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Introduction

Au cours des trente dernières années, les travaux sur le désistement du crime ou la désistance ont figuré parmi les objets de recherche les plus investigués en criminologie et attisé l’intérêt croissant des entités préposées à la prise en charge des populations judiciarisées (McCuish, 2020). Or, les connaissances produites en la matière sont relativement monolithiques. Elles privilégient une perspective stato-centriste, orientée vers le développement de pratiques institutionnelles, et occidentalo-centriste, limitée aux pays du Nord global et plus spécifiquement anglo-saxons (De Larminat, Stoll, Gaïa et Jendly, 2022 ; Sered et Norton-Hawk, 2021). Les approches dominantes sont de type individualiste et psychologisant, centrées sur l’identification de (pré)dispositions individuelles et cognitives au changement. Enfin, la majorité des recherches portent sur des populations masculines (Rodermond, Kruttschnitt, Slotboom et Bijleveld, 2016 ; Uggen et Kruttschnitt, 1998) et sont menées par et/ou à partir de points de vue masculins (Cook, 2016 ; Daly et Chesney-Lind, 1988 ; Harding, 2020 ; Smart, 2013).

Lorsqu’ils sont explorés, les parcours de femmes judiciarisées sont le plus souvent appréhendés en comparaison de ceux de leurs homologues masculins, à l’aune de besoins dits spéciaux qui les particularisent (Gålnander, 2020 ; Grace, 2022 ; Michalsen, 2019 ; Rutter et Barr, 2021 ; Sered et Norton-Hawk, 2021 ; Sharpe, 2015 ; Stone, 2016). Il est observé que leurs parcours sont plus fortement empreints d’antécédents de traumatismes, de victimisations, de problèmes de toxico-dépendance et de souffrances psychiques. Les faits pour lesquels elles sont condamnées relèvent généralement de la délinquance acquisitive, liée à une situation de précarité, au financement de produits stupéfiants ou à la présence de partenaires délinquants. En comparaison des hommes, les femmes supportent de plus lourds stigmates de leur judiciarisation, limitant les soutiens sur le plan formel et informel, et amplifiant leurs sentiments de culpabilité et de honte (De Boeck, Pleysier et Put, 2018 ; Estrada, Nilsson et Stockholms, 2012 ; Leverentz, 2014). La commission d’infractions, autant que leur cessation, apparaissent majoritairement associées à des considérations individualisantes et responsabilisantes qui ne tiennent pas ou peu compte des rapports de genre (Rodermond et al., 2016).

Par ailleurs, les témoignages des femmes judiciarisées restent peu entendus en raison de structures et discours à dominance néolibérale et patriarcale (Phipps, 2014). De fait, ils se situent au centre d’injustices épistémiques dont Fricker (2007) distingue deux formes. D’une part, les injustices testimoniales, en ce que les expériences des femmes judiciarisées sont moins susceptibles de féconder la recherche scientifique car elles sont plus souvent associées à des groupes « hors normes dominantes » et des stéréotypes. D’autre part, les injustices herméneutiques, en ce qu’il est particulièrement difficile pour une femme, plus encore judiciarisée, de contribuer à la connaissance, notamment par manque de ressources suffisantes pour rendre visible et intelligible son vécu, mais surtout par manque d’attention et de responsabilité collectives à l’accueillir et le rendre légitime (Cressens, 2020). La recherche, y compris en criminologie, participe ainsi à perpétuer les rapports de domination présents dans les contextes sociaux (Gelsthorpe, 2020 ; Harding, 2020).

En définitive, les femmes judiciarisées se voient triplement marginalisées et invisibilisées, en raison de leur contact avec le système pénal, de leur genre et du traitement scientifique et institutionnel qui leur est réservé (Belknap, 2020 ; Lloyd, 1995 ; Ricordeau, 2019). Rares sont les initiatives qui examinent en profondeur les impacts des configurations politiques, sociales, économiques et culturelles sur leurs parcours (Walklate, Fitz-Gibbon, Maher et McCulloch, 2020).  Dès lors, cette recherche explore les composantes structurelles liées aux rapports de genre mis en lumière par les récits de huit femmes judiciarisées en Suisse romande. Elle vise à déconstruire les injonctions stéréotypées basées sur le genre pour étudier les sorties de délinquance, en ne se limitant pas à restituer les points de vue des femmes rencontrées, mais en valorisant leur parole et leurs expériences en sources de savoir, caractéristiques de savoirs expérientiels (DeVault, 1999 ; Fricker, 2007 ; Rutter et Barr, 2021 ; Smith, 1987).

Déclinée au féminin, cette contribution présente d’abord brièvement les contours de nos rencontres, avant de dresser un panorama des travaux sur les processus de désistement du crime ou de désistance, lesquels sont ordinairement plus attachés à relever les effets de contexte et les attributs individuels et cognitifs des personnes concernées, dans une perspective statocentriste et androcentrée. Pour espérer aller au-delà et saisir également le poids de certaines configurations institutionnelles et sociétales, cette contribution privilégie le terme de sorties de délinquance. Elle rend compte des éléments qui, aux yeux des femmes rencontrées, concourent à les tenir éloignées de tout nouveau problème avec le système pénal, à savoir reconsidérer leurs rôles assignés de « bonne fille, mère et/ou amante », renouer avec une activité professionnelle satisfaisante, s’affranchir des stigmates et des représentations d’autrui et s’autoriser à prendre soin d’elles-mêmes. À l’appui de sa discussion, les apports de cette contribution invitent les recherches criminologiques à investir davantage les sorties de délinquance à l’intersection de rapports d’oppression liés au genre, à la classe et à l’origine.

