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Kuei kuei ! Bonjour à tout le monde, ça me fait plaisir d’être là aujourd’hui. C’est comme le sentiment de revenir d’exil en territoire innu. Merci à tous ceux qui ont organisé le colloque, à Sylvie [Poirier] en particulier. Merci, c’est un privilège d’être invité dans un espace de réflexion critique sur les traités modernes en français ; ils sont rares, et cette rareté est en soi problématique. En effet, on ne traite pratiquement jamais des traités modernes et des lourds enjeux territoriaux qu’ils impliquent d’un point de vue critique. Il est certes plus agréable de parler de réconciliation ! Pour le regard du sociologue, cette absence de débat critique sur les traités et l’omniprésence des discours sur la réconciliation ne sont pas innocentes. Une des raisons, selon moi, c’est de dissimuler l’enjeu de la dépossession en tenant pour acquis que nous sommes des peuples conquis quand, dans les faits, nous n’avons jamais rien cédé, comme le faisait remarquer le professeur Asch. Nous n’avons jamais consenti à notre propre abus et à notre propre dépossession. Tous ces discours sur la réconciliation qui touchent le coeur de certaines personnes de la société civile – évidemment, il ne faut pas non plus rejeter ça d’un revers de la main – servent à masquer, à dissimuler le fait qu’on vit encore dans un régime colonial bien en place au Canada : l’apartheid canadien. Les structures de notre domination sont là, intactes, et elles servent bien l’État canadien. Alors, après 20 ans d’observation, de l’intérieur et de l’extérieur, y compris du point de vue de l’État, j’en suis venu à certaines conclusions. Puis, la liberté universitaire permet de critiquer ces processus-là. Ainsi, critiquer l’État, critiquer l’engagement de sa propre communauté dans ces processus colonisateurs qui ont des conséquences profondes sur nos peuples, je considère que c’est un devoir. Je veux donc vous rendre compte de quelques-unes de mes observations et de mes recherches sur le terrain sur les rapports entre une certaine perspective innue de la souveraineté ancestrale, que l’on appelle innu tipenitamun, versus les définitions étatiques.
Que porte la conscience historique des Premiers Peuples ? Je pense que c’est important de revenir un peu en arrière pour comprendre la condition dans laquelle on se trouve aujourd’hui. Je pense toujours à 400 ans, j’essaie de me représenter comment les premiers contacts ont eu lieu et l’héritage de nos civilisations très anciennes qui ont accumulé avec le temps une immense sagesse. Ces mémoires culturelles nourries de l’observation de la Terre, ça s’est sédimenté puis c’est devenu des récits anciens très riches, très puissants, avec des façons de prendre des décisions ensemble et de se relier les uns aux autres très riches aussi. Quand les premiers colons sont arrivés, les premiers explorateurs, nous avons tenté de leur dire à plusieurs reprises :
Il y a des lois, ici. L’humain est maître de peu de choses. C’est une terre avec des lois qui émergent de la terre et qui sont très anciennes, et puis, si vous ne respectez pas ces lois-là, vous n’allez pas pouvoir vivre ; si vous les respectez, on va pouvoir bien vivre tout le monde ensemble, vous allez pouvoir être nourris. Si vous ne respectez pas ces règles-là, ça va être la catastrophe.
Alors, aujourd’hui, 400 ans plus tard, le petit miroir qu’on nous a donné contre le « territoire », on le prend – au moins il va être utile à quelque chose –, on va le retourner : « Regardez dans le miroir et voyez la catastrophe que votre société a causée ». Des fois, j’ai l’impression que, 400 ans plus tard, nous continuons à dire la même chose et que les Euroquébécois ne comprennent toujours pas. Ce n’est pas tout le monde, évidemment : certains comprennent, mais peu. Alors, ce que je vois, c’est un décalage avec les discours officiels de tous ceux qui tirent profit du colonialisme, que ça soit au niveau de l’État, au niveau de la culture dominante et même dans nos communautés. Je veux dire que vous avez des gens qui ont un intérêt, finalement, à nous faire croire que ce système est là pour nous servir, mais en détournant nos regards de la réalité sociale, de la condition réelle des gens, des orphelins en particulier, des gens qui sont en prison, des gens qui sont désorientés, des souffrances, etc. Alors, c’est le point de vue de ces gens-là que je trouve plus intéressant à comprendre, aujourd’hui, et celui des institutions avec lesquelles on vit ; le point de vue de ceux qui en auraient besoin, qui en sont exclus et le subissent.
