sens. En effet, l’interaction lors d’un stage accompagné peut être qualifiée de « professionnelle » (Jorro, 2016) étant donné le milieu dans lequel elle se déroule. Au cours d’un stage, chaque structure de relation peut potentiellement prendre forme selon que l’EA ou le ST détermine les objectifs et attentes de formation. Le fait de prendre en compte les savoirs et les compétences « déjà-là » du ST (Loizon et al., 2013) est en phase avec l’approche non déficitaire de la formation proposée par Malo (2008). Un autre apport important de St-Arnaud (2009) est de considérer l’expérience professionnelle de l’accompagnant comme une ressource parmi d’autres à la disposition du ST. Cette position est partagée par d’autres auteurs (Jorro, 2016 ; Paul, 2016). Plusieurs facteurs peuvent potentiellement influencer la relation « EA-ST » : la nature des interactions lors des rétroactions (Leriche et al., 2010), les pratiques concrètes et les gestes d’accompagnement de l’EA (Mattei-Mieusset et Brau-Antony, 2016), eux-mêmes déterminés par les postures qu’il adopte (Colognesi et al., 2019), ainsi que les conceptions, les attentes et les intentions de formation de l’EA et du ST (Vandercleyen et al., 2013). En prenant appui sur St-Arnaud (2003), l’objectif de la présente étude est de comprendre comment s’établit et évolue la structure de la relation d’accompagnement lors d’un stage en formation à l’enseignement, et d’identifier les facteurs qui l’influencent.

Méthodologie

Étant donné la nature heuristique de notre étude, nous avons opté pour une recherche qualitative compréhensive, plutôt qu’explicative (Albarello, 2007). Selon Schurmans (2001), une approche compréhensive considère que les individus sont sujets aux déterminismes qui pèsent sur eux, mais qu’ils sont par ailleurs les propres créateurs d’une part de ces déterminismes. La relation d’accompagnement est par essence idiosyncratique, complexe et évolutive (Boudreau, 2001), ce qui justifie pleinement le choix de cette approche.

Contexte de la recherche

La dyade, dont la relation constitue l’objet d’étude, est formée d’un ST (David, pseudonyme) et d’une EA (Caroline, pseudonyme). David est un étudiant inscrit dans un programme de formation initiale à l’enseignement dispensé à l’Université d’Ottawa. Ce baccalauréat en éducation (cycle primaire-moyen, 1re à 6e année), qui suit un premier baccalauréat universitaire, est réparti sur une année à temps plein et propose une période de stage de cinq semaines lors de chaque semestre universitaire. Au moment de l’étude, David réalise son second stage, dont les balises sont les suivantes : observation et co-enseignement (semaine 1) ; enseignement guidé avec rétroaction immédiate (semaines 2-3) ; enseignement autonome (semaines 4-5). Outre l’autonomisation progressive du ST, l’objectif du stage est de développer une pratique réflexive. L’EA (Caroline) enseigne dans une école francophone primaire ontarienne, qui accueille plus de 700 élèves. La classe de Caroline est composée de 20 élèves de 6e année (11-12 ans). Enseignante comptant près de 30 ans d’expérience, Caroline a déjà encadré plusieurs dizaines de stagiaires. En tant qu’EA, elle est responsable d’évaluer les compétences professionnelles développées en stage.