Accueillir les expériences de femmes judiciarisées

Nous sommes parties à la rencontre de huit femmes qui ont répondu spontanément à notre invitation lancée par affichettes déposées dans des structures d’accueil médico-psycho-sociales, en Suisse romande (Rouiller, 2021). Âgées de 26 à 62 ans, toutes ont déclaré avoir des enfants, et six d’entre elles de les avoir élevés ou de les élever encore seules. Une seule femme vit en couple. Leurs parcours professionnels relatent des cumuls d’activités dans les secteurs industriel, de la vente, de la restauration, du nettoyage ou de la garde d’enfants. Trois d’entre elles ont connu la prison et, de manière générale, leurs transgressions pénales occupent peu leur récit. Leurs témoignages ont été recueillis par deux chercheuses, entre janvier et juillet 2021, qui ont ensuite procédé à leur retranscription intégrale pour en faciliter une analyse thématique en double aveugle et les confronter avec nos notes de terrain (Blais et Martineau, 2006). 

À la demande des participantes, nos rencontres, d’une durée de deux à trois heures, se sont tenues à leurs domiciles respectifs. Au moment de la signature du formulaire d’information et de consentement, toutes ont expliqué leur motivation à participer à cette recherche par l’opportunité de prendre la parole ; une parole qu’elles disent avoir rarement pu exprimer et qui a encore moins souvent été entendue. Les thématiques comme les relations avec les proches et la communauté, l’insertion socioprofessionnelle ou encore le contact avec le système pénal se sont dévoilées à l’aune de réflexions et de sentiments livrés de manière authentique. Dans la foulée, les femmes qui témoignent nous ont invitées, frontalement durant les entretiens et collatéralement tout au long du processus de recherche, nous aussi, à identifier, partager et remettre en question nos propres points de vue et expériences sur ce que signifie être femme, mère et chercheuse, notamment. Les entretiens semi-structurés initialement prévus se sont ainsi transformés en échanges libres, approfondis et émotionnellement riches entre femmes à l’écoute les unes des autres.

Contextualiser les sorties de délinquance

Dans sa définition la plus stricte et statique, sortir de la délinquance consiste à s’abstenir sur le long terme de commettre des infractions pénales (Bersani et Doherty, 2018 ; Weaver, 2019). Dans sa version plus dynamique, cette notion renvoie au « réagencement d’un mode de vie à l’issue duquel ces comportements perdent de leur importance tant objectivement que subjectivement » (De Larminat, 2019, p. 24). Elle se lit en regard de contextes donnés, reflets de mécanismes structurels et systémiques qui encapsulent toute trajectoire de vie (Dufour, Brassard et Martel, 2016 ; Gaïa, De Larminat et Benazeth, 2019). Par exemple, l’accès au marché du travail ou encore les ressources allouées aux structures de soutien à l’insertion sociale et professionnelle sont intrinsèquement liés aux conditions socioéconomiques existantes en un temps et en lieu donnés, lesquelles influent sur les vulnérabilités et les formes d’exclusion sociale des personnes judiciarisées (Farrall, Bottoms et Shapland, 2010 ; Melossi, 2000). Par analogie, les processus de sortie de délinquance sont également marqués par les rapports sociaux de classe, d’origine, d’âge et, en l’espèce, de genre (Sered et Norton-Hawk, 2021 ; De Larminat et al., 2022). Les travaux ici présentés abordent cette dimension en ce qu’ils étudient comment les rapports de genre structurent les parcours de sorties de délinquance, en particulier façonnent les moteurs de changement que sont la présence de nouvelles opportunités, l’établissement de relations soutenantes et le développement d’une image de soi satisfaisante et estimée. 

Des opportunités genrées

Certains événements de vie, connus sous le terme turning points ou bifurcations, occupent une place centrale dans les trajectoires de sortie de délinquance (Sampson et Laub, 1993). Ils sont susceptibles d’opérer des ruptures avec le passé, de générer des perspectives nouvelles ou encore de modifier les perceptions de soi. À terme, ils peuvent contribuer à renforcer des sentiments d’injustice ou, au contraire, d’appartenance, voire de reconnaissance.

(Re)trouver un emploi est certainement l’événement mais aussi l’obstacle le plus souvent relevé par les personnes judiciarisées, quel que soit leur genre. Cependant, plusieurs études mettent en évidence un accès différentiel au marché du travail (Gålnander, 2020). Les femmes, et plus encore lorsqu’elles sont au carrefour de plusieurs vulnérabilités liées notamment à leur origine ou leurs difficultés économiques, occupent majoritairement des postes précaires et/ou peu valorisés (Gurusami, 2017). En outre, les inégalités se manifestent également par des écarts salariaux significatifs (Brown et Bloom, 2018).

Parallèlement et par répercussion, l’accès au logement est lui aussi restreint faute d’une activité suffisamment rémunérée, doublée d’une inscription au casier judiciaire (Keene, Smoyer et Blankenship, 2018). Face à ces difficultés, les dispositifs de soutien et les ressources allouées aux femmes, notamment par le système pénal, se révèlent déficitaires (Belknap, 2020 ; Ricordeau, 2019 ; Singh, Cale et Armstrong, 2019). À leur sortie de prison, les femmes judiciarisées doivent davantage que les hommes solliciter des membres de leur famille pour se loger ou se tourner vers des lieux d’hébergement d’urgence. Censées être neutres, les structures judiciaires et carcérales traduisent, de fait, une organisation genrée (Gauthier, 2021). 

