La nuit est longtemps restée une dimension oubliée, une « terra incognita » peu investie par la recherche, comme livrée aux fantasmes et représentations. Entre insécurité et liberté, elle intrigue encore. Colonisée par la lumière et les activités économiques, elle est récemment devenue un champ de tension central entre les individus, les groupes et les quartiers de nos villes qui ne vivent plus aux mêmes rythmes. Depuis une vingtaine d’années, la nuit s’est imposée dans l’actualité du jour : illuminations festives, nuits blanches, mais aussi pollution lumineuse, violences urbaines ou nuisances sonores. On assiste progressivement à une banalisation de la nuit et de l’offre nocturne où la dimension consommation est devenue centrale dans un contexte de marketing territorial et de compétition entre villes. Les pouvoirs publics qui ont toujours cherché à la contrôler s’intéressent désormais à ce territoire éphémère et cyclique. En Europe, les initiatives se multiplient dans trois directions principales : l’amélioration de la qualité de vie des habitants à travers de nouveaux services et l’extension d’activités diurnes, l’animation nocturne dans une logique de marketing territorial et d’attractivité et la tranquillité publique ou sécurité. Mieux des « conseils » et des « maires de la nuit » se sont mis en place à Genève, Londres, Paris, New-York mais aussi dans de petites communes comme Quimper ou La Rochelle où des politiques publiques spécifiques s’élaborent. La crise sanitaire avec le confinement et le retour du couvre-feu dans certains pays a mis en évidence l’importance de la nuit comme moment de silence mais aussi de convivialité. La crise énergétique et le changement climatique obligent à raisonner en termes de sobriété lumineuse, voire à imaginer un décalage de l’activité estivale vers la soirée et la nuit quand les conditions sont plus soutenables. La nuit intéresse désormais les politiques, les professionnels des collectivités, le grand public mais aussi la recherche en sciences humaines et sociales. Au delà de ces premières ethnographies nocturnes, ces contributions nous permettent de découvrir et d’explorer différentes manières de passer la nuit pour l’usager comme pour le chercheur. Elles permettent de pernocter, sans pour autant lever complètement le voile sur les mystères de cet espace-temps fascinant et sur les pratiques de ses habitants. Explorer les nuits urbaines, c’est aussi apprendre à gérer des contradictions et des paradoxes d’une société hypermoderne et de ses acteurs : éclairer la nuit sans pour autant la tuer.
Parties annexes
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