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Introduction

De tout temps, les philosophes ont abordé la question de l’éducation, une tradition qui remonte aussi loin que Platon (environ cinq siècles avant notre ère) qui, avec La république, propose un modèle éducatif pour former le citoyen de la cité idéale qu’il imagine. Cela n’a rien de surprenant quand on prend véritablement la mesure de l’importance capitale de l’éducation pour l’être humain. De nos jours, les philosophes contemporains ne font pas exception et plusieurs nous ont livré des réflexions intéressantes sur l’éducation (au Québec, pensons simplement à Thomas De Koninck (2007, 2010) ou encore à Georges Leroux (2016)). Ce texte, sans prétention, amorce une réflexion sur la pensée du philosophe allemand Axel Honneth – héritier de Jürgen Habermas et de l’École de Francfort – et l’éducation. N’étant pas au premier chef une analyse critique, il vise plutôt à faire ressortir les points saillants de sa pensée. Dans ce qui suit, nous verrons en effet qu’à l’instar de la plupart des philosophes, Honneth pense toujours l’éducation en lien avec le politique et la morale.

Éducation démocratique comme passage à la maturité

Chez Honneth, il semble que la reprise du rôle classique de l’éducation, tel qu’il fut véhiculé chez Fichte et Hegel, est de mise. En fait, comme cela fut le cas chez Fichte avec Conférences sur la destination du savant (1969) et chez Hegel, avec Principes de la philosophie du droit (2013), Honneth accorde un rôle émancipateur à l’éducation. Celle-ci, comme c’est le cas pour un enfant au sein de sa famille, permet le passage de la minorité à la majorité intellectuelle. D’ailleurs, c’est ce qui explique que pour l’auteur, cette éducation doit d’une part être centralisée, afin de permettre l’avènement du bon citoyen rousseauiste et, d’autre part, rendre possible, par une éducation familiale plus particulière, le fait de mener l’individu à la civilité.

Éducation et État : de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités

Chez Honneth, nous trouvons un rappel direct de la Sittlichkeit, de ce qu’il qualifie d’ethnicité démocratique. Malgré le fait que l’accès à des textes ou ouvrages qui portent explicitement sur la vision éducative d’Axel Honneth soit assez limité, il est possible de voir, avec ses petits textes sur sa conférence (2012a, 2012b) et avec les diverses traductions de son seul article sur l’éducation (2015c), qu’il demeure toujours cohérent avec sa vision globale du monde. Ainsi, non seulement l’éducation oriente les gens vers la vertu, mais elle assure la poursuite d’une direction commune et la possibilité d’une évolution reposant sur des fondements provisoires qui, comme Rawls le proposait avec son équilibre réfléchi, pourront être appelés à évoluer au regard de nouvelles informations et de nos nouvelles compréhensions du monde qui nous entoure. Honneth met l’accent sur le caractère éthique – qui appelle donc au développement d’une certaine morale et d’une vertu – des principes démocratiques de l’éducation. Toutefois, ce caractère socio-constructiviste et démocratique de l’éducation ne doit pas mener, selon Honneth, au développement d’un relativisme absolu, mais plutôt jouer un rôle émancipateur qui vise à élever, par l’échange entre les pairs, les individus.

En ce sens, Honneth trace une ligne très nette entre l’éducation publique et l’éducation familiale. À ses yeux, l’éducation publique vise à récupérer les mauvais contextes éducatifs familiaux et neutraliser, dans une certaine mesure, les inégalités. Pensons, par exemple, aux enfants qui proviennent de milieux où la pauvreté, la violence ou la toxicomanie, pour ne nommer que ces quelques problématiques, sont présentes. Il y a une inégalité des conditions d’origine évidente qui vient influencer considérablement les trajectoires de vie d’enfants vivant dans de tels contextes et cette responsabilité, celle de réintroduire une certaine forme d’égalité des chances, doit, à ses yeux, être portée par l’État. Selon Honneth, il revient à celui-ci de s’assurer que les individus disposent de conditions justes et équitables, qui participent à leur émancipation et à leur atteinte d’une liberté effective et réelle, plutôt que simplement formelle. Pour l’auteur (2015c, p. 35),

[…] parmi toutes les valeurs éthiques qui sont parvenues à régner dans les sociétés modernes et qui sont depuis en concurrence pour obtenir l’hégémonie, une seule a été capable de laisser effectivement et durablement sa marque sur l’ordre institutionnel de ces sociétés : la liberté au sens d’autonomie de l’individu.