Des relations genrées

Une pléthore de recherches soutiennent que le soutien de réseaux (familiaux, sociaux, communautaires, etc.) est au coeur des processus de sortie de délinquance, en raison de leurs apports matériels et symboliques (Rodermond et al., 2016). Néanmoins, ces relations sont marquées par les constructions sociales liées au genre (Bui et Morash, 2010 ; Wyse, Harding et Morenoff, 2014). Leverentz (2011) démontre combien il est généralement attendu des femmes de toujours prendre soin de leurs proches, en dépit de contacts tendus et distendus, et comment ces dernières se sentent, à leur égard, éminemment responsables. Plus fortement que pour les hommes, il en résulte des sentiments de ne jamais se sentir suffisamment légitime pour placer en priorité l’évolution de leur propre situation.

Souvent embarquées dans des relations sentimentales marquées par la violence, les femmes judiciarisées se retrouvent isolées par évitement, par honte, par rejet, ou encore par manque de ressources (Cobbina, Huebner et Berg, 2012). Elles relatent des difficultés à couper certains liens tout en affirmant que leur rupture leur permettrait de se sentir mieux. Lorsqu’elles y parviennent, elles préfèrent ne plus s’engager dans de nouvelles relations, par crainte de l’influence négative de leur partenaire (Wyse et al., 2014).

Enfin, le lien avec les enfants apparaît comme un moteur déterminant des sorties de délinquance (Broidy et Cauffman, 2006). La parentalité se profile comme une source de motivation pour aspirer à davantage de stabilité et réorganiser ses activités routinières. Cependant, l’éventualité de séparer une mère de ses enfants augmente les craintes de conséquences néfastes qui découleraient de la commission d’infractions (Kreager, Matsueda et Erosheva, 2010 ; McIvor, Trotter et Sheehan, 2009). Pour les femmes judiciarisées, la perspective de ne pas offrir à leurs enfants la qualité de vie souhaitée, le fait de se sentir étrangère à leurs yeux, d’être en désaccord avec les membres de la famille chargés des enfants pendant un temps, la perspective de ne pas récupérer leur statut de parent ou encore de voir leurs enfants suivre le même chemin qu’elles, revêtent un caractère particulièrement anxiogène (Bachman, Kerrison, Paternoster, Smith et O’Connell, 2016).

Des perceptions de soi genrées

Les changements identitaires accompagnant les sorties de délinquance rendent compte de modifications dans le regard porté sur soi et son histoire de vie (Maruna, 2001). Dans l’étude de Michalsen (2019), les femmes interrogées font savoir qu’elles se sentent lassées de leurs conditions de vie et peinées lorsqu’elles songent au temps perdu au contact du système pénal et d’expériences négatives qu’elles ont vécues. Dans l’étude de Cobbina et al. (2012), elles expriment de la souffrance en pensant au tort qu’elles ont pu causer à leur entourage. Se retrouver criminalisée est une source de discrimination et de mise à l’écart, rejet souvent internalisé qui teinte l’image et l’estime de soi. Conformément à la théorie de l’étiquetage, la dépréciation de soi détermine les façons d’agir et les ancre potentiellement encore davantage (Lemert, 1967). À l’inverse, se sentir valorisée peut donner l’élan à un processus de changement.

Selon certaines autrices, les femmes souffriraient davantage de stigmatisations, la transgression de normes pénales contrevenant de facto à une transgression de normes sociales, traditionnellement associées à ladite féminité et/ou à la maternité (Grace, 2022 ; Stone, 2016). Une illustration courante est l’association entre judiciarisation et qualification de « mauvaise mère » (Opsal et Foley, 2013). Dans l’étude de Gålnander (2020), les femmes relatent porter un lourd secret, craignant que leur passé pénal soit dévoilé et ait une incidence sur le regard posé sur elles. Lorsque le voile est levé sur leur histoire, elles disent se sentir honteuses et avoir l’impression d’être jugées plus sévèrement que les hommes.

Manoeuvrer les injonctions à correspondre aux référentiels dominants

Il ressort des témoignages recueillis que le contact avec le système pénal ne représente pas aux yeux des femmes rencontrées l’aspect central de leur existence, mais plutôt le corollaire de situations temporairement ou durablement dégradées qui les ont conduites à davantage subir que choisir le cours de leur existence. Leur parcours de sortie de délinquance est ainsi marqué par un redoublement d’efforts pour (1) reconsidérer et rééquilibrer leurs relations familiales et intimes, (2) renouer avec une activité professionnelle satisfaisante, (3) s’affranchir de leurs attentes envers le système pénal, comme de l’image qu’il leur renvoie d’elles-mêmes et (4) s’autoriser à prendre soin d’elles-mêmes.

Reconsidérer leurs rôles assignés de « bonne fille, mère et/ou amante »

Les femmes rencontrées se sont longuement exprimées sur leurs relations avec leurs proches, les attentes et rôles qui leur sont associés. Teintées d’ambivalences entre donner et recevoir du soutien, ces relations incitent à entraver ou encourager la mise à distance de nouvelles criminalisations.

Une première relation significative est le lien avec les parents. Pour plusieurs, ces contacts ont souvent été mis à mal ou rompus à la suite de leur judiciarisation ou en raison de leur toxico-dépendance. Elles se sont vues rejetées par leur propre famille, ce qui a provoqué des sentiments de profonde incompréhension et culpabilité à l’idée de les faire souffrir, alors qu’il était attendu qu’elles veillent à leur bien-être. Pourtant, la restauration de relations avec leurs parents coïncide souvent avec la stabilisation de leur situation et avec la distanciation de comportements pénalement répréhensibles et/ou de consommations :

Pour eux, coûte que coûte je suis leur fille, quoi qu’il arrive… et puis ben voilà, ils sont revenus vers moi. Ça n’a pas été facile au début, il y avait beaucoup de souffrance, beaucoup de reproches, beaucoup de révolte. Finalement, avec le temps, on a pu construire une bonne relation et aujourd’hui ça se passe très bien, mais il a fallu du temps.

