Présentation. Situations du poème en prose au Québec[Notice]

  • Luc Bonenfant et
  • François Dumont

Comme en fait foi la polémique qui entoura les Aventures de Télémaque au xviiie siècle, l’expression « poème en prose » apparaît assez tôt dans l’histoire littéraire française. D’abord confondue avec la notion de « prose poétique », l’appellation change de sens pour prendre son acception moderne avec Baudelaire, dont la lettre à Arsène Houssaye marque une date dans l’histoire de la poésie tout court. Le nom de « poème en prose », porteur d’une contradiction essentielle, signale bien sûr le procès du rapport entre le vers et la poésie, mais soulève aussi plus largement la question de l’hybridité. « Impuissance, monstre, bâtard, hybride : la carte d’identité du poème en prose se lit comme un catalogue de troubles de la génération », observe Barbara Johnson. La mémoire du genre se trouve d’ailleurs mise à l’épreuve par plusieurs écrivains : Baudelaire prend ses distances face à son prédécesseur immédiat Aloysius Bertrand, Max Jacob rejette le modèle rimbaldien, Ponge refuse le statut de poète en prose. De façon paradoxale, le genre acquiert ainsi ses lettres de noblesse à travers les ruptures qui jalonnent son histoire. On ne s’étonne pas, dès lors, que le poème en prose continue de résister aux définitions strictes. Dans sa monumentale étude de 1959 qui constitue le premier bilan approfondi sur la question, Suzanne Bernard écrit : « On ne peut évidemment définir le poème en prose de l’extérieur et d’une manière formelle, pas plus d’ailleurs que le roman : il n’obéit pas à des règles a priori comme les genres fixes de la ballade ou du sonnet par exemple, mais à certaines lois qui se sont peu à peu dégagées de nombreuses tentatives ». Les « lois » — par exemple, selon Bernard, la densité et la volonté d’organisation — découlant des tentatives, le genre est voué à une perpétuelle redéfinition, à la lumière de l’histoire. Si le développement historique du poème en prose en France a beaucoup été étudié, tel n’est pas le cas pour le Québec. Le seul travail d’envergure sur le sujet reste la thèse que Marc Pelletier a soutenue en 1987 . Comme l’a montré Pelletier, l’émergence du poème en prose au Québec se situe au tournant des années 1890, exclusivement par la publication dans des magazines littéraires comme L’Écho des jeunes, Le Glaneur ou Le Monde illustré. Si le genre reste toujours présent depuis lors, il ne donne pas lieu à des débats retentissants, et plusieurs poètes de premier plan, comme Émile Nelligan ou Gaston Miron, l’ont même totalement ignoré. Il nous semble cependant que la présence discrète mais constante du poème en prose depuis la fin du xixe siècle permet de relire autrement l’histoire de la poésie québécoise. Le présent numéro dessine un itinéraire historique qui ne constitue évidemment pas à lui seul une histoire complète du poème en prose québécois, mais où figurent plusieurs « situations » significatives de la poésie québécoise depuis la fin du xixe siècle, de l’École littéraire de Montréal à aujourd’hui. Parmi les écrivains ayant gravité autour de l’École littéraire de Montréal, Édouard-Zotique Massicotte est l’un des praticiens du poème en prose les plus intéressants. En même temps que quelques autres (dont un certain « Silvio », pseudonyme qui selon Yvette Francoli cacherait nul autre que Louis Dantin), Massicotte met à l’essai une forme nouvelle qu’il adapte à la conjoncture particulière du tournant du siècle. Sans grande originalité, « absorbant jusqu’à saturation les courants qu’elle rencontre », comme l’écrit Jean-Pierre Bertrand, cette poésie témoigne avant tout du rôle de « passeur » assumé activement par Massicotte au sein du …

Parties annexes