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Si jadis le droit de l’interprétation législative était composé d’un ensemble de règles disparates, aujourd’hui il n’existe qu’un seul principe ou solution : « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur[1] », pour reprendre la formule célèbre du professeur Elmer Driedger. Il est clair que ce qui est maintenant appelé le « principe moderne de Driedger » constitue le concept dominant en droit de l’interprétation législative : de 1984 à 2006, la Cour suprême du Canada a elle-même cité 59 fois le fameux passage[2].

Il convient toutefois de nuancer ce principe qui, en réalité, ne représente qu’un point de départ dans l’entreprise complexe que constitue l’interprétation législative[3]. Le principe moderne de Driedger doit aussi cohabiter avec d’autres règles d’interprétation. Par exemple, le bilinguisme législatif officiel au Canada[4] a rendu nécessaire l’élaboration de règles d’interprétation propres à la législation bilingue[5]. Les dispositions législatives qui confèrent des droits linguistiques[6] ou des droits de la personne[7] ou encore celles qui se rapportent aux peuples autochtones du Canada[8] sont d’autres exemples de dispositions soumises à des règles d’interprétation spécifiques. Aussi, comme l’exprimait la juge en chef McLachlin au nom de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Sharpe, l’application du principe moderne de Driedger « est complétée par la présomption que le législateur a voulu adopter des dispositions conformes à la Charte[9] ». Le constitutionnalisme et la primauté du droit, principe constitutionnel[10], exigent l’existence d’une cohérence verticale au sein des normes juridiques. Le principe de présomption de constitutionnalité, entre autres, assure la préservation d’une telle cohérence[11].

Plus précisément, la présomption de constitutionnalité comme principe d’interprétation veut qu’une « loi contestée doi[ve], autant que possible, être interprétée de manière qu’elle soit conforme à la Constitution[12] ». Avec l’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés[13] dans la Constitution en 1982, la question de savoir si la présomption de constitutionnalité des lois s’étendait à celle-ci s’est posée[14]. Comme nous le verrons, la jurisprudence démontre qu’une présomption de conformité des lois avec les valeurs de la Charte (« présomption de respect des valeurs de la Charte ») constitue effectivement un principe d’interprétation, mais que la Cour suprême adopte souvent une approche très timide à son égard[15]. Contrairement au reste de la Constitution, la Charte est dotée d’un système de limitation interne prévu par son article premier. Or, l’existence de ce régime interne de limitation crée une certaine complexité dans l’application de la présomption de constitutionnalité dans le contexte de la Charte et explique en partie la timidité de la Cour suprême.

Concrètement, il est difficile de prévoir quand les tribunaux jugeront opportun de recourir aux valeurs de la Charte comme règle d’interprétation. La jurisprudence qui a suivi l’adoption de la Charte indiquait que l’existence de deux ou plusieurs interprétations possibles commandait aux cours d’adopter l’interprétation conforme à la Charte et à ses valeurs[16]. Cette formulation a été précisée et limitée dans l’affaire Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, où la Cour suprême jugeait important d’insister sur le point suivant :

dans la mesure où notre Cour a reconnu un principe d’interprétation fondé sur le respect des “valeurs de la Charte”, ce principe […] s’applique uniquement […] en cas d’ambiguïté véritable, c’est-à-dire lorsqu’une disposition législative se prête à des interprétations divergentes mais par ailleurs tout aussi plausibles l’une que l’autre[17].

Le succès de cette entreprise est discutable. En effet, cette tentative de clarification semble s’être soldée par un échec dans la mesure où l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte dans la jurisprudence se révèle irrégulière et incohérente.

Dans le présent article, nous voulons élucider cette problématique et les questions qui en découlent. Son originalité réside dans le fait qu’il constitue la première analyse de la jurisprudence relative à la présomption de respect des valeurs de la Charte. Notre objectif est de mettre en lumière le contenu et la portée de ce principe d’interprétation pour ensuite jeter les bases d’une réflexion au sujet de sa pertinence et de son efficacité. Nous proposons une clarification du critère à satisfaire afin d’avoir recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte et nous invitons les tribunaux à définir ce qui est entendu par « valeurs de la Charte » au-delà des quelques indices timides actuellement dispersés dans la jurisprudence.