Collecte des données

Étant donné la complexité de l’objet, nous avons opté pour un protocole de recherche « multiméthode » (Hunter et Brewer, 2015). L’originalité de l’étude repose sur la présence régulière du chercheur en classe, pour effectuer une observation non participante (Spradley, 2016). Présent deux journées par semaine pendant les cinq semaines de stage (n = 10), le chercheur s’est immergé dans les scènes de la vie quotidienne du stage. En aucun cas il n’intervenait dans les échanges entre l’EA et le ST, ou de l’un d’entre eux auprès des élèves. Assis sur un banc d’école, le chercheur s’est fait le plus discret possible. Les interactions spontanées entre les deux participants étaient systématiquement notées. Les rétroactions formelles (prévues par l’EA) et informelles (non prévues) étaient quant à elle enregistrées (n = 9). Chaque journée d’observation était suivie de séance de debriefing avec un co-chercheur. Ce second chercheur n’était pas présent sur le terrain, mais contribuait à l’analyse et à l’interprétation des données en apportant un éclairage externe. À la fin de chaque semaine, un entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) était réalisé avec le ST afin de comprendre l’évolution de la relation (n = 5). L’EA et le ST ont également consigné librement leurs impressions dans un journal de bord commun tout au long du stage, auquel le chercheur avait accès. Avant le début du stage, un entretien semi-directif individuel avec l’EA et le ST a été réalisé afin de recueillir leurs conceptions, leurs attentes et leurs intentions respectives.

Analyse des données 

Le récit narratif ou « enquête narrative » (Bertrand, Kühne et Pellerin, 2018) — « narrative inquiry » en anglais (Clandinin et Connelly, 2000) — a été adopté comme modalité d’analyse et d’interprétation des données. Cette technique vise non seulement à décrire des situations vécues, mais aussi à expliciter la signification que les acteurs leur accordent. Le chercheur devient « narrateur » de l’histoire vécue par les sujets en mettant en évidence les « déclencheurs » (Clandinin et Connelly, 2000). Molineux et Richard (2003) proposent une analyse en cinq étapes, non linéaires et itératives : 1) délimiter le début, le milieu et la fin du récit ; 2) ordonner chronologiquement les évènements signifiants ; 3) construire la trame du récit ; 4) identifier les données pertinentes (extraits de verbatim) pour la trame ; 5) assembler les extraits en assurant la cohérence du récit. Les évènements signifiants ont été identifiés à partir de la question suivante : quels sont les « points tournants » de la relation entre l’EA et le ST ? Il s’agissait de repérer le changement de structure dans la relation, en référence aux concepts proposés par St-Arnaud (2003).

Processus de validation

Plusieurs processus ont permis d’assurer la validité du recueil et de l’analyse des données : l’immersion du chercheur, les debriefings entre les deux chercheurs et la validation du récit par les participants. La triangulation des données concerne l’utilisation de deux sources de données (EA et ST) et le recours à différentes techniques de collecte (entretiens, rétroactions, journal de bord, notes d’observation). Le récit de stage a été rédigé de manière itérative. À chaque itération, la technique de « l’avocat du diable » (Lincoln et Guba, 1985) a été utilisée entre les deux chercheurs. Le récit s’est ainsi raffiné au fil des versions afin d’obtenir une interprétation qui reflète le plus fidèlement possible les données.

Récit du stage

Le récit est construit autour d’évènements signifiants ou « points tournants » repérés et interprétés à la lumière de la triple structuration proposée par St-Arnaud (2003). Ces évènements sont décrits au regard des intentions et des conceptions de l’EA et du ST.

Attentes et conceptions des participants

Agé de 24 ans, d’origine sénégalaise et détenteur d’un baccalauréat en sciences économiques, David (ST) se décrit comme quelqu’un de « calme et curieux, prônant la sincérité ». Sa principale intention pour ce stage est de se faire apprécier des élèves : « J’ai compris que c’était la clef en stage ». Il vise aussi à « se faire remarquer » par l’EA ainsi que par la direction. Il veut profiter de ce stage pour apprendre de nouvelles stratégies d’enseignement. David s’attend à ce que Caroline soit exigeante, mais à l’écoute de ses besoins.

Caroline (l’EA) enseigne au primaire avec passion depuis près de trente ans. Elle est actuellement titulaire de classe en 6e année (11-12 ans). Elle occupe également la fonction d’EA depuis 20 ans. Caroline se décrit comme une personne ouverte, sociable et spontanée. Selon elle, chaque ST est unique et a quelque chose à lui apporter. Caroline cherche à mettre les ST dans des conditions optimales d’expérimentation. « Je dis au ST : voici les attentes, les contenus des programmes scolaires, et les ressources à ta disposition, puis : vas-y ! Et j’en discute avec lui après pour recadrer au besoin » (Caroline).