Rose, 49 ans

Outre l’éventuel soutien matériel que ces relations permettent (logement, finances, démarches administratives, garde d’enfants, etc.), leur importance réside dans leurs aspects symboliques et émotionnels, pour faire face aux sentiments de solitude et de culpabilité liés au fait de ne pas avoir répondu à leurs attentes :

Moi j’ai envie que ma maman elle puisse partir tranquille et savoir que je peux être bien, heureuse. Mes filles, la même chose. Ma mère, je sais que c’est ça qu’elle désire, et j’ai envie de donner ça aussi, qu’elle puisse dire, ma fille, c’est une ex-tox.

Diane, 50 ans

Il convient alors de faire les compromis nécessaires pour répondre aux attentes de leurs proches, un équilibre parfois fragile. Plusieurs auraient souhaité durant certaines périodes de leur vie s’éloigner de leur cercle familial mais ne jamais vraiment y être parvenues, se sentant toujours redevables. Ariane témoigne :

Au fur et à mesure, je commence aussi à prendre de la distance avec un peu… avec un peu de la famille. Sérieusement pour vous dire du fond du coeur, c’est triste à dire, mais la personne que j’aimerais vraiment, une fois si je dois prendre de la distance, c’est ma maman, pour voir vraiment ce que ça fait de ne pas être… comment dire, c’est comme une possession. Tout ce que votre mère dit vous devez écouter puis vous devez dire oui […] Besoin aussi de… ben de faire ma vie, de faire mon petit cocon à moi.

Ariane, 38 ans

Une seconde relation significative traduit des liens équivoques avec des partenaires intimes, souvent associés aux transgressions pénales. La plupart des femmes rencontrées ont connu durant leur vie des relations sentimentales instables, marquées par la violence, la consommation de produits stupéfiants et/ou d’alcool, et la commission d’infractions. Presque toutes relatent une tendance à nouer des relations peu épanouissantes, qu’elles inscrivent dans la continuité des rapports de pouvoir qui jalonnent leur parcours de vie et qui contextualisent leur criminalisation :

Je suis allée dans les bras du premier trou du cul venu parce que j’avais tellement un manque d’amour.

Nadia, 55 ans

Diane, qui dit n’avoir jamais eu de « chance avec les hommes », explique que ceux-ci ont toujours constitué une charge et non un soutien. Monica et Rose relatent avoir peur de possibles représailles de la part de leur ex-compagnon. À la suite de déceptions successives, toutes déclarent préférer désormais vivre célibataires ou sans engagement sérieux. L’épanouissement passe par d’autres biais qu’une relation sentimentale, marquant une volonté de ne plus accepter des relations irrespectueuses, qui ont souvent précipité leur mise en conflit avec la loi.

Jade est la seule qui dit avoir pu compter sur le soutien de son partenaire. Celui-ci a su la rassurer à l’annonce de sa grossesse, et l’a encouragée quant à sa volonté de sortir de l’engrenage de la dépendance. Elle a toujours eu le sentiment de pouvoir être transparente et de se sentir comprise. C’est également chez lui qu’elle est partie vivre à la suite de son jugement, ce qui lui a permis de se créer un nouveau cercle d’amis :

Avoir quelqu’un qui m’écoutait puis qui voulait tout pour que je m’en sorte aussi. De savoir qu’il y a quelqu’un qui est là pour toi, et puis qui t’aime, et puis qui fait tout pour toi, déjà ça, c’est beaucoup, je pense.

Jade, 26 ans

La troisième relation significative est le lien avec leurs enfants, dont la responsabilité pèse quasi intégralement sur leurs épaules. Plusieurs soulignent avoir commis des infractions pour leur éviter la précarité. Toutes déplorent le manque d’aide et de considération pour les parents célibataires. La charge de s’occuper des enfants, qui repose encore majoritairement sur les femmes, est décrite comme un travail dévalorisé et non reconnu. Toutefois, malgré ces obstacles, les enfants restent indéniablement la relation considérée comme donnant le plus de sens à leur existence, et l’élan pour faire évoluer leur situation. Leur sentiment de responsabilité, mû par la crainte de ne plus pouvoir s’occuper de leurs enfants, apparaît comme une force pour se distancer de situations toxiques et du système pénal. Ce même système qui, nous disent-elles, utilise cet argument comme moyen de pression et renforce la culpabilité d’avoir failli dans leur rôle de mère :

Ma fille m’a beaucoup aidée, ouais, je pense que si elle n’avait pas été là, moi je serais plus là non plus. Non, je n’aurais pas eu la volonté de le faire, et puis je ne voyais pas la raison aussi.

Laure, 62 ans

À nouveau, ces relations sont teintées de reproches, de conflits et de ruptures, mais dans leurs fondements, de grande loyauté. La culpabilité vis-à-vis de leur famille, l’impression d’être un poids ou encore la crainte que leurs enfants soient stigmatisés en raison de leur passé sont omniprésentes. Pour Diane, avoir un enfant représentait la solution pour se sortir de la toxico-dépendance. Elle a ensuite déchanté, estimant « s’être menti à elle-même ». Elle critique ainsi une représentation fantasmée de la société par rapport au fait de devenir mère, et par là même une femme accomplie, alors que la maternité n’est pas forcément synonyme d’épanouissement :

J’ai ramé pour mes gamins puis j’ai pris l’habitude de ramer. D’ici une année, deux ans, je vais certainement me retrouver toute seule et je devrai penser à une vie de femme. Et là, je suis déjà en train de me dire mais comment je vais faire parce que je ne pourrai plus être derrière les gamins, j’aurai plus euh… ben je vais me retrouver libérée de tout ça. Et je suis tellement attachée quelque part, en lien avec tout ça. Je vais me retrouver livrée à moi-même, à devoir recommencer une nouvelle vie, mais de femme cette fois.