Nous consacrons la première partie de notre article à l’exploration de la présomption de respect des valeurs de la Charte. Nous retraçons son évolution dans la jurisprudence de la Cour suprême afin de circonscrire sa portée. Les débats internes de la Cour suprême à son sujet seront mis en exergue, et il sera démontré que la Cour suprême avait initialement conçu un rôle généreux pour le principe en question, mais qu’elle en a limité la portée subséquemment.

Dans la deuxième partie, nous relevons les irrégularités qui caractérisent l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte. Pour ce faire, nous analyserons la jurisprudence de la Cour suprême et des cours d’appel provinciales depuis l’affaire Bell ExpressVu qui, rappelons-le, devait permettre de clarifier la portée et l’application du même principe.

Nous concluons notre article, dans la troisième partie, en amorçant une réflexion à l’égard de la pertinence de la présomption de respect des valeurs de la Charte, dont l’efficacité actuelle aura été remise en question. Convient-il, par exemple, de permettre un recours plus généreux aux valeurs de la Charte dans les circonstances où il existe une relation symbiotique entre la loi interprétée et la Charte elle-même ?

1 Le principe d’interprétation fondé sur le respect des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés et son évolution

Précisons d’emblée que le concept « valeurs de la Charte » et les normes qu’il incarne sont utilisés par les tribunaux dans quatre contextes différents. Dans chaque cas, le souci demeure la préservation d’une certaine cohérence, verticale ou horizontale, au sein des normes juridiques. D’abord, il est bien établi depuis l’affaire SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd.[18] que les tribunaux sont chargés de faire évoluer la common law de manière qu’elle soit compatible avec les valeurs de la Charte. Ensuite, comme nous l’avons souligné précédemment, la Cour suprême a reconnu une présomption de respect des valeurs de la Charte, mais elle a précisé que ce principe s’applique uniquement « en cas d’ambiguïté véritable, c’est-à-dire lorsqu’une disposition législative se prête à des interprétations divergentes mais par ailleurs tout aussi plausibles l’une que l’autre[19] ». Le concept des valeurs de la Charte fait aussi partie du vocabulaire du droit administratif, où les tribunaux veillent à ce que les pouvoirs discrétionnaires des décideurs administratifs soient exercés en compatibilité avec les valeurs de la Charte[20]. Finalement, pour assurer, cette fois, une cohérence horizontale, les valeurs de la Charte servent aussi de guide à l’interprétation des garanties formulées dans la Charte elle-même[21]. À noter qu’il est impossible de traiter des quatre types d’utilisation des valeurs de la Charte comme norme juridique au sein d’un seul article. Étant donné le relatif vide doctrinal sur la question, nous nous concentrerons ici sur l’utilisation des valeurs de la Charte dans le contexte de l’interprétation législative.

1.1 La genèse optimiste de la présomption de respect des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés

Dans l’affaire Manitoba (PG) c. Metropolitan Stores Ltd.[22], le juge Beetz a invoqué la possibilité de recourir aux valeurs de la Charte comme principe d’interprétation, mais s’est alors abstenu d’exprimer une opinion sur l’existence d’une règle d’interprétation à cet effet. Ce n’est qu’une année plus tard, en 1988, dans l’affaire Hills c. Canada (PG)[23], que la Cour suprême énonce pour la première fois la règle voulant qu’une interprétation conforme aux valeurs de la Charte doive être préférée à une interprétation qui serait contraire à celles-ci. Dans l’affaire Slaight Communications Inc. c. Davidson, la Cour suprême réitère que les tribunaux ne devraient pas « interpréter une disposition législative, susceptible de plus d’une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante[24] ». En 1992, dans l’affaire R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, le juge Gonthier, au nom d’une cour unanime, rappelle que, « dans le cas où il y a deux interprétations possibles d’une disposition législative, l’une incorporant les valeurs de la Charte et l’autre non, il convient d’adopter la première[25] ». La Cour suprême a d’ailleurs mentionné ce principe comme unique motif afin de rejeter oralement le pourvoi dans l’affaire R. c. Rube[26].

Toutefois, toujours en 1992, dans l’affaire R. c. Zundel, une majorité de la Cour suprême propose une formulation différente de la règle voulant que, « lorsqu’une disposition législative, selon une interprétation raisonnable de son historique et une simple lecture de son texte, est soumise à deux interprétations également convaincantes, la Cour devrait adopter l’interprétation qui concorde avec la Charte et les valeurs qui y figurent[27] ». Ce faisant, la Cour suprême impose un critère plus contraignant à satisfaire avant d’avoir recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte en exigeant « deux interprétations également convaincantes » plutôt que « deux interprétations possibles ». Elle circonscrit donc les situations où la présomption s’applique[28]. Bien qu’elle soit subtile, la distinction est lourde de conséquences.

