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Les limites du développement et l’émergence du buen vivir

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, et plus précisément depuis le célèbre discours du 20 janvier 1949 du 33e président des États-Unis, Harry S. Truman, le développement industriel est devenu un objectif à atteindre partout dans le monde, concept porteur de l’illusion du progrès, du bonheur et d’un monde meilleur pour tous. Adopté par les élites politiques de la seconde moitié du XXe siècle, il a servi à généraliser « le projet développementaliste » et l’étendre à l’ensemble du monde, en échafaudant différentes stratégies qui en ont fait le fondement de leur légitimité. La voie tracée a rapidement donné lieu à une autre réalité, incarnée dans des crises économiques, sociales, politiques, culturelles et environnementales.

Le désenchantement vis-à-vis du concept de « développement » a fait apparaitre différentes propositions alternatives qui ont été élaborées dans le sillage du même concept. Notamment, Serge Latouche (2003 : 23) a appelé « développements à particule » les dérives de l’idéologie développementaliste :

On a vu des développements « autocentrés », « endogènes », « participatifs », « communautaires », « intégrés », « authentiques », « autonomes et populaires », « équitables » sans parler du développement local, du microdéveloppement, de l’endo-développement et même de l’ethno-développement !

Donc, on habille de neuf un vieux concept qui n’a pas fonctionné : stratégie d’euphémisation par l’ajout d’un adjectif. On tente de conjurer les effets négatifs de l’entreprise du développement industriel tous azimuts. Différentes études font référence au « mal-développement » (Carera 1982 ; Comeau et Favreau 2001 ; Saint-Gérard 1984, entre autres), ce qui, d’après Latouche (2003), est un pléonasme : le développement, au sens mythique du terme, signifiant « “bonne” croissance » (Latouche 2003).

Pour Latouche (2004), ces multiples habits du concept cachent une double imposture : d’une part, une imposture conceptuelle du fait de sa prétention universaliste et, d’autre part, une imposture pratique en raison de ses profondes contradictions. En plus de son ethnocentrisme – ce concept n’existant pas dans plusieurs cultures –, il renferme de nombreux paradoxes. L’auteur en souligne trois : 1) le paradoxe de la création constante de besoins, car il n’y a pas de croissance sans besoins à combler ; 2) le paradoxe de l’accumulation, car, pour distribuer, il faut d’abord accumuler ; et 3) le paradoxe écologique, car on détruit le capital naturel et par la suite on compense les pertes. Ainsi, aux coûts de la pollution s’ajoutent les coûts de la dépollution.

D’autres auteurs, tels Wolfgang Sachs (1992) et ses collègues, alignés sur les théories de l’après-développement, suggèrent que l’idée du développement a été « inventée » comme synonyme de la notion de « progrès », mais dans un sens strictement économique, afin d’inciter au « développement » des peuples habitant des régions accusant un « retard » économique. Citons enfin Gilbert Rist (2007 [1992]) qui, dans son livre Le développement : histoire d’une croyance occidentale, présente le « mythe » du développement avec des promesses messianiques de bonheur et d’égalité, mais aussi avec les résultats que l’on connait : le développement est celui qui existe réellement, celui qui affame les peuples.

Au fond du tunnel on trouve la lumière

Dans ce contexte de désenchantement vis-à-vis du « développement » prôné par l’Occident apparait un nouveau discours dans la région des Andes en Amérique latine. Ce discours prend sa source dans les principes de la culture andine ancestrale, portée par les peuples autochtones des Andes, et dans les contributions contemporaines de certains courants critiques telles les études de genre ou l’écosocialisme. Ce nouveau discours, c’est le buen vivir (« bien-vivre »). Il postule un autre mode de vie en société, en harmonie avec la nature, qui comporte la reconnaissance des différentes cultures, ce qui entraine la reconnaissance de la pluriculturalité comme nouveau paradigme politique. Le buen vivir est un courant critique du développement productiviste occidental ainsi que de l’idéologie de la croissance illimitée. Il s’oppose également à la conception anthropocentriste du monde et à la conception utilitariste de la nature. En ce sens, il représente un tournant par rapport aux orientations économiques néolibérales des années 1980-1990 (notamment les politiques visant la marchandisation de la nature par la surexploitation des ressources naturelles). Il a entrainé la reconnaissance politique et juridique de groupes ethniques qui étaient, et sont encore, sujets à la discrimination et dépossédés non seulement de leurs territoires, mais aussi de leurs cultures depuis la Conquête espagnole. Il marque aussi un tournant vers des politiques progressistes qui se veulent post-néolibérales.