Bon, je n’ai pas encore parlé de réconciliation : c’est un sujet un peu délicat, mais on ne peut pas l’éviter. Alors, pour moi, la réconciliation, celle qui sort de la bouche des politiciens et des représentants de l’État, est avant tout cosmétique. La politique ou « l’industrie » de la réconciliation a une fonction de simulation de justice, de simulation de similitude entre nos ordres juridiques, et de dissimulation du fait que le colonialisme se porte très bien au Canada. La « réconciliation » est une vieille stratégie pour nous attendrir, pour mieux nous forcer ensuite. Puis, on le voit présentement avec le projet de pipeline, avec les grands projets de développement industriel sur le territoire, le Canada n’a jamais eu qu’un seul objectif depuis le début de sa relation avec les Premiers Peuples : l’appropriation des territoires et des ressources et l’exploitation optimale des Premiers Peuples pour servir ses propres intérêts. Alors, de mon point de vue, il faut revenir à la source du système d’une certaine façon pour comprendre l’architecture de ce colonialisme, de cet apartheid canadien. Il faut comprendre l’esprit des architectes.
Puis, je sais qu’on veut tous passer un bel après-midi, alors je ne voulais pas nécessairement vous parler de John A. Macdonald[3]. Ce fameux John A., qui disait rêver de créer une Amérique du Nord purifiée des « races bâtardes ». Spéculateur foncier, il rêvait de créer une Confédération sur le modèle du sud des États-Unis. Il a été celui qui a été le ministre des Affaires indiennes le plus longtemps dans l’histoire du Canada. Dans ses correspondances, il était très fier de dire qu’il n’avait jamais pris une décision dans l’intérêt des Premiers Peuples. En d’autres termes, il était très fier de ne jamais nous avoir fait de bien – ce n’est pas peu dire. Bon, ce régime constitutionnel et l’article 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui dit que « les Indiens et les terres réservées aux Indiens » sont une compétence fédérale ne sont pas innocents ; c’est quelque chose qui n’est pas purement symbolique. On parle beaucoup de la Loi sur les Indiens, mais cet article demeure la source, le vrai fondement du régime constitutionnel où les personnes et les territoires ont été transformés en « objets ». C’est là que naît une forme nouvelle de colonialisme systémique et juridique au Canada et qu’on peut observer la naissance de ce que j’appelle l’« Indien-objet ». On peut alors voir l’accélération d’un double processus de déterritorialisation, d’abord physique, où on arrache les gens à leur terre ancestrale tout en les forçant par une panoplie de stratagèmes à s’installer dans des réserves afin de les déterritorialiser culturellement, et ce, jusqu’à l’assimilation complète. Déterritorialisation physique et culturelle, donc. Le concept de « statut d’Indien », cette fiction génétique normalisée, en est un dispositif. Il visait (et vise toujours) en quelque sorte à marquer au fer ceux qui vivraient dans le nouvel « enclos » et il a constitué un élément central dans l’architecture de ces nouvelles « dump humaines » érigées pour que les gens aillent tout naturellement y disparaître et se dissoudre. Ensuite, le conseil de bande est un autre dispositif (je ne parle pas ici des personnes, mais de la structure du conseil) qui visait et vise toujours à favoriser l’assimilation complète des Premiers Peuples, et ce, en donnant toujours le pouvoir à ceux que les autorités coloniales considéraient comme les « bons Indiens ». Éventuellement, ces conseils de bande allaient devenir similaires aux municipalités environnantes et tout le monde allait devenir de bons Canadiens.