Pourquoi, alors, l’État devrait-il s’assurer d’une éducation équitable pour chacun, mais qui propose aussi des valeurs et des normes universelles, si le rapport de reconnaissance familiale demeure, pour l’auteur, central ? Il semble y avoir ici un sévère paradoxe qu’Honneth tentera de solutionner dans la quête moderne classique pour la liberté. Comme ses derniers ouvrages (2013b, 2015a, 2015b, 2017) portent non plus sur la reconnaissance en soi, mais plutôt sur la reconnaissance comme processus structurant des configurations de liberté réelle, Honneth attribue à l’éducation la fonction d’optimiser, chez chacun, les potentialités libératrices du social.

Pourtant, en observant la société – permettez-nous ici cette généralisation pour illustrer notre propos, comme nous sommes bien conscients qu’il y a bien « des » sociétés formées d’une quasi-infinité de sous-groupes –, nous pouvons être frappés par l’adéquation faite entre éducation et emploi. La place accordée au rôle émancipateur ou libérateur de l’éducation semble bien mince et nous assistons à la réduction de l’éducation et de l’idée de formation à sa plus simple expression, soit celle de donner accès à un emploi fort rémunéré. Il semble que le caractère émancipateur ou transformationnel soit fortement évacué du discours. Nous pouvons entendre régulièrement des idées telles que : « cet emploi nécessite une formation collégiale », « celle-ci nécessite un niveau d’éducation universitaire », « l’école est importante pour avoir un bon travail », « l’école ouvre des portes » et, même, « l’école permet de changer la trajectoire d’une personne ». Cette adéquation entre le marché et l’éducation est présente plus que jamais, soit de manière implicite, en filigrane ou, de plus en plus, de façon explicite, comme si cela allait de soi et était simplement « naturel » (Arteau McNeil, 2018 ; Côté et Allahar, 2010 ; Freitag, 2008 et 2011). Nous avons d’ailleurs nous-mêmes pris soin d’approfondir ces questions dans notre texte intitulé Struggle of recognition throughout higher education : the pathology of the private corporations’ request for higher benefits (Trudel & Martineau, 2020).

Or, même en considérant cette possibilité de « changer la trajectoire » ou « changer le parcours de vie », il est encore là souvent question de nous référer aux conditions socio-économiques ou au niveau socio-économique d’un individu. Rarement nous entendons aujourd’hui un appel explicite à l’éducation, non pas comme possibilité d’améliorer les conditions de vie, la mobilité et les opportunités qui s’offrent aux individus, mais comme mesure anticipatrice et préventive des différents problèmes sociaux qui nous accablent. L’idée de morale, puisque l’idéalisme, pris au sens de l’idéalisme absolu qui stipule un possible dépassement de tout réalisme et qui fut d’ailleurs critiqué tout au long de l’oeuvre d’Hannah Arendt, a pris un coup assez sévère à la suite des atrocités commises lors de la Seconde Guerre mondiale, générées au nom d’un idéal qui est aujourd’hui plus que jamais discutable, semble ne plus pouvoir trouver sa place dans les différents discours concernant l’éducation. Une généralisation de cet idéalisme en ne retenant que ses dérives semble désormais s’appliquer à toute forme d’idéal auquel nous pourrions aspirer, qui ne serait pas totalement inclusif ou absolument démocratique.

Pourtant, il semble toujours y avoir un inconfort quant à cette absence d’idéal et face à ce qu’il est possible de qualifier de manque de repères, alors que ce rejet global de l’idéalisme s’apparente au fait d’avoir « jeté le bébé avec l’eau du bain. » Nous semblons avoir effectué une généralisation abusive en repoussant toute forme d’idéal, mais n’oublions pas que ce que partageaient des auteurs tels que Fichte et Hegel repose sur une forme d’idéal qui est provisoire et qui offre la possibilité d’être révisé, sans toutefois rejeter complètement l’idée de morale, de vertu, d’essence ou de transcendance. Et c’est à cela que nous appelle Honneth en reprenant le concept hégélien d’éthicité démocratique !