En dehors du mouvement indigène des pays andins, plusieurs intellectuels occidentaux – critiques de l’évaluation du « sous-développement » – ont contribué à la remise en question du concept de « développement ». Nous avons déjà cité Sachs (1992), Rist (2007 [1992]) et Latouche (2003, 2004). À eux s’ajoutent, parmi les critiques latino-américains, Aníbal Quijano (2000) et Walter Mignolo (2011), qui ont contribué à théoriser le paradigme décolonial.

Le buen vivir et le sumak kawsay

La proposition du buen vivir n’est pas celle d’un autre développement, mais d’une voie alternative au développement. Il préconise une dé-marchandisation des espaces vitaux au profit d’autres réponses aux besoins humains et une économie au service de l’humain plutôt que du capital. L’expression « buen vivir » a été utilisée comme synonyme de sumak kawsay dans la Constitution équatorienne de 2008. Le « sumak kawsay » est un concept prenant racine dans la langue autochtone kichwa, qui est parlée avec quelques variantes en Équateur, au Pérou et dans le sud de la Colombie. Dans la région des Andes équatoriennes, il désigne une vie belle et bonne, donnant des droits à la nature, au-delà de la domination de la nature par l’homme. Il s’agit d’un mot qui n’apparait, dans les discours des Autochtones de l’Équateur, qu’à partir des années 2000, en tant que catégorie épistémologique ancestrale des peuples de la Sierra. Cependant, il puise dans la vision des sociétés andines autochtones préhispaniques pour décrire un autre mode de vie où l’humain et la nature sont en équilibre.

Le sumak kawsay rompt avec le système capitaliste axé sur l’exploitation des ressources naturelles. Le concept de « buen vivir », quant à lui, est une extrapolation du concept kichwa de « sumak kawsay » qui a été proposé lors de l’Assemblée constituante équatorienne en 2007 par la Confederación de Nacionalidades Indigenas del Ecuador [Confédération des nationalités autochtones de l'Équateur] (CONAIE). Se référant au sumak kawsay dans le texte des propositions en vue de l’Assemblée constituante, la CONAIE affirme qu’il est nécessaire de rompre avec le système capitaliste centré sur l’exploitation des êtres humains et de la nature. Elle affirme ainsi le contenu anticapitaliste du sumak kawsay et met en relief l’harmonie entre l’humain et la terre avec toute forme d’existence et avec les différentes cultures. Les cosmologies de la plupart des peuples autochtones d’Amérique latine partagent ces aspects de vie, et ce, en harmonie avec le sumak kawsay. Par exemple, les Aymaras parlent de suma qamana, les Guaranis du nandereko, les Mapuches du küme mongen et les Shuars du shiir waras (Cortez 2011, 2014).

Le buen vivir, traduction actuelle du concept de « sumak kawsay », a été théorisé dans les sphères politiques de l’Équateur et de la Bolivie et traduit en principes normatifs dans leurs Constitutions. Ainsi, dans la Constitution de l’Équateur (2008), la référence au buen vivir est indiquée dès le préambule, qui souligne la récente orientation du pays vers « une nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et l’harmonie avec la nature, pour atteindre le buen vivir, le sumak kawsay » [notre traduction] (Asamblea Constituyente 2008 : 15). Cette inclusion dans la Constitution ainsi que les articles garantissant son respect constituent ce qui a été désigné comme le « néo-constitutionnalisme » équatorien.