Ainsi, la Cour suprême avait conçu initialement un rôle généreux pour la présomption de respect des valeurs de la Charte, mais cette genèse présentait déjà les signes d’une confusion quant à la portée de celle-ci. Bien que la formulation originale ait le mérite d’offrir un principe de droit efficace, la Cour suprême en a limité la portée, subséquemment, comme en témoigne la section qui suit.

1.2 La Cour suprême du Canada divisée sur la question de la portée de la présomption de respect des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés

La portée de la présomption de respect des valeurs de la Charte a été revisitée par la Cour suprême dès ses débuts. Dans l’affaire Symes c. Canada[29], l’appelante s’appuyait sur les affaires Hills et Slaight Communications pour soutenir que les valeurs de la Charte devraient être utilisées en vue de guider l’interprétation de la Loi de l’impôt sur le revenu[30]. La question dans cette affaire était de savoir si les frais de garde d’enfants étaient déductibles à titre de dépense d’entreprise dans le calcul du bénéfice sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu[31]. Au nom d’une majorité de juges à la Cour suprême, le juge Iacobucci a limité la portée de la présomption de respect des valeurs de la Charte comme outil d’interprétation en soulignant l’exigence d’une ambiguïté dans la loi comme élément déclenchant le recours à celle-ci. Selon lui, les tribunaux ne devraient avoir recours au principe que pour résoudre une ambiguïté :

Dans les arrêts Hills et Slaight Communications, notre Cour devait examiner des dispositions législatives ambiguës. Dans chaque cas, on a examiné les valeurs de la Charte pour résoudre l’ambiguïté. Toutefois, chaque arrêt reconnaît que consulter la Charte en l’absence d’une telle ambiguïté la prive d’un objet plus important, la détermination de la constitutionnalité d’une loi. Si les dispositions législatives devaient être rendues compatibles avec la Charte même en l’absence d’ambiguïté, alors il ne serait jamais possible d’appliquer, plutôt que de simplement consulter, les valeurs de la Charte. En outre, le gouvernement ne pourrait jamais justifier une atteinte à la Charte comme une limite raisonnable en vertu de l’article premier puisque le processus d’interprétation empêcherait initialement de conclure à l’existence d’une atteinte à la Charte[32].

Si le juge Iacobucci a voulu circonscrire l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte, c’est parce qu’il craignait qu’une formulation trop généreuse du principe n’ait pour effet d’empêcher la contestation de la constitutionnalité des lois et donc de priver l’application de la Charte et, surtout, de son article premier.

Dissidente, la juge L’Heureux-Dubé a plutôt proposé que « le respect des valeurs de la Charte d[evait] jouer un rôle de premier plan dans l’interprétation des lois[33] ». Elle aurait eu recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte afin d’interpréter la Loi de l’impôt sur le revenu :

Enfin, comme je l’ai déjà mentionné, en plus de m’en remettre au texte de loi qui fait l’objet du présent examen, on ne doit pas oublier que les valeurs de la Charte doivent guider cette interprétation […]. Puisque, selon moi, ou la Loi permet de déduire les frais de garde d’enfants à titre de dépense d’entreprise ou elle est ambiguë à ce sujet, il faut, contrairement à l’opinion de mon collègue, décoder cette ambiguïté à travers le prisme des valeurs de la Charte, plus particulièrement ses art. 15 et 28. Ces articles reconnaissent l’importance de l’égalité entre les sexes, et la Loi doit être interprétée d’une façon qui ne va pas à l’encontre de ces principes, mais qui, plutôt, les mette en valeur. À cet égard, tout en s’assurant que les lois respectent les impératifs de la Charte, il importe de voir si une situation ou une loi entraîne des répercussions différentes pour les femmes et les hommes. Refuser les frais de garde à titre de dépense d’entreprise a clairement un[e] incidence différente sur les femmes, et nous ne pouvons tout simplement pas parler d’égalité et, du même souffle, maintenir une interprétation qui favorise les hommes d’affaires et qui continue de nier les besoins professionnels des femmes d’affaires qui ont charge d’enfants. À mon avis, l’examen des valeurs de la Charte aux fins de l’interprétation de la Loi renforce la conclusion que Mme Symes devrait pouvoir déduire ses frais de garde d’enfants à titre de dépense d’entreprise[34].