Hélène, 48 ans

Les témoignages des femmes rencontrées mettent en exergue la façon dont les rôles et les attentes de leurs parents, partenaires et enfants façonnent leurs projections. Leur désir d’une vie plus sereine implique alors de reconsidérer et de rééquilibrer ces liens de dépendance en réaffirmant leur individualité.

Renouer avec une activité professionnelle satisfaisante

Les difficultés d’accès au marché de l’emploi, conjuguées à la charge familiale qui repose sur les épaules des femmes rencontrées, constituent un obstacle majeur à la stabilisation d’une situation qui nécessite de repenser les relations avec leurs parents, leurs partenaires ou leurs enfants. Plus qu’une stabilisation matérielle qui prémunit d’une précarité plus forte encore, l’emploi se profile comme un gage de légitimité. En raison de leur casier judiciaire, de leur statut de femme et de mère célibataire, elles sont systématiquement censées être moins dignes de confiance. Pour certaines, il est même préférable de mettre fin aux échanges plutôt que de se trouver devant le fait d’être possiblement questionnée et jugée. Lorsque le casier judiciaire ne leur est pas demandé, elles s’interrogent sur l’opportunité de mentionner ou non leur passé. Dans tous les cas, cacher son histoire ou se montrer transparente est toujours considéré comme un choix stratégique pour ne pas prétériter une embauche :

J’ai raconté ce que j’ai vécu, puis là, elle a refusé de m’envoyer le dossier, de proposer mon dossier pour ce poste-là. Maintenant, je ne sais pas si elle va quand même me proposer pour d’autres missions, j’ai l’impression de m’être tiré une balle dans le pied.

Rose, 49 ans

Lorsque l’embauche se concrétise, les conditions de travail décrites restent précaires. Les engagements sont généralement des temps partiels subis, de durées déterminées et faiblement rémunérés. La réalité se traduit par une conjonction de plusieurs jobs qui, cumulés, permettent une stabilité somme toute relative :

Si je n’avais pas eu des problèmes d’argent, je n’aurais jamais dealé. Quand vous êtes sommelière, je gagnais 2 700 francs, payer l’appartement, la caisse maladie, l’électricité, le téléphone, vous n’avez pas de pension alimentaire pour vos gosses, vous faites quoi ? Votre salaire sert tout juste à payer les factures et vous mangez la première semaine du mois, mais il en reste encore trois. Il faut de l’argent, donc la première chose à revoir, c’est les salaires.

Nadia, 55 ans

Cet extrait est évocateur d’un accès et de conditions de travail inhérents au contexte sociétal. Les témoignages font état d’obstacles récurrents pour concilier activité professionnelle, charge des enfants, frais quotidiens et ceux engendrés par les déboires judiciaires, in fine pour parvenir à se distancer des configurations qui amènent à transgresser la loi. Il en ressort le sentiment d’être laissée pour compte, et beaucoup de frustration. Ariane exprime à quel point cela pèse, engendrant stress et inquiétude :

Sérieusement, au stade où j’en suis euh…Vous savez quoi, je reçois des lettres du Ministère public tous les… Tellement qu’un temps j’ai eu peur que je ne pouvais même pas ouvrir ma boîte aux lettres, parce que c’est des frais de dossier […] J’ai essayé vraiment de trouver un arrangement pour payer, mais là ces trois derniers mois, je ne peux pas payer.

Ariane, 38 ans

En parallèle, (re)trouver un emploi est porteur de significations importantes, vu comme une ouverture sociale qui rythme les journées et offre une possibilité de faire partie de la société active. L’emploi, lorsqu’il est suffisamment stable, permet de s’émanciper de relations de dépendance envers ses proches ou les institutions. Alors que pour les relations conjugales, l’épanouissement n’est peu, voire pas, envisagé, la perspective d’investir une activité professionnelle reste, elle, porteuse d’espoir :

Pour que je puisse être fière de moi, pour que je puisse me tenir bien droite, et me dire que je n’ai peut-être pas beaucoup mais que c’est à moi, que je n’ai pas besoin de pleurer au social, de pleurer [i]ci, de pleurer là-bas.

Nadia, 55 ans

À n’en pas douter, l’emploi apporte une dimension matérielle et symbolique essentielle au cheminement vers une vie meilleure, permettant de retrouver une indépendance qui, de plus, est source de fierté.

S’affranchir de leurs attentes envers le système pénal et de l’image qu’il leur renvoie d’elles-mêmes

Une vive tension réside au coeur des propos des femmes que nous avons rencontrées quant au regard qu’elles posent sur le système pénal. D’une part, les attentes qu’elles ont pu nourrir à son égard se sont vues déçues. D’autre part, l’image d’elles qu’il a pu leur renvoyer a scellé leur émancipation.