Passage de la reconnaissance à la liberté au sein du monde de l’éducation

Cette quête de liberté réelle explique d’ailleurs pourquoi, après avoir présenté l’univers de l’éducation, sous sa forme citoyenne qui s’inscrit davantage dans le modèle de dialectique du maître et de l’esclave, Honneth propose maintenant une éducation qui pousse vers l’optimisation individuelle. Assurément, l’individu n’est jamais désincarné, mais rien n’empêche qu’il puisse parvenir, une fois doté d’une éducation de qualité, à s’émanciper des liens du social. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique l’importance, pour Honneth, de procéder à une réconciliation entre philosophie de l’éducation et philosophie politique.

La démocratie, si elle veut assurer sa pérennité, doit elle-même générer les conditions de sa propre reconduction. D’ailleurs, cette nécessité, pour la démocratie, de reproduire les conditions morales, culturelles et politiques pouvant assurer son intégrité et sa pérennité, semble échapper autant au monde politique qu’à celui de l’éducation. Cela étant dit, il importe donc de s’assurer que l’État garantit une éducation de qualité, qui vient qualifier l’individu de citoyen apte à la participation démocratique. C’est probablement cela qui n’était pas suffisamment étayé en ce qui a trait à l’éthicité démocratique présentée par Honneth, dans Le droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique (2015b), alors qu’une approche par induction des moeurs ou des valeurs communément partagées ne permettait en rien d’éviter la tyrannie de la majorité. Au contraire, ce risque semblait celui le plus probable du lot. Schmidt am Bush (2019, p. 15), dans son analyse critique de la perspective honnethienne des institutions, abondait d’ailleurs en ce sens :

D’après Honneth, la démarche de reconstruction normative ne sert pourtant pas seulement la finalité qu’il nomme « analytique ». Elle ouvre aussi bien une perspective critique sur les rapports sociaux existants. Au cours d’une reconstruction normative, on peut mettre en relief le fait que des pratiques et des institutions sociales données, qui les fondent, réussiraient mieux si on en modifiait la structure en suivant cette perspective critique. Dans ce cas, on devrait dénoncer l’insuffisance des pratiques et des institutions concernées, en dégageant des rapports donnés des « potentialités pratiques […] dans le cadre desquelles les valeurs concernées pourraient se réaliser de meilleure façon, c’est-à-dire de façon plus complète et plus fidèle.

Honneth, 2015b, p. 26

Et cela s’applique tout à fait au monde de l’éducation, alors qu’un peu à l’image utopiste d’Habermas ou, plutôt d’Otto-Apel (1994) critiquant Habermas, la discussion collective se doit d’être informée afin de bien progresser, d’être légitime et d’éviter de sombrer dans une certaine forme de circularité. Cette prémisse est donc reprise par Honneth (2015c) au sein de sa conférence dont son article sur l’éducation a été tiré, alors que le citoyen doit impérativement être formé. C’est de cette façon, très classique et caractéristique de l’appel à la liberté des modernes, qu’Honneth entend réconcilier politique et éducation. Il accorde entre autres une importance significative au passé prédémocratique des communautés pour justifier leur capacité à entretenir leur caractère démocratique. Le rôle des enfants et de la possibilité qu’ils ont de perpétuer ce caractère démocratique est impératif. Cependant, ce développement des enfants ne s’effectue non pas au sein de la culture éducative institutionnalisée, mais plutôt par la socialité :

L’éducation assurée par l’État, c’est-à-dire les écoles primaires et maternelles, est inefficace pour former des habitudes et attitudes démocratiques. Car les attitudes morales facilitant la prise de décisions politiques collectives – la tolérance, l’empathie, le souci du bien commun – s’acquièrent, non grâce à l’enseignement scolaire, aussi bien conçu qu’il soit, mais dans des processus de socialisation éthique, au sein de communautés prépolitiques. [...] Tous les efforts de l’État pour assurer une éducation démocratique générale sont jugés vains, puisqu’ils sont censés être incapables de générer les vertus éthiques [tolérance, empathie, souci du bien commun] dont l’existence est vitale au fonctionnement durable de n’importe quelle démocratie. […] Ces questions [de pédagogie] ne peuvent que paraître vaines si on pense que les dispositions démocratiques s’acquièrent non pas au moyen de processus éducatifs assurés par l’État, mais dans les environnements prépolitiques fournis par des communautés traditionnelles.