L’existence d’une divergence au sein de la Cour suprême s’accentue dans l’affaire Willick c. Willick[35], où le juge Sopinka, au nom d’une majorité de quatre contre trois[36], fait connaître ses réserves à l’égard du recours aux valeurs de la Charte comme outil d’interprétation :

Quoi qu’il en soit, j’ai d’importantes réserves quant à l’utilisation de la Charte comme outil d’interprétation dans le cas où les autres règles d’interprétation font clairement ressortir l’intention du législateur. Une telle utilisation de la Charte conduit à atténuer l’intention manifeste du législateur en la restreignant aux valeurs qui sont consacrées dans la Charte, sans recours à l’article premier. Si cette démarche était légitime, le recours à l’article premier serait inutile. L’intention du législateur serait déformée par une interprétation anodine. Le résultat serait d’empêcher le législateur d’exercer pleinement ses pouvoirs comme le lui permet l’article premier[37].

S’exprimant ainsi, le juge Sopinka entérine les propos du juge Iacobucci dans l’affaire Symes. Puisqu’une présomption générale de conformité avec la Charte permettrait aux parties de contourner la contestation de la constitutionnalité des lois et au gouvernement de défendre les violations de ces lois sous le régime prévu par l’article premier de la Charte, le juge Sopinka est d’avis que la présomption de respect des valeurs de la Charte devrait constituer un principe d’interprétation subsidiaire aux règles normales d’interprétation[38].

Toujours dissidente, mais cette fois accompagnée des juges Gonthier et McLachlin, la juge L’Heureux-Dubé affirme que, dans la mesure où il « a été fermement établi par [la] Cour que les interprétations législatives conformes aux valeurs consacrées dans la Charte doivent être préférées aux interprétations qui seraient incompatibles avec ces valeurs[39] », il est important « d’interpréter les dispositions de la loi de telle sorte qu’elles ne contribuent pas à cette inégalité de manière contraire aux valeurs d’égalité matérielle consacrées dans [la] Charte[40] ». Elle reconnaît la pertinence de limiter l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte aux cas où il existe une ambiguïté dans la loi — comme l’a proposé le juge Iacobucci dans l’affaire Symes —, mais elle précise que cela ne devrait pas influer sur le résultat de l’affaire puisque la loi est ambiguë[41]. On constate à quel point la détermination du caractère ambigu d’une loi est un exercice difficile, voire aléatoire.

L’affaire Willick témoigne clairement de la division au sein de la Cour suprême à l’égard du rôle que devrait jouer la présomption de respect des valeurs de la Charte. La juge L’Heureux-Dubé répond très fermement aux motifs du juge Sopinka :

En toute déférence, pour les motifs qui précèdent, je ne saurais accepter que les dispositions de la Loi sur le divorce en cause dans ce pourvoi soient interprétées sans égard à leur contexte social et sans considération des réalités sociales incontestables dans lesquelles s’insère la Loi. Par conséquent, je préfère ne pas me confiner aux règles « ordinaires » d’interprétation des lois pour déterminer l’interprétation qu’il convient de donner à la loi ici en cause et l’application qu’il convient d’en faire. Le fait que les règles « ordinaires » d’interprétation des lois aient conduit à une conclusion identique à celle de mon collègue en l’espèce est un résultat plus fortuit que probant quant à la valeur réelle de ces règles, et assurément moins fiable. En termes simples, les règles « ordinaires » d’interprétation des lois que favorise mon collègue ne tiennent pas suffisamment compte de la mesure dans laquelle une interprétation donnée est conforme aux valeurs véhiculées par la Charte. Bien que les règles « ordinaires » d’interprétation des lois aient subi l’épreuve du temps et soient incontestablement dignes de respect, nous ne pouvons permettre qu’elles nous engagent, sans discussion, dans une voie qui risque de s’écarter de la Charte ou d’en miner l’importance[42].

Pour la juge L’Heureux-Dubé, le recours aux valeurs de la Charte ainsi que l’analyse du contexte et des réalités sociales dans lesquels les lois s’insèrent vont main dans la main.