Le contact avec le système pénal catalyse un fort sentiment d’injustice. Monica estime que son statut de victime de violence conjugale n’a pas été pris en compte dans sa condamnation. Ariane lie ses problèmes de toxico-dépendance à des maltraitances subies durant son enfance, et regrette que la justice n’ait pas su reconnaître cette souffrance. Plusieurs évoquent des événements négatifs (maladie, accident, manque de protection et d’affection) comme ayant contribué à leur engagement dans la délinquance, déplorant qu’ils aient été minimisés par les institutions. Ce manque de considération pour leurs trajectoires, alors même que des similitudes se retrouvent chez nombre de femmes judiciarisées, renforce leur sentiment de ne pas être prises au sérieux et d’être livrées à elles-mêmes :

Vous êtes vite cataloguée, et comme [de] toute façon, c’est une merde, elle est minable et on peut en faire ce qu’on veut. Parce que dans leur tête, si on s’est fait entraîner dans une merde pareille, c’est que de toute façon on n’est pas quelqu’un de bien.

Hélène, 48 ans

Plusieurs femmes relatent aussi un manque de guidance et de soutien relativement aux difficultés rencontrées dans leur contact avec le système pénal ; un système à leurs yeux qui va jusqu’à favoriser de nouvelles transgressions, voire des options plus radicales. Elles décrivent des épisodes d’impuissance et de grande solitude face au sentiment d’avoir tout perdu et devoir tout reconstruire, en tant que femme, victime et auteure à la fois :

Il faudrait qu’il y ait beaucoup plus de choses qui s’ouvrent aux gens quand on quitte la prison, quand on quitte la police, ou quand on sort du tribunal. Pour moi, sortir du tribunal m’a fait le même truc que quand je suis sortie du médecin qui m’a dit j’ai un cancer. J’ai dit je fais quoi, je me fous en bas [d’]un pont ? Je me bats, je fais quoi ? Quand on sort du tribunal, c’est la même chose. On est là, je fais quoi maintenant ? En plus, quand on n’a pas vraiment de boulot qui paie, on ne sait pas vers qui se tourner. Si on ose le dire, on se trouve moche à l’intérieur.

Monica, 57 ans

En outre, la majorité des femmes rencontrées ont connu des problèmes de toxico-dépendance, contextualisant souvent directement ou indirectement leur commission d’infractions. Toutes considèrent que s’en extraire est une condition sine qua non pour stabiliser leur situation. Elles décrivent un cheminement vers l’abstinence jalonné là aussi de solitude et de déceptions, exacerbées par l’image qui leur est renvoyée d’avoir échoué dans leur rôle de femme et de mère. Cette représentation est particulièrement prégnante au sein du système pénal et rend nécessaire le développement de stratégies de louvoiement pour éviter qu’elle se transforme en une prophétie autoréalisatrice. Pour partie, ces stratégies consistent à privilégier l’indifférence. Si les témoignages trahissent combien le système pénal tend à renforcer ces stéréotypes à travers les rapports de pouvoir et de genre qu’il véhicule, ils traduisent ainsi aussi leur velléité de les ignorer désormais :

Je me dis que j’ai été traitée comme une femme qui a battu, qui a tapé, comme une alcoolique […]. [De t]oute façon tu bois, t’as mérité. Pourquoi t’étais avec ce con, tu l’as mérité. Ils ne cherchent pas à comprendre, ils nous jugent comme ça. J’ai aussi eu le sentiment qu’il faut prouver que je ne suis pas comme ça, mais après je me suis dit, finalement j’ai quoi à prouver ? Je veux vivre et c’est tout.

Monica, 57 ans

Pour autre partie, ces stratégies consistent en une démarche introspective qui mène ces femmes à revisiter progressivement leur parcours à l’appui de leurs propres représentations et sentiments. Les femmes rencontrées se montrent aujourd’hui convaincues que l’évolution de leur situation est le résultat de leurs efforts et succès. Cette lecture permet de mettre à distance, voire d’affronter, les jugements d’autrui, limitant leurs incidences d’un point de vue cognitif, émotionnel et social :

Je m’en fous, parce qu’alors si je dois vivre d’après ce que les gens pensent, je peux me tirer une balle tout de suite dans la tête hein. Moi je sais qui je suis, je sais ce que je fais. J’ai pas à me justifier, j’ai pas à prouver quoi que ce soit.

Diane, 50 ans

En conséquence, des fenêtres s’entrouvrent lorsque les femmes dévoilent certaines vulnérabilités qui pourraient ne plus être subies, mais exprimées et reconnues. Elles deviennent plus émancipatrices encore lorsque des (re)considérations matérielles, relationnelles et symboliques tenant compte de composantes structurelles accompagnent cette nouvelle construction de soi.

Prendre soin de soi

Plus ou moins tacitement, l’ensemble des femmes qui témoignent expriment des regrets lorsqu’elles évoquent leur histoire. Toutes ressentent beaucoup de frustration de ne pas avoir pu mener la vie qu’elles auraient souhaité avoir. Cette rétrospection leur est à plusieurs égards douloureuse, mais leur apparaît nécessaire pour envisager plus sereinement la suite de leur parcours de vie :

Je n’ai rien fait de ma vie quoi, enfin j’ai deux enfants qui vont plus ou moins bien oui, mais ouais faire quelque chose d’important pour moi. Faire de ma vie quelque chose d’important pour moi, donc je ne sais pas que ça soit au niveau professionnel, ou même ça aurait pu être avoir un magasin, ou faire des études, être avocate. Je ne sais pas, je n’en sais rien, mais faire quelque chose pour pouvoir se dire.