Le néo-constitutionnalisme en Équateur

D’entrée de jeu, examinons brièvement les contours du concept de « néo-constitutionnalisme ». Ce concept, proposé la première fois par Susana Pozzolo en 1988 (Pozzolo 1988, paraphrasée dans Belloso Martin 2015), a été largement adopté par des juristes latino-américains pour désigner les nouvelles Constitutions qui ont vu le jour dans plusieurs pays d’Amérique latine depuis les années 1990. Ces Constitutions se caractérisaient par l’inclusion de nouveaux droits (droits des peuples autochtones ou droits de la nature) ainsi que par l’importance donnée à la participation populaire par rapport à la réforme de la Constitution. D’après Carbonell (2003), cependant, il y aurait plutôt lieu de parler des « néo-constitutionnalismes » pour tenir compte des différentes visions et applications du concept. En Europe, le néo-constitutionnalisme est apparu après la Deuxième Guerre mondiale afin de donner une réponse aux demandes sociales urgentes de l’après-guerre. Plus récemment, on parle de « néo-constitutionalisme européen » relativement aux laborieux arrangements entre l’ordre juridique communautaire et l’ordre juridique des États membres, et cela, en l’absence d’une Constitution commune pour les États membres (Delledonne 2016 ; Regis 2015).

En Équateur, le néo-constitutionnalisme est apparu en 2007-2008 lors de l’Assemblée constituante réunie à Montecristi pour débattre et approuver le texte de la nouvelle Constitution de la République de l’Équateur de 2008. Il était mentionné dans le droit constitutionnel du pays comme projet de « politique juridique », contrairement à la « science du droit », qui prescrit des normes au lieu de les décrire, tel que souligné par Hans Kelsen (1962). Ce néo-constitutionnalisme équatorien partage un contenu commun minimal avec le néo-constitutionnalisme originaire (le droit constitutionnel européen « transplanté » dans les nouvelles républiques d’Amérique latine et adapté), tous deux contenant les trois piliers du néo-constitutionnalisme : les droits de l’homme, la justice constitutionnelle et la Constitution. Le but de la Constitution — tant européenne que latino-américaine — est que les droits positifs de la personne y soient énoncés, que l’État garantisse leur application et que ces droits concordent avec ceux reconnus dans la législation internationale (Ávila Santamaría 2009).

La nouvelle Constitution de l’Équateur a été qualifiée de « Constitution invasive » et de « Constitution garantiste », car elle crée une institution — la Cour constitutionnelle — comme gardienne de la réalisation des droits. Dans le contexte latino-américain, il s’agit de sortir des constructions juridiques eurocentriques pour créer une théorie du droit latino-américain. Les propositions, les discussions et le projet constitutionnel qui en a résulté constituaient le paradigme néo-constitutionnel qui accompagnait le processus constitutionnel. Il s’agissait d’un projet de communication largement accepté par tous les acteurs politiques de l’Équateur, qui l’ont considéré comme une proposition neutre. Ainsi, la Constitution de Montecristi comprend trois éléments : les droits, les garanties constitutionnelles et la justice constitutionnelle.

Toutefois, malgré l’apparent progressisme constitutionnel au moment de l’Assemblée constitutionnelle pour le passage de l’ordre juridique espagnol/colonial au néo-constitutionnalisme équatorien, qui vise notamment à donner plus de pouvoir au peuple, il y a eu un renforcement des droits et prérogatives de l’exécutif, position soutenue par l’Alianza Pais [Alliance nationale], le mouvement politique du président à l’époque (Andrade et Olano 2005 ; Ávila Santamaría 2008).

La Constitution de Montecristi comporte des propositions de résistance aux projets développementalistes et néo-colonialistes, tant sur les plans économique et politique que sur celui des politiques sociales et culturelles. À titre d’exemple, dans le domaine économique, elle postule une économie solidaire et circulaire ; dans le domaine politique, elle reconnait l’autonomie territoriale autochtone ; et dans le domaine culturel, elle affirme la pluriculturalité de l’État.