Elle définit son rôle comme celui d’une personne-ressource, disponible pour échanger avec le ST :

Pour moi, la relation est primordiale. Être capable de se parler, mais aussi de se respecter l’un l’autre. Et de se respecter soi-même. S’il y a des choses qui ne nous plaisent pas, il faut qu’on soit capable de se le dire.

Caroline

À partir de leurs attentes et de leurs conceptions respectives, comment la relation entre l’EA et le ST s’est-elle construite et a-t-elle évolué au cours du stage ? Nous avons identifié cinq « points tournants » comme autant de déclencheurs qui ont structuré la relation : l’accueil du ST, le projet pluridisciplinaire, le cours de « numératie », l’absence puis le retour de l’EA.

L’accueil du ST : une relation de service « biaisée »

Dès son arrivée le premier jour du stage, David est immédiatement invité par Caroline à visiter l’école. Elle lui explique le fonctionnement ainsi que la philosophie de l’établissement. L’EA fournit au ST un dossier contenant plusieurs informations (code de conduites, horaires, fiches de cours, etc.). Elle l’invite à en prendre connaissance et à lui poser des questions au besoin. La classe débute et Caroline présente David aux élèves : « Tu as la chance d’avoir pendant cinq semaines non pas un, mais deux enseignants. Je te demande d’être très attentif et d’avoir beaucoup de respect pour David. Il est là pour apprendre » (Caroline).

Conformément aux consignes de l’université, le ST commence par observer l’EA et plus particulièrement ses routines. Dès la première journée de stage, Caroline invite David à se déplacer dans la classe pour répondre aux questions des élèves :

J’ai apprécié qu’elle me propose rapidement de participer au suivi des élèves. Je ne trouve pas ça intéressant de rester sur le côté. J’aime être actif et me sentir utile. C’est une belle façon d’apprendre à connaitre les élèves.

David

À la pause, Caroline questionne David sur ses attentes pour le stage. Sans réponse de la part du ST, elle l’invite à y réfléchir et à revenir vers elle plus tard. L’EA profite de ce moment pour exposer ses propres attentes envers le ST : autonomie et responsabilité, créativité pédagogique et adaptation aux besoins des élèves. Caroline exprime son intention d’être une personne-ressource et insiste sur l’importance de la communication. « Je plaide pour une communication ouverte entre toi et moi. Sens-toi très à l’aise de me dire ce qui ne te plait pas ! Plus on communiquera, plus ça se passera bien entre nous ! » (Caroline)

Elle dit apprécier tout particulièrement l’implication précoce du ST auprès des élèves, et relève le lien qu’il a rapidement réussi à développer avec eux. David apprécie l’ouverture de l’EA, sa confiance et ses encouragements. « J’étais stressé au début. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. J’ai trouvé Caroline impressionnante au premier contact, mais elle m’a vite mis à l’aise. Je crois que cela va être un stage intéressant » (David).

D’entrée de jeu, cet accueil pourrait laisser entrevoir une relation de service : une EA qui offre son expérience et ses compétences comme ressources au service de l’apprentissage du stagiaire. Parallèlement, l’EA place un cadre avec des attentes et des balises claires. Ses conceptions et ses attentes envers le ST sont très explicites. Si Caroline se montre ouverte à faire une place aux attentes de David, ce dernier ne les lui exprime pas. Contrairement aux apparences, le début du stage donne plutôt naissance à une relation de service « biaisée » où l’accompagné devra répondre aux attentes de l’accompagnante.