Laure, 62 ans

La présence de regrets implique pour elles de tourner une page sur leur ancienne vie. De cette manière et progressivement, les ennuis judiciaires ne deviennent plus aussi présents dans leur esprit. Le recul dont elles font preuve se traduit également dans le fait de relativiser leur parcours, estimant qu’elles s’en sont relativement bien sorties. Les rechutes ne sont rétrospectivement pas interprétées comme constitutives d’échecs mais comme inhérentes au changement. Pour Hélène, les événements qui représentent une mauvaise expérience à ses yeux ne scellent pas son histoire. Rose évoque le terme de renaissance, désignant un cheminement qui a été long et compliqué mais qui la rend aujourd’hui plus forte. Plusieurs d’entre elles expriment ne plus ressentir de colère ou d’amertume en pensant à leurs parcours, portant un regard plus serein sur celui-ci et plus indulgent envers elles-mêmes :

Essayer pas pu, mais ce n’est pas un truc qui m’empêche de continuer ma vie, pour moi, c’est qu’une étape donc. Moi ma vie je la fais comme un grand collier de perles, de temps en temps y’a une perle qui n’est pas bien là au milieu, on l’enlève. Je n’ai pas de problème à recommencer pour que ça soit bien.

Nadia, 55 ans

Cette rupture avec le passé peut également se lire à travers la manière dont les femmes qui témoignent envisagent leur avenir. Elles s’engagent toutefois prudemment sur la question par peur d’être déçues à nouveau. Toutes relatent l’importance de prendre leur temps, et de réfléchir à la façon d’envisager leur futur en fonction de leurs aspirations :

J’ai décidé aussi de ne plus subir ma vie mais de… de plutôt prendre le manche que… ouais dans le sens d’être responsable de ma vie […]. C’est un long combat et il n’est pas terminé encore aujourd’hui mais… ça va beaucoup mieux hein… ça fait 13 ou 14 ans que c’est arrivé et puis aujourd’hui euh… je me sens forte quoi, je sais ce que je veux.

Rose, 49 ans

Pour Diane et Monica, cette affirmation de soi s’exprime à travers le fait de prendre soin d’elles. Nadia et Jade relatent l’importance de se pardonner à elles-mêmes les erreurs qu’elles estiment avoir commises. Plusieurs racontent s’être départies des sentiments de honte et de culpabilité, qui les habitaient à la suite de leur contact avec le système pénal. Elles disent s’affirmer davantage dans leurs relations, privilégiant désormais leurs besoins et posant des limites à des situations pouvant s’avérer pesantes :

Donc, c’est vrai que voilà, après un moment donné euh… ouais ben stop quand même, je me reconcentre sur moi et puis je regarde pour moi. Donc on laisse un peu passer quoi, on reprend de la distance […]. Vous ne pouvez pas prendre tout le monde en charge non plus.

Hélène, 48 ans

Hélène, Nadia et Diane évoquent le fait de ne plus se montrer toujours disponibles et au service des autres pour satisfaire leurs exigences, mais de préserver leur espace et leur sécurité. Selon Rose, se recentrer sur ses besoins lui permet de ne plus toujours faire tout pour les autres, au risque de s’effacer au profit de partenaires, de parents, d’enfants, de petits-enfants. Est opéré ici un retour vers ses propres préoccupations et projets de vie :

Je ne vais pas abandonner la personne mais je vais lui dire, éventuellement lui proposer des pistes qui pourraient l’aider. Mais je peux aussi dire à la personne, écoute maintenant je ne suis pas dispo quoi […]. Je peux donner, je ne suis pas devenue une égoïste et aigrie mais je veux dire que je connais beaucoup mieux mes limites aujourd’hui, et je peux me protéger aussi face à ça.

Rose, 49 ans

Enfin, plusieurs femmes soulignent être conscientes de leurs propres ressources à renouer avec une vie meilleure, étant donné les obstacles et douleurs qu’elles ont surmontés. Elles se sentent capables d’affronter les difficultés, plus fortes et plus vigilantes aussi à ne pas se (laisser) rabaisser. Plusieurs d’entre elles rapportent ainsi se sentir fières d’avoir pu s’en sortir, malgré un parcours ancré dans un contexte de vie considéré comme accidenté et très éprouvant :

J’ai appris à m’aimer, et puis me faire confiance, et puis à me motiver toute seule, et puis à m’encourager toute seule. Et puis à me dire allez vas-y tu… quoi que… qui que ce soit en pense, tu y arriveras, tu te lâcheras pas.

Hélène, 48 ans

Je vous promets je ne lâche pas, je me lâche pas, c’est ça que je veux pour moi, et une fois dans ma vie on fera ce que moi je veux (…). Les histoires des autres m’intéressent pas du tout, je regarde déjà pour moi, j’ai passé ma vie à m’occuper des autres avant moi, et voilà où ça m’a menée. Donc maintenant, c’est moi. Je m’aime.

Nadia, 55 ans

Cette volonté de se centrer sur leur propre existence, couplée à une reconnaissance sur le plan individuel et systémique des rapports de pouvoir qui ont rythmé leur parcours de vie, participe directement à la stabilisation de leur situation. Fortes de leurs déterminations et de leurs espoirs, il est aujourd’hui question pour ces femmes de se donner le droit d’exister, d’apprendre à dire non et de s’aimer.

Une société genrée qui fait obstacle aux sorties de délinquance

Les témoignages de huit femmes un jour judiciarisées en Suisse romande révèlent combien les attentes formulées à leur égard ont influencé leur parcours de sortie de délinquance. Si elles sont parvenues à renouer avec une vie exempte de transgressions pénales, c’est aussi – surtout – qu’elles sont parvenues à s’émanciper des injonctions accolées à leur genre, que le contact au système pénal n’a fait que renforcer. Les tensions et difficultés qu’elles relatent résultent en effet moins de leur expérience de judiciarisation que de leurs prétendues prédispositions à revêtir les rôles attendus d’elles dans tous leurs milieux de socialisation (Gålnander, 2020 ; Grace, 2022 ; Harding, 2020 ; Sered et Norton, 2021). S’en affranchir implique en ce sens une réorganisation de leur quotidien (Rothe et Collins, 2020).