L’une des différences importantes entre le néo-constitutionnalisme originaire (celui adopté par les nouvelles républiques, imitant l’ordre constitutionnel d’origine européenne) et le néo-constitutionnalisme équatorien de 2008 réside dans la reconnaissance par ce dernier des droits des différents peuples et nations qui composent le pays. Sans ignorer les conquêtes sociales réalisées dans les nouvelles républiques latino-américaines – conquêtes sociales incarnées dans les droits civils, politiques et sociaux –, qui ont été inspirées par les droits reconnus dans les pays au capitalisme avancé comme la Grande-Bretagne ou la France (droits qui, en Amérique latine, ont été menacés par la vague néolibérale des années 1980), le néo-constitutionnalisme équatorien va plus loin en intégrant une conception interculturelle du droit par la reconnaissance des revendications culturelles et du droit autochtone. Il s’éloigne de la jurisprudence européenne moderne, laquelle, dans son projet universel, bien que basée sur des notions telles que la démocratie, la république ou l’État de droit, s’oppose à la reconnaissance des cultures comme sujets de droit, dans les traités des droits de la personne (les cultures n’auraient pas de droits) (Campos 2018 ; Delledonne 2016).

Le néo-constitutionnalisme équatorien représente, sur le plan axiologique, un compromis entre la jurisprudence transnationale en matière de droits de l’homme et sa propre politique en matière de droits. C’est une position éthique qui protège les droits civils, politiques et sociaux acceptés au niveau international en étant une continuation, bien que modifiée, de la conception kelsénienne pyramidale du droit positif. Celle-ci situe, rappelons-le, la Constitution à son sommet et, en descendant, les normes infraconstitutionnelles comme les lois, les règlements et autres prescriptions. Dans le néo-constitutionnalisme équatorien, la Constitution énonce les droits fondamentaux et des normes qui impliquent des obligations et des interdictions opposables tant aux autorités publiques qu’aux entités privées. C’est pourquoi on parle d’une Constitution envahissante qui s’écarte du concept libéral classique de « Constitution ».

En ce sens, cette Constitution envahissante est un instrument juridique différent de celui développé dans la tradition continentale (ou romano-germanique) du droit public. Elle comprend un large contenu textuel qui permet de parler de « densité normative » favorisant un anti-échelonnage des normes, ce qui est contraire à l’échelle normative de la jurisprudence traditionnelle : constitution, traités, lois, actes administratifs, etc. Par ailleurs, le « garantisme » de la nouvelle Constitution suppose que les principes constitutionnels de large portée axiologique soient soumis au pouvoir discrétionnaire de la Cour constitutionnelle, garantie juridictionnelle des droits constitutionnels (Ávila Santamaría 2008).

En d’autres termes, dans le néo-constitutionnalisme, les principes de la Constitution en matière de droits ouverts et indiscriminés sont liés à l’interprétation des juges constitutionnels, qui peuvent aller à l’encontre des normes infraconstitutionnelles (lois corporatives spécifiques et règlements) qui les soutiennent. Ce ne sont ni le législateur ni les administrateurs de l’État (division des pouvoirs, Parlement) qui interprètent le droit constitutionnel, mais les juges de la Cour constitutionnelle, chargés de résoudre les cas difficiles ou les ambiguïtés sémantiques (en utilisant différentes techniques juridiques, dont la pondération et l’égalité des personnes en conflit ou l’analyse de ce qui est raisonnable). En ce sens, certains soulignent que le néo-constitutionnalisme est post-positiviste et que ce modèle pourrait apporter une réponse à la crise du droit dans l’État social européen (où il y a prévalence des droits économiques dans des sociétés à grande disparité économique). Le néo-constitutionnalisme se porte à la défense de l’État social et se positionne contre le projet néolibéral qui menace les conquêtes sociales obtenues par les travailleurs au fil de siècles de lutte (Andrade et Olano 2005 ; Ávila Santamaría 2009).