Le projet pluridisciplinaire : une relation de coopération « implicite » 

Au début du stage, Caroline propose à David de participer à un projet pluridisciplinaire, portant sur la francophonie dans le monde. Ce projet intègre trois matières (français, anglais et études sociales) et débouche sur la production d’un dépliant touristique par les élèves. Caroline propose à David de prendre la responsabilité complète de cette activité, tout en se tenant à sa disposition. Le ST décide de s’engager dans ce projet : « Ce projet est vraiment stimulant ! Comme je suis sénégalais, je vais pouvoir parler de ma culture. C’est vraiment valorisant que Caroline me laisse carte blanche ! » (David)

À la fin de la première semaine de stage, David présente le projet à la classe. Le partage de son vécu et de sa culture avec les élèves renforce la relation positive qu’il a créée avec eux. Lors de sa rétroaction, Caroline ne tarit pas d’éloges à propos de la prestation de David. L’appréciation positive du ST par les élèves contribue indéniablement au jugement positif de l’EA :

Je suis réellement très contente d’avoir dans ma classe un aussi bon ST dès le début du stage. Il ne craint pas de s’impliquer auprès des élèves. Il a déjà pu établir un lien important avec les élèves. Très prometteur pour la suite du stage !

Caroline

Satisfaite de l’engagement du ST, l’EA apprécie aussi la réceptivité de David à l’égard de ses remarques. Parmi les pistes d’amélioration, elle insiste sur l’importance de la planification minutieuse des séances permettant de réduire les périodes de flottement encore trop nombreuses à son goût. Le ST tire lui aussi un bilan positif de cette première semaine :

J’apprécie la manière de faire de Caroline. Elle me laisse libre de planifier et d’organiser la classe à mon goût. J’ai déjà beaucoup appris en gestion de classe. J’apprécie beaucoup sa franchise. Elle est ouverte à la discussion.

David

Lors d’un entretien avec le chercheur, le ST déclare adhérer aux attentes formulées par l’EA : « Ce qu’elle attend de moi est de lui apporter du nouveau, tout en gardant ses routines, et que je prenne des initiatives. C’est ce que je vais faire ! » (David).

Après une semaine de stage, à aucun moment le ST n’est revenu vers l’EA pour expliciter ses propres attentes de stage : « Je n’ai pas vraiment eu d’autres occasions. Elle n’est pas revenue vers moi à ce sujet. Je verrai si l’occasion se présente à nouveau » (David).

Une relation de coopération davantage implicite s’est progressivement développée entre l’EA et le ST. La proposition de Caroline — acceptée par David — de contribuer au projet pluridisciplinaire, de même que leur souhait de s’y engager à la hauteur de leurs compétences respectives, font qu’ils deviennent « partenaires dans la poursuite d’un but commun » (St-Arnaud, 2003, p.87). Mais ce partenariat n’est pas explicite. Les attentes du ST restent du domaine privé, ce qui confirme le caractère implicite de la relation de coopération.

Le cours de « numératie » : vers une relation de pression « avérée » 

En milieu de deuxième semaine de stage, Caroline invite David à prendre en charge de manière autonome la séquence complète de cours en lien avec la « numératie[2] ». Si le ST accepte cette proposition, il craint ne pas être à la hauteur des attentes de l’EA. Pour apaiser son stress, David mise sur la qualité de sa planification. Malgré ces efforts, Caroline déplore ouvertement le manque de structure dans ses leçons : « Cela manque de préparation. Tu devrais avoir un modèle prêt à l’avance, afin d’avoir un support visuel. Le tout est trop abstrait ! » (Caroline).

Des premiers signes de difficultés dans la relation sont palpables. L’enseignante dit être contrariée par l’absence de mise en application de ses recommandations. Celles-ci portent sur le degré de précision dans les planifications du ST et la variété de ses stratégies d’enseignement. Cette contrariété se manifeste par des interventions de plus en plus régulières de la part de l’EA lorsque le stagiaire enseigne pour recadrer le déroulement des séances. David estime pourtant passer beaucoup de temps et d’énergie à préparer ses cours : « Je suis très déçu. Je travaille fort. Mais je pense que je suis capable de faire mieux. Je veux lui montrer autre chose » (David).

Ce que le ST craignait se réalise : il ne se sent pas à la hauteur des attentes de l’EA. Cette dernière tente de le rassurer : « Ne t’en fais pas, ça va aller de mieux en mieux. Globalement, ça va quand même bien ! Les élèves continuent à être contents de toi. Moi aussi ! » (Caroline).