Honneth, 2015c, p. 18-19

Ce qui devient dès lors très explicite pour l’auteur, c’est que la transmission des valeurs fondationnelles ne s’effectue pas par la transmission institutionnelle des savoirs ou par le développement des compétences scolaires. Toutefois, cela n’empêche en rien le fait que le milieu éducatif soit un terreau fertile pour le développement des moeurs démocratiques, alors que ce lieu constitue tout de même le lieu de socialisation le plus naturel pour les enfants. Par contre, cette critique honnethienne des limites du milieu de l’éducation appelle les enseignants et dirigeants d’établissements à demeurer plus sensibles à ce qui est véhiculé par les enseignants et entre les étudiants.

Cette façon de concevoir les interactions entre les élèves est tout à fait cohérente avec la conception globale qu’entretient Honneth de son concept d’éthicité démocratique. Les moeurs se véhiculent par les sillons du vivre-ensemble et par l’engagement collectif. Cependant, toujours en phase avec cette importance qu’il accorde aussi à la nécessité de créer un certain avancement social par les échanges collectifs, comme purent le souligner certains auteurs modernes qui propageaient l’idée d’une éducation qui se veut un facteur incontournable de libération (Meirieu et Guiraud, 1997 ; Meirieu et Frackowiak, 2008 ; Perrenoud, 2003), l’éducation par la socialité et par les pairs se doit d’être informée. Ainsi, les enseignants portent en eux cette responsabilité envers ce qui sera partagé entre les étudiants.

Pour le philosophe allemand, l’éducation, premier vecteur de la démocratie, souffre des mêmes revers que cette dernière, alors que toutes deux se sont inscrites dans un courant conservateur appelant au respect des règles et habitus, qui vient en quelque sorte paradoxalement annihiler leur fonction première qui est celle de l’émancipation et de l’auto-génération. Selon l’auteur, autant l’éducation que la démocratie peinent à se réinventer. La neutralité de l’État étant devenue si forte, les processus de dépassement et de créativité se retrouvent limités dans leurs possibilités d’action. Ici, toutefois, comme certains auteurs ont pu critiquer un théoricien comme Rawls (1987) pour le fait de ne pas être suffisamment familier avec l’économie de marché, à laquelle il a souhaité se frotter pour la majeure partie de son oeuvre, il nous apparaît que l’on peut reprocher à Honneth une certaine déconnexion devant un monde de l’éducation qui, il faut bien le dire, offre de grandes possibilités.

Certes, l’éducation n’aura jamais atteint le niveau de celle présentée par Illich dans Une société sans école (1970), mais il y a une grande distinction à établir entre les modèles éducatifs des États-providence de type libéral (Canada, États-Unis et Australie) et les États-providence plus conservateurs (Allemagne et France, entre autres). En ce qui a trait à l’Europe, la stratification des catégories estudiantines est troublante, alors que la mobilité des élèves est grandement limitée, voire improbable. De plus, l’importance d’une connaissance exhaustive des construits socio-historiques ayant participé au développement de ces Nations est significative. Cela n’est que très peu le cas ici, en Amérique, alors que la plupart des élèves, en plus, souvent, d’ignorer grandement où ils vont, n’ont qu’une idée assez vague d’où ils viennent. Le néolibéralisme[1], dans sa constante déconstruction ou relativisation du sujet et du concept de « vérité », ainsi que par son refus d’une quelconque forme de transcendance, ne tend aucunement à renforcer la compréhension historique du devenir des nations des Amériques. Au contraire, il tend à renforcer une certaine forme de relativisme plutôt que de véritablement générer une ethnicité démocratique reposant sur un équilibre réfléchi qui propose l’articulation des différentes perspectives d’une même histoire. Il est donc plus facile, si l’on prend moins en compte l’univers où l’on s’inscrit et si les pesanteurs historiques sont moins grandes, ou moins ressenties, d’en arriver à une certaine forme de consensus, mais qui repose, au bout du compte, sur une multitude de généralités.