Il est nécessaire de revenir sur ces fondements parce qu’après 150 ans on a tendance à avoir intériorisé ces normes-là et on devient parfois aveugle à nos propres ordres juridiques et à notre philosophie du droit, à notre propre conception de l’innu tipenitamun. De mon point de vue, la meilleure métaphore pour comprendre le comportement de l’État canadien au cours des 150 dernières années est celle de l’abuseur. L’État se comporte comme un abuseur qui, par tous les moyens possibles, tente de s’approprier les terres ancestrales et forge un consentement pour qu’on en arrive à consentir à notre propre abus – et un abus demeure un abus, même s’il est suivi de millions de dollars. De mon point de vue, les traités modernes sont une consolidation de cette relation malsaine, un grand stratagème pour consolider ce colonialisme et légitimer la domination, transformer l’usurpation des terres en légitimité. Ce sont des outils sophistiqués qui permettent au colonialisme d’opérer pour faire en sorte que les Premiers Peuples en viennent à une politique de l’abandon : on abandonne notre territoire, on abandonne tranquillement notre vision des choses pour en arriver à se soumettre, à s’intégrer à cette société-là qui se conçoit comme étant supérieure.
Souvent, quand leurs apologistes parlent des traités modernes, ils disent à ceux qui les critiquent : « Soyez réalistes ; regardez, le territoire est détruit. La meilleure chose que vous pouvez faire, c’est de prendre l’argent qu’on vous donne et de céder ». Et pour avoir analysé ces traités-là, autant les processus que les contenus, il n’y a rien d’innu dans les traités modernes. Leur grammaire est purement coloniale. Tout ce qui est dit là-dedans est fait à partir des conceptions et des définitions étatiques. Tout ce qui est sous-jacent, ce sont des définitions dont l’objectif suprême demeure l’aliénation de la terre pour sécuriser la Couronne, consolider sa souveraineté, comme disait le professeur Asch. Comment s’opère cette consolidation ? En définissant les droits et obligations et en transformant des droits (et obligations) inhérents enracinés dans nos souverainetés ancestrales (appelée innu tipenitamun chez les Innus) en pouvoir délégué de gestion en vertu du régime constitutionnel canadien – deux problèmes fondamentaux qui grèvent autant le processus lui-même que le contenu des traités.
Quelques éléments sur les processus : ils renforcent les dispositions de la Loi sur les Indiens en donnant le pouvoir administratif aux conseils de bande qui deviennent les seuls organes légitimes qui, en même temps, tendent à invalider, détruire, transformer et effacer nos pratiques endogènes et nos modes ancestraux de gestion des conflits. Les aînés se retrouvent encore plus marginalisés. Les processus consensuels sont bafoués, tout comme nos façons de gérer en cercle et l’idée de « justice réparatrice ». Tout ça, c’est un façonnement du consentement et un outil important du colonialisme. C’est, entre autres, par les prêts financiers sans intérêt, disons à partir du moment où les conseils acceptent d’être payés par l’État pour « négocier », que les communautés se retrouvent la main prise dans l’engrenage et, naturellement, on ne mord pas la main qui nous nourrit. Il y a une petite élite qui tire profit de ces négociations-là et ça devient une industrie, une activité économique. La parole des opposants et ce qui est « innu » sont aussi absorbés et instrumentalisés par les experts en communication pour simuler le consensus quand les personnes qui osent critiquer sont souvent exclues dans les faits. Je peux en témoigner pour avoir participé aux négociations territoriales moi-même. Et, naturellement, ceux qui ont des emplois et qui travaillent en touchant ces salaires-là vont avoir une forte tendance à ne pas s’opposer.