David n’est pas complètement rassuré. Sa motivation diminue progressivement. Il travaille beaucoup, mais cela ne semble pas suffire. Si l’EA observe des difficultés de planification chez le ST, elle s’attend à ce qu’il vienne lui demander de l’aide, ce que David ne fait pas.

Dans cette situation d’enseignement autonome, Caroline se met au service de David, mais reste implicite dans ses propositions. Le ST pense devoir lui montrer qu’il est capable de se débrouiller par lui-même. L’insatisfaction vécue par l’EA, combinée à des attentes non explicitées de la part du ST, amène une situation de « recadrage » (St-Arnaud, 2003). Caroline met de l’avant ses propres attentes et impose sa façon de faire. D’une relation où l’EA se voit comme étant au service du ST émerge une relation de pression forte. L’apprentissage de David et ses attentes, toujours implicites, sont relégués au second plan. Sans s’y opposer, le ST n’a jamais manifesté vouloir développer sa compétence à planifier. Cet objectif est devenu celui de l’EA. St-Arnaud (2003) décrit bien cette relation de pression : « le professionnel a le sentiment d’intervenir dans l’intérêt des personnes en cause (…), mais c’est le professionnel qui se fait l’interprète de cet intérêt » (p.82).

L’absence de l’EA : une relation de pression au bord de la rupture

Au fil du stage, David continue à développer son autonomie. Caroline le laisse de plus en plus souvent seul maître à bord en classe. Elle est moins présente et ses rétroactions sont moins nombreuses. Au milieu de la quatrième semaine de stage, l’enseignante doit s’absenter deux jours pour maladie. Elle demande à David de poursuivre la planification des séances et de les soumettre au suppléant. Ce dernier joue le rôle d’EA, tandis que David continue à enseigner. L’entente est cordiale et ils collaborent efficacement. Au retour de son congé pour maladie, Caroline exprime sa déception lors d’un entretien avec le chercheur :

Il n’y a plus de progrès dans la qualité des séances. Je lui ai demandé de me remettre une planification plus détaillée de ses leçons. Il m’a remis une page avec une ligne par jour. On n’a pas la même façon de travailler, c’est correct ! Mais les contenus doivent être vus pareils. Sinon ce sont les élèves qui écopent.

Caroline

C’est l’avant-dernière leçon de numératie. Pour corriger les devoirs, David demande aux élèves de se rendre tour à tour au tableau. Il perd rapidement le contrôle de la classe. Caroline reprend la leçon en main, tandis que David s’efface progressivement. Lors de la rétroaction, David dit ne pas avoir été dedans. L’EA lui livre ses impressions : « C’était brouillon. C’est pour ça que je suis intervenue. Je te le répète : j’aimerai vraiment que tu approfondisses tes préparations ! Tu dois aller plus loin que ce que tu connais » (Caroline).

Dans un échange individuel avec le chercheur, David exprime son désarroi :

Je n’ai pas reçu de remerciement lors de son retour. Je ne me sens pas soutenu dans mes efforts. Je ne reçois pas suffisamment de conseils concrets à mon goût. Je travaille fort et je ne suis pas récompensé. Je suis découragé.

David

Malgré ce découragement, le ST ne souhaite pas en parler avec l’EA. Il craint qu’un conflit éclate, lequel pourrait compromettre la suite de sa carrière : « Ce n’est pas dans mon intérêt de lui en parler. Elle risque de ne pas me recommander au Conseil Scolaire » (David).

David a envisagé d’abandonner son stage, avant d’en parler à sa conjointe et de se raviser. Selon lui, il subit les conséquences d’un manque d’encadrement : « Je suis vraiment laissé seul. L’EA précédent me demandait si je me sentais à l’aise de faire telle activité. Il s’asseyait souvent à côté de moi et on regardait les choses ensemble. Ici, cela n’arrive jamais » (David).

Il regrette que la situation ait dégénéré, sans s’en rendre compte, mais décide d’aller au bout de son stage « par respect pour les élèves » (David), car, dit-il, il aime cette classe.