En ce sens, Honneth formule une critique de ce milieu de l’éducation relativement figé, qui reproduit les mêmes limites qui étaient perceptibles au sein d’une telle chosification de la liberté, alors qu’il a lui-même pu bénéficier d’un développement stable et sécurisant, reposant sur une éducation classique et une vision qui semble parfois être le propre des différents parcours d’héritiers (au sens où l’entendaient déjà Bourdieu et Passeron en 1964). C’est peut-être pourquoi Honneth aspire à une certaine transmission des valeurs fondationnelles par le milieu scolaire qui conserve une relative responsabilité de « libérer » les élèves en les rendant le plus aptes possible à participer aux enjeux démocratiques. Honneth (2015c, p. 23) croit d’ailleurs que le milieu éducatif demeure, à cet égard, un lieu de remise à niveau pour tous, alors qu’une certaine forme d’égalité s’y inscrit et permet aux moins favorisés d’aspirer à des conditions équitables de réalisation de soi :

Nous avons vu qu’il ne faut pas sacrifier l’hypothèse que l’éducation peut nourrir la capacité à participer à des délibérations publiques, même en dehors des contextes spécifiques de la petite enfance et dans des communautés éthiques traditionnelles, et qu’il ne faut pas non plus contester à l’État constitutionnel la capacité d’insuffler des fins démocratiques aux institutions d’éducation qu’il met en place. […] Sous un angle positif, on peut dire que, parmi les missions d’un État constitutionnel démocratique, une des plus importantes est d’offrir en matière d’éducation des chances permettant également à chaque futur citoyen de participer à la légitimation publique de ses choix « sans peur ni honte ».

Donc, en s’inspirant des Kant, Dewey et Rousseau, Honneth illustre comment, certes, la démocratie peut se réaliser par la participation citoyenne, mais comment, de manière paradoxalement circulaire, l’éducation doit participer à cette transformation du citoyen pour en faire un bon citoyen, apte à s’engager au sein de cette démocratie qui permet ensuite de redéfinir le système éducatif. Il y a donc une certaine forme de circularité qui s’installe, dont il devient difficile de s’extraire. D’ailleurs, Habermas, avec sa théorie communicationnelle (1999), se butait à ce même paradoxe, alors qu’Otto-Apel (1994) lui avait souligné la nécessité de mobiliser des acteurs informés et intéressés, au sein de la discussion collective, sans quoi celle-ci risquait de devenir circulaire et de plutôt informer les citoyens démunis sur les informations de base nécessaires à la discussion, sans réellement faire avancer cette discussion d’une manière quelconque.

Ce genre de limitation est explicite lorsque les gouvernants municipaux, provinciaux ou fédéraux proposent des consultations, pendant lesquelles ils doivent accorder entre 80 % et 90 % du temps à informer « sommairement » les citoyens sur les enjeux traités, avant que ceux-ci ne puissent se prononcer, trop souvent de manière désarticulée, sur ces enjeux trop complexes et chargés en information. C’est pourquoi, d’ailleurs, Honneth (2015c, p. 25-28) rappelle l’importance de former les citoyens à la culture démocratique, en bas âge, afin de mobiliser rapidement leurs capacités réflexives et métacognitives, sans quoi il leur devient par la suite difficile pour eux de se responsabiliser face à leur rôle, leur engagement et la prise en charge de leur propre culture ou connaissance :

Parmi les trois fonctions qu’une approche contemporaine attribuerait à l’éducation dans les écoles primaires et les établissements d’enseignement secondaires – fournir des qualifications permettant l’exercice d’un métier, compenser les déficits éducatifs dus aux origines familiales ou sociales, et préparer de façon générale au rôle de citoyen – Durkheim et Dewey s’intéressent exclusivement à la dernière. […] Leur point de départ est le même : pour être préparé au rôle de citoyen, l’acquisition d’un certain type de connaissances est moins importante que l’acquisition de certaines habitudes pratiques […] des types de conduite qui permettent d’agir avec confiance en soi au sein d’une communauté fondée sur la coopération. […] L’idée largement diffusée aujourd’hui selon laquelle le but fondamental de l’école est le développement de l’autonomie individuelle n’est donc partagée ni par Durkheim ni par Dewey. Leurs modèles de l’éducation découlent de l’idée que les élèves doivent acquérir un véritable sens de ce que signifie traiter les autres élèves comme des partenaires égaux dans un processus partagé d’apprentissage et d’enquête. Une école publique qui doit cultiver dans chaque génération les dispositions pratiques essentielles à la possibilité de la prise de décisions démocratique doit avoir pour objectif d’habituer ceux qu’elle s’efforce d’éduquer à une culture de l’association […] en proposant une pratique collective qui encourage l’initiative morale et la capacité à adopter le point de vue des autres […].