De plus, en Amérique latine, le néo-constitutionnalisme garantit certains droits culturels des peuples en plus des droits de première et de seconde génération. En Bolivie et en Équateur, il va plus loin en incluant les droits du buen vivir et les droits de la nature (Campos 2018 ; Viciano Pastor et Martínez Dalmau 2010).

Les innovations de la Constitution équatorienne

La Constitution de Montecristi innove dans la tradition constitutionnelle équatorienne en ce qui concerne de nouveaux droits et reconnaissances : le régime du buen vivir, les droits de la nature, la défense des aires protégées (seul le législateur peut approuver des projets miniers dans ces zones), le droit à la souveraineté alimentaire, le droit à l’eau et la déclaration de plurinationalité du pays. Ces changements constitutionnels sur le plan dogmatique ont institutionnalisé formellement certains processus qui s’étaient déroulés dans l’espace de la construction de l’État pluriculturel et de la démocratie participative, principes promus par le mouvement autochtone mobilisé depuis la fin des années 1990. Le design institutionnel qui en a résulté, la Constitution de 2008, ordonne les droits depuis plusieurs générations en mettant en premier lieu les droits du buen vivir et en limitant les droits reconnus par l’État développementaliste. La nouvelle Constitution reconnait les droits culturels des peuples autochtones dans des domaines tels que l’éducation, l’autonomie territoriale et les aires protégées, entre autres (Campos 2018).

Un bref survol de quelques articles de la Constitution de 2008 de l’Équateur met en relief les principaux traits de cette nouvelle conception du modèle de vie où l’on propose une transformation des structures de l’État pour passer à un État plurinational et pluriculturel respectant les droits culturels des peuples et nations autochtones. Le buen vivir propose une vie pleine, avec du temps pour la contemplation, sortant du productivisme et de l’accumulation de la richesse personnelle qui caractérisent la civilisation occidentale.

Comme nous l’avons déjà indiqué, la Constitution de Montecristi annonce dès le préambule la décision de construire une « nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et en harmonie avec la nature, pour mener une vie agréable, le sumak kawsay » (Asamblea Constituyente 2008).

La Constitution comporte des articles sur la réalisation de ce nouveau paradigme de la coexistence, appelé sumac kawsay/buen vivir. À travers les différents titres (títulos), on peut voir que le sumak kawsay/buen vivir s’appuie davantage sur « être » que sur « avoir », que l’« intuition » est aussi importante que la « raison » et que cette nouvelle forme d’existence n’est pas limitée à une progression linéaire, étant circulaire. Les cycles de la nature doivent être respectés et les biens relationnels sont aussi importants. Le temps, pour le sumak kawsay/buen vivir, suppose qu’on soit capable de contempler, de penser et de ressentir. En somme, les volets spirituels de la vie personnelle ou sociale sont aussi importants que les activités de production.

Le titre II, « Droits » [notre traduction], garantit aux citoyens que l’État doit protéger différents droits. Au long des neuf chapitres, on aborde les droits liés au buen vivir, à la santé, au travail, au logement, à l’éducation, ainsi que les droits des peuples et nationalités et les droits de la nature. Quelques articles font référence aux droits spécifiques des peuples autochtones : le droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement équilibré (art. 14) et le droit de choisir pour leurs enfants une éducation conforme aux principes, croyances et choix pédagogiques de leurs parents (art. 29). De même, l’article 57 confie à l’État la responsabilité de protéger, de renforcer et de promouvoir le système d’éducation interculturelle bilingue. Le chapitre 7 du titre II garantit les droits à la nature, qui devient elle-même sujet de droit. Cette section est une innovation constitutionnelle mondiale (Belaidi 2018).

Les deux derniers titres de la Constitution, soit le titre VI : « Régime de développement » [notre traduction] et le titre VII : « Régime du buen vivir » [notre traduction], méritent ici une attention particulière.