L’EA ne semble pas être consciente de l’état d’esprit du ST. Il semble d’ailleurs difficile qu’elle le soit, car David fait le choix de ne rien laisser paraitre. L’EA s’appuie sur le contrat de communication passé ensemble, basé sur la confiance et la transparence. Or, ce contrat est basé surtout sur les attentes de l’EA, tandis que le ST n’a toujours pas verbalisé les siennes.

Cette absence d’attentes partagées semble peser sur le stage et rend la relation dysfonctionnelle. Beaucoup de non-dits séparent l’EA et le ST. Une relation de pression s’est installée puis intensifiée insidieusement.

Dans une relation de pression, le but ne peut être atteint sans action du ST. David agit, mais les résultats de son action ne sont pas visibles, ou ne sont pas reconnus. Par conséquent, l’EA intensifie sa pression sur le ST. Elle considère que les efforts ne sont pas suffisants, alors que le ST revendique une reconnaissance de ses efforts. Une forme de « résistance » se développe. « L’acteur manifeste par son comportement verbal ou non verbal qu’il n’est pas disposé à faire ce qu’on attend de lui » (St-Arnaud, 2003, p.81). Dans le cas de David, cette résistance n’est pas visible. Il n’exprime pas son désaccord, que ce soit verbalement ou non verbalement. Il dissimule ses émotions. Dans ses interactions avec le chercheur, il conteste cependant les recommandations de l’EA. Il s’agit d’une situation « d’escalade », c’est-à-dire « une situation dans laquelle chacun durcit sa position, signe que la structure de service s’est transformée en structure de pression » (St-Arnaud, 2003, p. 90). L’EA et le ST poursuivent chacun leur propre objectif. « Même dans le cas où les acteurs ont formulé un but commun, le risque est toujours présent de revenir à une structure de service ou de pression » (St-Arnaud, 2003, p. 91). Parvenir à établir une relation de coopération est une chose ; réussir à la maintenir en est une autre.

La fin du stage : une relation de coopération « incomplète »

Avant-dernière journée de stage. Avec l’aide d’un autre étudiant, David a planifié sa leçon minutieusement. Celle-ci rencontre un vif succès. En parcourant le journal de bord, le ST est pour le moins surpris par les commentaires de l’EA :

Je veux m’excuser car je t’ai négligé la semaine passée suite à mon absence. Merci car j’ai pu compter sur toi ! Bravo pour ton souci permanent des enfants. Bravo pour ton ouverture d’esprit. Merci de m’avoir permis de cheminer avec toi.

Caroline

David tient enfin sa reconnaissance :

Quand j’ai lu cela, j’ai capoté ! Peu importe ce qui s’est passé, je suis juste très content qu’elle reconnaisse mon engagement dans le stage. Ça fait plaisir de terminer sur une note positive. Je crois que je vais bien dormir ce soir.

David

En aparté, l’EA tient les propos suivants : « Je réalise l’importance d’être présente et disponible pour nos ST. Il faut pouvoir reconnaître les petits pas » (Caroline).

Finalement, le stage se termine avec des attentes mutuelles, bien qu’implicites, partiellement comblées de part et d’autre : un ST plus autonome et une EA capable de reconnaitre les progrès réalisés par le stagiaire. Outre le fait que l’EA observe une amélioration dans la qualité de l’intervention du ST, sa conscientisation face à son rôle d’accompagnatrice semble être à l’origine du changement de structure dans la relation. Cette prise de conscience lui a permis de relativiser ses propres attentes et de réaliser l’importance de se centrer sur celles du ST. Cette décentration l’amène également à se distancier de la situation, et à reconnaître les apprentissages du ST. Ce dernier, quant à lui, ne sera jamais parvenu à exprimer ouvertement ses attentes.