Ce que nous avons vu au cours des dernières années, ce sont des moyens démesurés déployés pour le oui. C’est : « Oui, oui, oui » constamment et une marginalisation de tous ceux qui vont s’opposer. Dans certaines communautés, les opposants ont été dépeints comme une question de « gestion du risque ». J’ai plein d’exemples concrets et de témoignages. Un exemple flagrant, sinon indécent, c’est celui d’aînés qui vont devant une assemblée à Essipit et disent : « On aimerait voir un traité parce qu’on n’a jamais vu ce traité-là non plus. On en parle, on en parle… Comment pouvons-nous nous prononcer sur un document que l’on n’a jamais vu ? » Puis, les aînés se font répondre : « Eh bien, vous ne comprendrez pas pareil : c’est un langage d’avocat ; vous ne comprendrez pas ce qui est écrit dedans pareil ». Un autre exemple, ce sont des aînés qui sont en forêt ; ils discutent et critiquent le traité, et reçoivent quelques jours après une lettre du Chef qui dit : « Si vous avez quelque chose à dire contre les traités, venez le dire au conseil de bande ; ne parlez pas de ça publiquement ». Alors, ce sont de grandes violations, de mon point de vue, des droits humains qui révèlent la colonialité de ces processus. La marginalisation des résistants ou des critiques, ou même des gens qui ne veulent pas se conformer, est un fait important, de mon point de vue, qui mérite une grande attention. Mais les « mercenaires », pour reprendre l’expression de Paul Charest parlant de tous ceux qui sont payés par les conseils de bande pour faire de la recherche, ont tendance à garder dans l’ombre ces perspectives et voix critiques et anticoloniales dans nos communautés. Consciemment ou pas, les chercheurs instrumentalisés par les conseils de bande contribuent à l’effacement des voix critiques. Sur le long terme, les recherches traitant des enjeux cruciaux en lien avec l’exercice du pouvoir et ses abus deviennent absentes et les chercheurs se faisant les mercenaires des dirigeants locaux, eux, prospèrent. Il y a des questions difficiles à être posées concernant le carriérisme et une certaine industrie de la recherche « sur les Autochtones » dans le monde universitaire.
Ensuite, il y a la question de la dette[4] qui, avec le temps, s’est accumulée. Cette dette a été utilisée comme épée de Damoclès pour forcer la signature de documents allant à l’encontre de nos principes : « Il faut signer un traité, on a une dette ». Les gens sont sensibles à ça – on n’aime pas ça, être endetté, on se sent redevable – sauf que nous, les opposants aux traités modernes et à l’extinction, on demande les factures. Il y a une dette, mais on veut voir les factures. Mais là, on nous dit : « Non, on ne peut pas vous donner les factures, on ne peut pas vous montrer ça, ça pourrait nuire au bon déroulement des négociations ». Il y a un manque de transparence épouvantable ! Récemment, le gouvernement fédéral a aboli les dettes en lien avec les négociations[5]. Pourquoi avoir fait cela ? Est-ce lié aux critiques quant au manque de transparence ? Est-ce un cadeau du parti au pouvoir pour acquérir l’allégeance de certains conseils ? Une lettre émanant du ministère des Affaires autochtones lui-même, et destinée à un groupe de chasseurs qui exigeait de voir les comptes de dépenses, disait que la transparence pourrait nuire au processus. Comment accepter un tel obscurantisme ? Parce qu’on est Autochtone, il faudrait accepter que les principes fondamentaux de la justice ne soient pas respectés ? Ces négociations sont très problématiques et deviennent, avec le temps, une pure activité économique. Un article publié dans La Presse critiquait les négociateurs du gouvernement du Québec, les nominations politiques et le coût en argent public de ces négociations obscures. Mais rien n’a été dit sur les dépenses des conseils de bande en notre nom : pourquoi ?
Voyons le contenu [du traité] maintenant. D’abord, ce contenu ne nous a jamais été présenté. Mais les traités au Canada émanent de la même politique et ont des fondements standards. Mais le traité « innu » nous est présenté par les dirigeants, les avocats et experts en communication comme étant unique et extraordinaire : une entente qui innove et n’éteint pas nos souverainetés ancestrales, un traité sans extinction. C’est du mensonge pur et simple, comme celui de présenter les politiques d’autonomie gouvernementale comme étant de l’autodétermination en vertu du droit international. Mais pourquoi la Couronne fédérale renoncerait-elle à la raison même de ces traités, c’est-à-dire la certitude par la définition et la domestication de nos souverainetés ? On nous présente un nouveau traité qui va libérer les Innus, mais, de mon humble point de vue, c’est une fraude monumentale, c’est un mensonge : il y a toujours une clause d’extinction, une clause de certitude et, souvent, elles sont amenées à la fin, quand tout le monde a les mains bien liées. Pourquoi ne pas dire la vérité ? C’est-à-dire : « Oui, il va y avoir de l’extinction. Mais, c’est à prendre ou à laisser ». Et, par expérience, ceux qui dirigent les négociations à Ottawa vont nous dire : « Si vous voulez remettre en question ces clauses-là, vous allez tout perdre. Et vous allez avoir encore moins que les Cris parce que les Cris, ça a été une erreur de leur donner leur programme pour les chasseurs traditionnels : ça coûte cher et c’est compliqué à gérer. Vous n’en aurez même pas, de ça ». Il faut préciser que la situation des Cris est très particulière et même si leur expérience est riche et leur intelligence politique impressionnante, il faut cesser de constamment les prendre en exemple à imiter dans la manière de traiter avec les gouvernements. C’est une tendance particulièrement marquée chez les nationalistes québécois qui utilisent la Paix des braves pour promouvoir l’illusion qu’il n’y a pas de colonialisme au Québec, pour recevoir l’absolution sans confession !