Le titre VI débute par l’article 275, qui établit le cadre d’action pour atteindre les objectifs du régime de développement en stipulant que « [l]e régime de développement est l’ensemble structuré, durable et dynamique de systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux qui garantit la réalisation du buen vivir, le sumak kawsay » [notre traduction] (Asamblea Constituyente 2008 : 135). Les articles suivants imposent à l’État la responsabilité de promouvoir un système économique équitable, d’encourager la diversité culturelle (art. 276), de garantir l’autosuffisance alimentaire, de favoriser des politiques de redistribution permettant aux agriculteurs d’accéder à la terre, et de faire la promotion de la biodiversité agricole (art. 281). L’article 284 décrit le système économique, lequel doit être social et solidaire, en harmonie avec la nature et fondé sur des échanges équitables (art. 336). L’article 348 garantit le financement de l’éducation ; la répartition des ressources devant être régie, notamment, en fonction de critères d’équité sociale et de répartition démographique et territoriale.

Le titre VII, « Régime du buen vivir », aborde l’accord social, l’inclusion et l’équité, et reviens sur quelques éléments vus dans le régime précédent, dont la biodiversité et les ressources naturelles, la santé, l’éducation et la culture, pour ne nommer que ceux-là. Dans ce titre, l’article 407 est particulièrement important, car il décrète la prohibition des activités extractives dans des aires protégées. Néanmoins, l’article inclut la clause d’exception qui permet leur autorisation à la demande justifiée du président.

Le dernier chapitre, titre IX : « La suprématie de la Constitution » [notre traduction], établit la Cour constitutionnelle de l’Équateur en tant qu’organe suprême de contrôle, d’interprétation et d’administration du droit constitutionnel. Cette instance suprême remplace l’ancien Tribunal constitutionnel. Elle compte neuf membres, tous devant désormais être des juges, et il s’agit de la plus haute instance d’interprétation de la Constitution. Ses jugements sont contraignants et sans appel (art. 440). La Cour constitutionnelle de l’Équateur est l’organe de garantie des droits enchâssés dans la Constitution (art. 424 et 425). La Constitution de 2008 donne de nouveaux pouvoirs aux juges en confirmant ce qui est établi à l’article premier de la Magna Carta [Grande charte] définissant l’Équateur comme un État de droit et de justice constitutionnels (Arias 2008 ; Ávila Santamaría 2008).

Ainsi, le paradigme du sumak kawsay/buen vivir est en soi prometteur d’un nouveau modèle de société en ce qu’il représente la construction d’une contre-hégémonie culturelle et sociétale. La rupture est claire : le sumak kawsay/buen vivir permettrait l’abandon de la « mystique de la croissance » (Méda 2013) issue de la marchandisation du monde qui est au coeur du néolibéralisme économique dominant. Il est au coeur des luttes des peuples et nationalités autochtones de l’Équateur. Il reflète la vision de la cosmologie andine à laquelle le concept de « développement » est étranger. Le processus linéaire de croissance menant au développement, surtout dans sa dimension économique, est vu comme une utopie non réalisable dans la mesure où il détruit l’environnement et génère et augmente les iniquités entre les individus, les sociétés, les pays et les régions.

Cette vision du sumak kawsay – celle d’une existence holistique et démarchandisée – est la vision qui a été défendue par les peuples et nations autochtones équatoriens en tant que nations lors de l’Assemblée constituante de 2007 en vue de rédiger la Constitution de Montecristi. Il ne s’agit pas de subordonner l’humain à la nature, mais de reconnaitre leur interdépendance et le besoin d’autres formes de relation entre eux, rompant avec la vision utilitariste du modèle néolibéral.

L’inscription du buen vivir dans la Constitution de Montecristi pave la voie à l’atteinte d’une vie belle, en équilibre avec la nature, avec les autres et avec soi-même, laissant place aux relations interpersonnelles, aux loisirs et à la contemplation. Ceci constitue une façon différente de vivre, de produire et de reproduire la vie et les espaces vitaux. Ainsi, l’ouverture au dialogue interculturel, la reconnaissance des savoirs ancestraux et cette construction discursive qui puise dans les cosmovisions des Andes en intégrant néanmoins l’épistémè occidentale constituent la richesse et l’originalité du néo-constitutionnalisme équatorien.