Discussion

Les résultats présentés sous la forme de récit mettent en évidence une relation entre un EA et un ST fluctuante au gré du stage. Cette relation évolue en fonction d’évènements signifiants vécus par les deux acteurs, oscillant d’une structure de service à une structure de pression en passant par une structure de coopération. Plusieurs facteurs permettent de comprendre l’évolution d’une structure à l’autre, dont deux principaux : des intentions et des attentes non explicitées, d’une part, et le manque de reconnaissance des compétences respectives de chacun des acteurs, d’autre part.

Une communication claire et explicite entre les deux acteurs du stage est connue comme un des facteurs clés qui influence le développement d’une relation harmonieuse (Colognesi et al., 2019). Une relation de coopération n’est d’ailleurs possible qu’à partir du moment où les deux acteurs expriment et discutent de leurs attentes pour en arriver à identifier des objectifs communs, partagés et négociés (St-Arnaud, 2009).

La distance entre l’intention et les pratiques d’accompagnement influence également la dynamique relationnelle vécue. D’un côté, l’EA souhaite que le ST soit autonome ; d’un autre côté, elle ne peut s’empêcher de garder le contrôle sur la qualité des planifications et des interventions en classe du ST. Ce constat illustre le dilemme régulièrement rencontré par les accompagnateurs de stage, entre pratique souhaitée et activité réelle (Mattei-Mieusset, 2016 ; Loizon et al., 2013). Cette situation n’est pas spécifique à l’accompagnement des stagiaires. St-Arnaud (2009) rapporte que, malgré leurs intentions déclarées de coopération, la majorité des praticiens agissent dans le cadre d’une structure de pression ou de service.

Par ailleurs, le récit montre un stagiaire qui cherche, typiquement, à répondre le plus possible aux attentes de l’EA. Besse (2011) attire l’attention sur le « piège du conformisme » : le désir de satisfaire aux exigences de l’EA supplante et relègue au second plan les intentions d’apprentissage du ST.

Dans le contexte d’un stage, le statut d’autorité conféré à l’EA par la structure institutionnelle biaise d’emblée la relation (Boudreau, 2001). L’EA détient en effet le pouvoir d’évaluer le ST. En Ontario, l’EA est même parfois consulté lors de l’embauche du ST. Cette situation place le ST face à un dilemme : exprimer ses difficultés à l’EA (ex. : manque d’encadrement et de reconnaissance) au risque d’une évaluation négative ; ou ne rien dire, au détriment de ses besoins qui resteront ignorés. Notre étude illustre clairement cette asymétrie (Paul, 2004) dans la relation d’accompagnement en contexte de stage. L’EA, par sa fonction d’évaluateur, occupe une position d’autorité qui lui donne un ascendant sur le stagiaire (Jorro, 2016 ; Paul, 2004).

Il importe enfin de souligner certaines limites à l’étude. La présence, bien que discrète, du chercheur en classe a potentiellement influencé la relation entre l’EA et le ST, tout autant que les entretiens avec les participants et le journal de bord. Ces biais ont été minimisés par la confidentialité du chercheur envers les participants. Aucune information recueillie chez l’un n’a été transmise à l’autre, et inversement.

Conclusion

Présentés sous la forme d’un récit, les résultats de notre recherche mettent en évidence l’évolution de la structure de relation au gré du stage. La nature de la relation est principalement définie par une structure de pression, dans laquelle l’emprise de l’EA sur le ST est forte, accordant peu de place aux compétences déjà acquises par l’étudiant. Une reconnaissance progressive des compétences émergentes du ST contribue à l’instauration, en toute fin de stage, d’une relation de coopération implicite. Les résultats montrent également une relation en stage biaisée par l’autorité incarnée par l’EA. Finalement, la présente recherche ouvre des perspectives intéressantes pour la formation à l’accompagnement, notamment l’importance de l’explicitation des attentes et des intentions tant de la part de l’EA que du ST. Notre recherche met par ailleurs en exergue toute la complexité de la relation dans un stage accompagné (Vandercleyen et al., 2019). Elle permet de prendre conscience des enjeux ambigus et souvent inconscients qui sous-tendent les interactions professionnelles dans ce contexte spécifique, et qui peuvent nuire, dans certains cas, à l’apprentissage du stagiaire.