Ainsi, Honneth identifie d’entrée de jeu deux défis pour l’éducation contemporaine, qui sont, d’une part, de connaître l’étendue et les conséquences des nouveaux médiums, puis, d’autre part, le fait de bien s’ajuster au morcellement ou au caractère hétérogène qui s’inscrit même au sein des cultures occidentales. Cette dernière critique rappelle d’ailleurs ce qu’on peut qualifier de conservatisme honnethien, alors qu’il éprouve un certain inconfort devant cette diversification croissante des pluralismes et cette prolifération des sujets exclusifs :

Cependant, le pouvoir qu’à [sic] l’éducation démocratique de faciliter des relations de reconnaissance ne répond pas toujours à la […] question : quelles conséquences le développement du multiculturalisme doit-il avoir sur les contenus enseignés ? […] Pour que ces futurs élèves se transforment en participants responsables à la vie d’une sphère publique profondément hétérogène et métissée, ils devront aborder l’histoire, la littérature, la géographie et la plupart des autres disciplines dans une perspective décentrée, celle que nous nous efforçons nous-mêmes d’enseigner dans un certain nombre de disciplines universitaires.

Honneth, 2015c, p. 31-35

Encore là, même s’il prêche pour la grande démocratie, Honneth peinerait assurément à accepter une démocratie libérale absolument ouverte sur l’éclatement des possibilités. Pis encore, il semble qu’il refuserait l’organisation d’un monde en perte de valeurs, au sein duquel les individus s’engagent vers une forme de matérialisme ou de déni à l’excès. Le problème est qu’une démocratie absolument ouverte porte toujours en elle le germe potentiel de son autoréification. En ce sens, comme ont pu le reprocher certains humanistes libéraux comme Mill et Tocqueville, à l’endroit de la proposition faite par Rousseau d’une démocratie plus directe, que fait-on lorsque la majorité souhaite des projets ou des lois qui peuvent mener à sa perte ? Que faire lorsque la gestion de l’État, devenue la responsabilité de tous, par les différents défauts de l’action collective, devient la responsabilité de personne ? Le fait d’accepter l’ouverture démocratique implique, de manière implicite, l’acceptation que la démocratie puisse alors se renverser elle-même. Les citoyens absolument libres, d’une part, ont toujours la possibilité de souscrire, par leur propre liberté, à des processus au potentiel antidémocratique. Un tel écueil pourrait alors ouvrir la porte à une certaine forme de proposition autoritaire provenant d’un potentiel dirigeant se disant prêt à prendre en charge cette responsabilité. La montée récente des mouvements de droite n’est pas sans rappeler cette critique.

Cependant, le souhait d’Honneth n’est pas tant l’avènement d’une démocratie aussi ouverte, mais plutôt l’apparition d’un discours ou d’un vivre-ensemble constitué de citoyens bien cultivés et bien informés. En fait, il est plutôt question d’idéalisme que de démocratie, car la démocratie a aussi le droit à la laideur et à l’ignorance. Chez Honneth, il est plutôt question d’éthicité démocratique, soit un développement d’une morale provisoire, construite collectivement, mais qui repose sur une éducation émancipatrice qui permet aux citoyens d’être libres, non pas que de façon formelle, mais bien de disposer d’une réelle liberté. Il est alors question d’une réelle liberté de choisir et d’agir au regard d’une conscience élargie, enrichie par une éducation reposant sur des fondements et des piliers qui découlent d’une compréhension profonde des phénomènes et d’une connaissance vive de l’histoire et des événements qui ont marqué celle-ci.

En ce sens, les individus doivent impérativement posséder tous les outils afin de fonctionner en société et d’être démocratiquement libres, non pas au sens libéral, mais plutôt au sens platonicien du terme. Rappelons ici que, dans l’histoire de la philosophie, deux conceptions de la liberté se sont particulièrement affrontées, alors qu’une conception plus libérale, selon laquelle les individus doivent exercer leur libre arbitre et réaliser des actions sans contrainte, a été opposée à une conception selon laquelle le développement de soi représente la principale clé pour accéder à une liberté qui soit réelle et non simplement formelle. Cette conception, retrouvée, entre autres, chez Platon, mais aussi chez les stoïciens et chez certains auteurs allemands que nous avons cités dans le texte, sous-entend que l’individu accède à la liberté en s’arrachant à ses limites et ses barrières, par l’éducation et le plein développement de ses potentialités. Relativement à notre analyse de l’éducation dans sa forme actuelle, il devenait donc impératif de clarifier cette distinction. Il n’est pas question de proposer, comme avenue, une éducation unique qui viendrait rejeter tout discours divergeant, mais simplement de conserver à l’esprit l’importance d’une connaissance large et d’une compréhension profonde des phénomènes qui pourrait légitimer davantage les différents engagements citoyens ainsi que leurs différentes prises de position.