Ensuite, il y a toutes les conceptions coloniales que l’on absorbe dans nos communautés, comme les « petits nitassinan » ou encore les différentes manières de nous catégoriser et de nous définir, dont le concept de « fiefs simples » présenté comme « innu assi », qui n’est rien d’autre que de la propriété privée dissimulée sous une « cosmétique » innue. On tente de nous faire avaler, en dorant la pilule, des choses qui sont profondément coloniales, intrinsèquement étatiques. Et que dire des fameux « codes de pratique » dont les gouvernements exigent l’adoption à des fins d’harmonisation, mais qui deviennent un calque des lois québécoises ? On veut, dans le fond, nous amener tranquillement à avoir les mêmes droits « de chasse et de pêche » que les Québécois, c’est-à-dire de ne plus vraiment en avoir ! Je peux comprendre les Québécois et les Canadiens d’être jaloux parce que la réalité, c’est que, eux, ils n’en ont pas beaucoup, de droits, du moins si on compare avec ce que nous, Premiers Peuples, concevons généralement comme le principe fondamental et non négociable de notre subsistance.
L’affirmation de nos souverainetés ancestrales millénaires peut être intimidante par la profondeur et la richesse de celles-ci. Mais gérer cette angoisse, ce malaise identitaire est l’affaire des Euroquébécois et il n’est pas juste de nous punir pour affirmer nos existences et nos ordres ancestraux. Les Euroquébécois nous disent par exemple : « Soyons égaux ; renoncez à vos droits. On va mettre ça tout au même niveau, ça sera plus facile. » Comprenez-vous la violence de tels propos envers des communautés croulant sous différentes formes d’injustices, marginalisées et oppressées ? Ce renforcement des conceptions étatiques au nom du progrès et de l’égalité, autant à la sauce québécoise que canadienne, nourrit la colonialité au sein des instances juridiques et universitaires. Il est compréhensible que ces traités-là en soient venus à être perçus comme avantageux, avec de l’argent donné pour les négociations et celui promis lors de la signature, mais aussi à la lumière des effets d’une politique d’effacement depuis 150 ans.
Moins tu es connecté avec ta mémoire et ta culture, moins tu connais les conceptions ancestrales et plus tu vas avoir l’impression que ce qu’on te donne, c’est un gain, parce que tu as oublié entièrement ou en partie ce qui t’a été transmis et la profondeur de tes liens avec la terre et de tes obligations. Pour moi, une des meilleures images pour présenter l’inaliénabilité de la terre est celle d’un diamant immense dont on commencerait à négocier la vente et le transfert. Comment évaluer la valeur d’un trésor d’une telle ampleur ? Encore aujourd’hui, présenter Assi, la Terre, comme notre nourrice, notre mère requérant un respect intégral et source de nos lois est souvent perçu comme une dangereuse utopie, comme quelque chose d’arriéré, de dépassé, contraire à la civilisation et à la bonne marche du développement et du capitalisme. On se fait taxer de prophétisme, de manque de réalisme ou de ne pas être scientifique, y compris dans le monde universitaire. Cette réflexion sur notre relation à la Terre, et donc à la vie, nous amène à comprendre, d’un côté, l’épistémè et l’esprit du régime qui nous ont été imposés, et, de l’autre, le fondement de ce qui sera nécessairement la transition de ce régime vers un avenir possible pour les prochaines générations.