Les rôles communément attribués aux femmes « de prendre soin » d’autrui, en particulier de leurs parents, partenaires et enfants, sont désormais bien documentés. Les travaux en psychologie sociale conduits notamment par Gilligan (2008) autour de la notion de care démontrent combien les activités dévolues au maintien du bien-être d’autrui dans les sphères intimes et professionnelles sont peu gratifiantes et valorisées, renvoyant aux concernées le sentiment d’être moins légitimes à faire valoir leur bien-être et le cas échéant de s’en sentir coupables. Les femmes qui témoignent dans cette recherche ont longtemps éprouvé cette culpabilité de ne pas – ou plus – répondre aux attentes de leurs proches. Ajouté aux conséquences judiciaires, leur manquement à ce présumé devoir d’allégeance les a fait nourrir un sentiment de ne pas être à la hauteur et de ne jamais en faire assez.

Leurs récits traduisent un rééquilibrage de ces rapports, impliquant d’être ni dévouées ni détachées, mais « à bonne distance présente » pour les personnes aimées, sans s’oublier pour autant. Ces attentes observées dans le milieu intrafamilial sont également présentes sur le plan professionnel. Retrouver sa place dans la société a impliqué qu’elles décrochent un emploi fiable (à l’appui d’un contrat de durée indéterminée), recevable (en accord avec les normes sociales dominantes) et rédempteur (participant à une transformation morale et au bien collectif) (Gurusami, 2017). Les femmes interrogées se sont là aussi heurtées à des inégalités de genre, y compris des discriminations salariales. Faute d’emplois suffisamment rémunérateurs, et seules, ce n’est qu’au moyen d’efforts considérables et sans cesse renouvelés qu’elles parviennent à attester de leurs indépendance et légitimité aux yeux de la société.

Les témoignages recueillis soulignent ainsi que les femmes judiciarisées sont contraintes de manoeuvrer au quotidien avec les diktats et les discriminations, obstacles à leur « rédemption » (Grace, 2022 ; Stone, 2016). Au chemin qui conduit à une existence plus sereine s’adjoint une distanciation progressive de ces attentes et étiquettes, comme du contrôle social formel et informel dont elles sont l’objet (Cardi, 2007 ; Rutter et Barr, 2021). Elles confirment que les processus de sortie de délinquance prennent forme au croisement de comportements, de représentations et d’interactions collectives qui leur sont associés (De Larminat et al., 2022). Pour les femmes rencontrées, ce processus a impliqué de renouer avec elles-mêmes et d’apprendre à s’aimer, malgré des dévalorisations répétées sur le plan individuel, relationnel et structurel. D’un côté, elles tendent à se pardonner leurs fêlures, se délestant de sentiments négatifs qui jusque-là contribuaient à faire perdurer des relations interpersonnelles et configurations institutionnelles hostiles au changement. De l’autre, elles aspirent à ne plus vouloir se conformer à ce qui est attendu d’elles, convaincues qu’une vie « normale » implique avant tout d’être en accord avec soi. Leur moteur désormais est de prendre soin d’elles-mêmes, physiquement, psychologiquement et socialement (Hart, 2017 ; Sered et Norton, 2021). En définitive, il a fallu qu’elles se libèrent de conventions sociales profondément genrées pour se sentir libres et capables, en tant que femmes, de prendre leur vie en main.

Désenclaver les savoirs criminologiques

En accord avec les apports de la littérature féministe en criminologie, le constat selon lequel les injonctions qui reposent sur les femmes judiciarisées façonnent leur parcours ne peut plus être ignoré ni rester périphérique aux développements de futures connaissances (Daly et Chesney-Lind, 1988 ; Walklate et al., 2020). Il montre la nécessité de questionner les référentiels dominants et androcentrés qui saturent le champ de la criminologie (Cook, 2016 ; Gelsthorpe, 2020). Certes, quelques récents travaux ouvrent des perspectives bienvenues pour mieux comprendre la judiciarisation des femmes, et leur sortie de délinquance (Grace, 2022 ; Harding, 2020 ; Rutter et Barr, 2021 ; Sered et Norton, 2021). Toutefois, ces travaux restent minoritaires et des perspectives plus interdisciplinaires et intersectionnelles peinent à s’affirmer. Pourtant, les traitements différentiels fondés sur le genre apparaissent plus importants encore que les personnes judiciarisées font souvent face à un cumul d’inégalités, fondées notamment sur la race, le statut socioéconomique et/ou le titre de séjour (Crenshaw, 2005).

Par conséquent, l’apport majeur de cette recherche réside en une invitation à désenclaver la production des connaissances sur les sorties de délinquance, en mobilisant d’autres approches que celles privilégiées encore actuellement en criminologie, lesquelles sont majoritairement occidentalo- et androcentrées, individualistes et psychologisantes. Les perspectives féministes offrent des opportunités de rendre visibles les mécanismes de pouvoir dans la production et le maintien des inégalités de genre, les désavantages structurels et cumulatifs qui leur sont liés ou encore leurs composantes politiques (Wonders, 2020). Les perspectives intersectionnalistes permettent de considérer comment les rapports de domination se renforcent avec les marqueurs sociaux, au carrefour desquels se situent les femmes judiciarisées, et qui se doivent d’être examinés sous un prisme systémique. De même, envisager une distribution plus égalitaire des savoirs, en prenant au sérieux les expériences des principales intéressées, permettrait de mieux saisir les tensions qu’elles vivent et co-construire avec elles des avenues plus équitables et durables pour y répondre.