Conclusion

Ce modeste article avait pour objectif principal de familiariser le public en sciences de l’éducation avec la pensée éducative d’un des philosophes les plus importants des dernières décennies. Axel Honneth, en nous proposant le retour à une éducation classique, non pas au sens béhavioral, magistral ou hiérarchique du terme, fondé sur un rapport de transmission maître-élève, mais plutôt au sens essentialiste, visant la quête de fondements et de piliers moraux pouvant orienter les moeurs et coutumes, ouvre la porte à une importante réflexion sur le sens que nous donnons désormais à l’éducation.

D’ailleurs, Honneth, comme plusieurs avant lui, nous invite à considérer l’éducation comme moyen d’émancipation, comme moyen d’accès à la vertu, mais non pas une vertu reposant sur un idéal transcendantal, mais plutôt comme un idéal dialectique et évolutif, comme cela a été amené par Aristote et repris par la morale provisoire chez Hume. C’est cet idéal dialectique ou dialogique, et transformationnel, qui a été rappelé par Fichte et Hegel, puis transporté par les auteurs de la Théorie critique, dont Habermas qui a fait de l’agir communicationnel le coeur de son éthique de la discussion.

Finalement, il nous semble donc que cette conception émancipatrice de l’éducation, non pas au sens socio-économique du terme, avec pour visée le service du grand capital, mais bien au sens moral du terme, nécessite d’être remise à l’avant-plan. Cela permettrait de redéfinir les programmes scolaires, les politiques publiques entourant l’éducation pour ainsi remettre les fondements de l’éducation en vitrine. Pourquoi ne pourrions-nous pas assister à l’avènement d’une société où ce calcul utilitariste entre le niveau de scolarité et le type d’emploi obtenu ou de travail effectué n’irait plus de soi ? Ne serait-il pas envisageable d’opérer, au contraire, une forte déconnexion entre les emplois visés et les niveaux de scolarités limites qui sont visés ? Quel serait le problème d’avoir, au sein de nos sociétés démocratiques, des boulangers détenant un baccalauréat en communication, des mécaniciens ayant un parcours académique en génie, des employés du commerce de détail possédant une formation en sciences naturelles, en anthropologie ou en tout autre champ ?

Cette inspiration honnethienne devrait, il nous semble, nous orienter afin de remettre de l’avant le caractère moral et éthique qui était présent déjà chez les Grecs et qui, au fil du temps, s’est considérablement effrité. Ce n’est pas sans raison que les cours de philosophie ou d’humanités font toujours partie des différents cursus académiques. Toutefois, étant donné que cette très forte adéquation entre éducation et marché du travail persiste, bon nombre de citoyens ne voient pas l’intérêt de poursuivre leurs parcours académiques au-delà du niveau nécessaire pour l’emploi auquel ils aspirent. Le pouvoir politique, nous croyons, aurait avantage à se faire le porte-voix d’une nouvelle conception de l’éducation et positionner celle-ci au coeur des différentes politiques publiques, permettant le transfert d’une approche curative vers une approche préventive.

Non seulement une société mieux formée est une société plus démocratique, mais elle semble aussi, nous le croyons, en mesure d’éviter de nombreux écueils et réduire l’ampleur des problèmes sociaux auxquels elle est confrontée. Sans ouvrir ici une boîte de pandore ou faire un article dans un article, les pays nordiques semblent à cet égard pouvoir être pris en exemple pour illustrer la force et le potentiel de la promotion d’une éthicité démocratique par l’État. La lecture que nous faisons de la perspective honnethienne de l’éducation propose une intéressante piste de réflexion et ouvre même la possibilité à un intéressant programme de recherche visant à clarifier cette perception qu’ont les citoyens du rapport qu’ils entretiennent entre travail et éducation.