Alors, qui a intérêt à la signature de ces traités-là au fond ? Certainement le Canada et sa province québécoise. Il y a eu une très grande constance dans les politiques canadiennes depuis 150 ans, certainement dans les positions étatiques et l’imposition de la souveraineté. Peu importe les formes d’action de la Couronne, son objectif demeure le même. Les politiques actuelles de réconciliation et de red washing semblent être une façon de détourner l’attention de la continuité du colonialisme et des phénomènes de recolonisation. Les femmes autochtones en particulier, de mon point de vue, ont été utilisées, depuis l’élection du Parti libéral, comme un bouclier humain pour légitimer le parti et camoufler des politiques de développement et d’exploitation des ressources naturelles. Encore une fois, détourner l’attention, protéger le parti, dissimuler des politiques d’appropriation des territoires et des ressources et utiliser les commissions étatiques pour simuler la justice et présenter l’État comme étant « à l’écoute », de mon point de vue, c’est ce qui se passe vraiment derrière les beaux sourires et les millions qui coulent. Alors, je dirais de faire attention à ceux qui veulent nous convaincre que coopérer avec l’État est avantageux, surtout si ces gens-là tirent profit de l’État et des processus visant l’appropriation et l’extinction des souverainetés ancestrales.
Quelle est la solution de rechange à ce régime infernal ? Des gens du ministère de la Justice disaient récemment : « Les traités sont bloqués partout au Canada ». Alors, c’est un processus qui ne fonctionne pas, ce n’est pas vrai que ça fonctionne : c’est bloqué partout. On nous donne l’illusion, même après 30 ans, que les choses avancent, que notre patience et notre docilité seront payantes. Et attention : le gouvernement a aussi un plan B qui consiste à nous présenter une série d’ententes qui réaliseront les objectifs des traités, mais sans les traités, entre autres par le biais des processus d’adoption de « constitutions » qui visent aussi à consolider l’ordre colonial. Or, il y a présentement une affirmation des conceptions autochtones de la terre et du droit, entre autres par le biais de ce qui est dorénavant convenu d’appeler l’École de Victoria, marquée par les travaux de John Borrows et de Val Napoleon, mais aussi par beaucoup d’autres penseurs émergents. Partout au Canada, il y a une mouvance vers la présentation de nos récits anciens et de nos traditions orales comme fondement de nos philosophies du droit, et un nombre grandissant d’initiatives visant le renforcement de nos ordres juridiques et les conceptions du droit qui émergent de la terre elle-même. C’est un phénomène réel que les gouvernements canadien et québécois ne savent pas vraiment comment gérer. Et, au fond, ce n’est pas à eux de le gérer : c’est maintenant à nous. C’est le message qu’on entend aussi de la Cour suprême, des juges qui en privé affirment : « On ne peut plus rien faire pour vous parce que le droit inhérent, c’est à vous de le définir. C’est quoi votre conception et puis comment allez-vous la mettre en oeuvre ? On ne peut pas le faire pour vous autres ».
En définitive, ce régime constitutionnel de 91(24) a atteint ses limites. Même les conceptions de droits ancestraux et de titre, de mon point de vue, sont dépassées. Il est temps de retourner à nos conceptions ancestrales tel l’innu tipenitamun, être fiers de nos philosophies, épistémès et ontologies, en faire la promotion et les actualiser. De mon point de vue, l’avenir consiste à se défaire des institutions conçues pour nous annihiler, à revenir aux bases et aux sources de nos savoirs et en faire émerger, par nous-mêmes, de nouvelles configurations.
Un élément que je veux mentionner aussi concerne la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Si je salue le travail de tous ceux qui y ont travaillé et l’ont défendue, on y accorde beaucoup trop d’attention de mon point de vue. Il y a eu beaucoup trop de détournement d’attention vers cette déclaration et le processus qui y a mené, suivi de très près par les États coloniaux. Même dans les États où la décolonisation n’a jamais été effective après la Deuxième Guerre mondiale, comme le Canada, les Premiers Peuples peuvent toujours se réclamer de la Charte des Nations Unies et du jus cogens. Nous sommes de petits peuples, mais des peuples à part entière ; quoi qu’en disent les États coloniaux, nous possédons un droit intégral à disposer de nous-mêmes. Nous en avons été privés, nous avons été exclus des processus de décolonisation, mais nous demeurons des peuples entiers. Ce n’est pas parce que nous sommes des petits peuples que nous ne sommes pas des peuples et que nous n’avons pas une dignité collective. Alors, revenons à ces fondements du droit international et revenons aussi à ce qui a été défendu ; nous avons une grande tradition de résistance comme peuple. Et attention aux formes de reconnaissance de façade venant des gouvernements comme stratagème pour mieux dissimuler et légitimer leurs pratiques de domination et d’imposition de projets d’extraction des ressources. L’État se comporte envers nous comme un mari violent : une journée, il nous flatte, pour le lendemain recommencer ses abus, dans un cycle infernal de « vulnérabilisation » et d’affaiblissement. Comment sortir de cette relation toxique ?
