Note liminaire

Mémoires collectives et production des territoires urbains[Notice]

  • Grégory Busquet et
  • Adriana Diaconu

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En parallèle à une effervescence des recherches dans le champ des memory studies, l’intérêt pour les liens entre mémoires et espaces s’amplifie récemment, parmi les chercheurs sur l’urbain et les territoires. Témoignent de cette ouverture les récents numéros spéciaux de revues francophones (Articulo, 2014 et Géographie et cultures, 2018) de même que des sessions de communications lors de colloques comme celui organisé par le Collège international des sciences territoriales (CIST ) (Représenter les territoires, Rouen, 2018) dont sont issues plusieurs contributions à ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec. Les questions mémorielles en lien avec la spatialité des processus sociaux ont été habituellement associées aux thématiques du patrimoine, de la construction des récits des territoires ou du marketing urbain (Rautenberg, 2003 ; Gravari-Barbas, 2005 ; Veschambre, 2008 ; Melé, 2011, Barrère et al., 2017). Toutefois, comme le montre le présent numéro, la mémoire permet d’éclairer des questions urbaines qui dépassent ces thématiques : fabrique du projet urbain, urbanisme opérationnel, risques environnementaux dus aux pollutions, pratiques religieuses dans l’espace public, processus de gentrification, etc. Pour aborder les mémoires collectives, les contributrices et contributeurs de ce numéro, venant de différentes disciplines des sciences humaines et sociales, sont amenés à croiser des approches et des écoles de pensée : les références le plus souvent citées sont des travaux de sociologues et politologues (Halbwachs, Blokland, Gensburger, Lavabre), de géographes (Veschambre, Di Méo) et d’anthropologues (Bastide). La mémoire collective se constitue ainsi comme un objet de recherche résolument interdisciplinaire des études urbaines et territoriales. Après les travaux pionniers de sociologie de la mémoire de Maurice Halbwachs (1925/1994, 1950/1997), la géographie sociale et la géographie culturelle, considérant la mémoire comme une construction sociale, ont rompu avec une vision monolithique des représentations territoriales et ont cultivé l’intérêt pour des représentations multiples du passé portées par les groupes sociaux et leurs tensions : rapports entre mémoires des groupes majoritaires et minoritaires, concurrence entre plusieurs mémoires attachées à un même espace, ressentis subjectifs de l’espace vécu et leurs contradictions, etc. Nous évoquons ici plus particulièrement trois approches théoriques de mise en dialogue des constructions des mémoires collectives et des territoires qui traversent les recherches récentes, ainsi que les articles de ce numéro. Tout d’abord, dans le sillage de la géographie critique, se pose la question du caractère politique de la relation de la mémoire collective au territoire. Derrière l’espace et les mémoires qui y sont attachées, se trouvent toujours des groupes sociaux, des institutions, des jeux d’acteurs et des rapports de force, des groupes dominants ou des groupes dominés qui concourent à leur construction ou en usent stratégiquement pour leurs intérêts. La façon dont se construit la mémoire collective relève ainsi de l’appropriation symbolique de l’espace par un groupe qui y attache son identité aux dépens d’autres qui n’y trouvent plus leur place (Cresswell, 1996). L’instauration de récits dominants favorisant l’oubli des souvenirs non conformes et l’effacement des récits alternatifs fait ainsi partie des instruments de domination et de contrôle de l’espace. Les substrats de la production des mémoires comprises comme faisant partie d’un « terrain contesté de définitions concurrentes » (Harvey, 1996 : 309-310) prennent alors toute leur importance pour éclairer ces processus d’appropriation territoriale. Toutefois, les constructions mémorielles servent aussi à contester ces appropriations, à transgresser les règles des groupes dominants, de même qu’à formuler des récits différents et de nouveaux projets de territoire. Dans cette perspective, la fabrique d’une mémoire partagée relève du processus d’agrégation d’un groupe localisé qui se reconnaît dans des valeurs communes. Le lien se fait alors naturellement entre passé et futur, donne …

Parties annexes