Je veux rendre hommage à tous ceux qui ont résisté depuis très longtemps. Je pense à madame [Jeanne Mance] Charlish et à la Coalition Ukaimau aimu à Masteuiatsh, à des personnes comme Ben Michel et Élizabeth Penashue des communautés innues de l’Est qui se sont battu contre les vols à basse altitude et les barrages, à Gilbert Pilot et la Coalition Nitassinan, à tous ceux qui se battent contre les projets miniers, les barrages et l’industrie forestière et pour la protection de nos territoires ancestraux. Je pense aux actions des Innus, en solidarité avec les autres Premiers Peuples lors de la guerre du saumon (1981-1982). Je pense à ceux qui ont résisté coûte que coûte à la Convention de la Baie-James [et du Nord québécois] à Matimekush-Lac John. Depuis les premiers contacts, les Innus n’ont jamais cédé ; il y a une grande tradition de résistance et ce qu’il y a derrière ça, c’est innu tipenitamun ; comme Innus, comme Premiers Peuples, nous sommes responsables de la Terre-Mère et le resterons. Lorsque tu renonces à cette responsabilité, à tes obligations envers les générations futures comme Innu, à tes obligations envers le territoire, tu renonces à un élément crucial de ton être comme Innu, de mon point de vue. Il faut rapidement changer le regard que l’on porte sur nos traditions et sur nous-mêmes et ça ne pourra pas se faire sans les gens eux-mêmes. C’est une illusion de penser que l’État va nous donner quoi que ce soit sans prendre de l’autre main et imposer ses prétendues juridictions ; ça va devoir se faire avec les gens, par les gens, pour les gens, parce que les gens connaissent les problèmes, les gens sont intelligents, ils connaissent les sources, les solutions, aussi les projets qui peuvent mener à une réelle transformation de notre condition humaine. Alors, comment articuler cette grande transformation-là, opérer la transition constitutionnelle vers les nouvelles prémisses que sont la souveraineté ancestrale et l’autodétermination effective ? Je pense que c’est exactement ce qui se prépare présentement. Donnons-nous enfin des canots puis dirigeons-les comme nous l’entendons, dans les directions que nous souhaitons, selon une vision qui nous est commune et en laquelle nous croyons profondément — parce que les États, nous savons depuis longtemps où ils veulent nous mener.
Parties annexes
Note biographique
Pierrot Ross-Tremblay (Ph.D., University of Essex), issu de la Nation innue et de la communauté d’Essipit, est professeur à l’Institut de recherche et d’études autochtones de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur la mémoire et l’oubli, le colonialisme au Canada, les processus de négociation et les traditions juridiques des Premières Nations, plus spécifiquement celles des Innus. Il est l’auteur de Thou Shalt Forget. Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada (Londres, University of London Press, 2019).
Notes
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[3]
John Alexander Macdonald (1815-1891) fut l’un des Pères de la Confédération et premier ministre du Canada de 1867 à 1873, puis de 1878 à 1891 (N.D.L.R.).
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[4]
Pierrot Ross-Tremblay fait ici référence au « prêt » consenti par le gouvernement fédéral aux communautés autochtones engagées dans les processus de négociation dans le cadre de la Politique sur les revendications territoriales globales. Au fil des décennies, ces prêts en sont venus à constituer une « dette » substantielle pour les communautés (N.D.L.R.).
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[5]
Le conférencier fait ici référence au budget 2019 du gouvernement Trudeau qui incluait un montant pour le paiement des « dettes » contractées par les communautés dans les processus de négociation. Or, le montant et la démarche ne s’appliquent pas à toutes les dettes contractées dans le cadre des négociations à travers le pays (N.D.L.R.).