La Cour suprême est toutefois revenue assez rapidement sur sa volonté de limiter le rôle interprétatif de la présomption de respect des valeurs de la Charte. D’abord, quatre ans plus tard, dans l’affaire R. c. Lucas[43], la Cour suprême a dû déterminer la constitutionnalité des dispositions du Code criminel[44] prescrivant des sanctions contre quiconque publie délibérément des mensonges diffamatoires tout en sachant qu’ils sont faux. Au nom de la majorité, le juge Cory invoque alors la présomption de respect des valeurs de la Charte afin de conclure à l’interprétation correcte des dispositions en question. Étonnamment, la majorité de la Cour suprême passe sous silence sa plus récente jurisprudence sur la présomption de respect des valeurs de la Charte. Elle cite plutôt un jugement qui précède les affaires Symes et Willick à l’appui de l’application plus large de la présomption de respect des valeurs de la Charte : « De même, dans Nova Scotia Pharmaceutical, […] il a été statué que, lorsqu’il y a deux interprétations possibles d’une disposition, il y a lieu d’adopter celle qui incorpore les valeurs de la Charte. Il s’ensuit que le ministère public doit établir que l’accusé avait l’intention de diffamer[45] ».

La Cour suprême ressuscite donc une formulation de la présomption de respect des valeurs de la Charte qui exige « deux interprétations possibles » d’une disposition législative plutôt que « deux interprétations également convaincantes ». Le même phénomène se produit dans l’affaire R. c. G. (B.)[46], où le juge Bastarache, au nom de la majorité, retient le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte comme « l’argument décisif[47] » de l’affaire en question. D’ailleurs, dans l’affaire Law Society of British Columbia c. Mangat, la Cour suprême fait valoir une incertitude quant à la bonne formulation de la présomption en expliquant que « le principe d’interprétation selon lequel il convient d’interpréter la loi de façon à confirmer la constitutionnalité des dispositions législatives pertinentes […] s’applique uniquement lorsque la cour peut raisonnablement adopter les deux interprétations opposées » et que cette présomption n’avait pas d’effets en l’espèce « [m]ême si on accepte qu’il n’est pas nécessaire que les interprétations opposées soient également raisonnables pour que la présomption de constitutionnalité s’applique[48] ».

Ensuite, dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville) ; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville)[49], non seulement la Cour reste à nouveau silencieuse sur sa jurisprudence limitant la portée de la présomption de respect des valeurs de la Charte (affaires Symes et Willick), mais elle décide même, de manière unanime sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé, d’élargir la portée de celle-ci dans le contexte de la législation en matière de droits de la personne[50]. D’abord, la juge L’Heureux-Dubé souligne que le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne[51] du Québec précise « que l’objectif poursuivi par [celle-ci] est la protection du droit à la dignité et à l’égalité de tout être humain et, comme suite logique, la suppression de la discrimination[52] ». Selon la Cour suprême, les lois en matière de droits de la personne, y compris la Charte québécoise, s’interprètent à la lumière des valeurs de la Charte lorsque celles-ci sont susceptibles de plus d’une interprétation :

[L]a législation en matière de droits de la personne est assujettie à une obligation de conformité aux normes constitutionnelles, dont celles énoncées dans la Charte canadienne. Même si les dispositions de la Charte [des droits et libertés de la personne du Québec] ne doivent pas nécessairement être le reflet exact de la Charte canadienne, elles s’interprètent néanmoins à la lumière de celle-ci […] Ainsi, lorsqu’une disposition législative est susceptible de plus d’une interprétation, elle doit être interprétée d’une façon qui se concilie avec les dispositions de la Charte canadienne[53].

En 2001, dans l’affaire Sharpe, la majorité de la Cour suprême revient sur ses propres conclusions quant à la portée de la présomption de respect des valeurs de la Charte. En effet, alors que dans l’affaire Willick, le juge Sopinka, au nom de la majorité, préférait que les tribunaux aient recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte subsidiairement aux principes d’interprétation ordinaires, la majorité dans l’affaire Sharpe, sous la plume de la juge en chef McLachlin[54], jugeait que la présomption venait plutôt « compléter » les règles d’interprétation ordinaires, incarnées par le principe moderne de Driedger[55]. Ainsi, la Cour suprême réitère alors que, « [l]orsqu’une disposition législative peut être jugée inconstitutionnelle selon une interprétation et constitutionnelle selon une autre, cette dernière doit être retenue[56] ».

En 2002, l’affaire R. c. Guignard[57] soulevait la question de la conformité d’une réglementation municipale sur l’affichage avec l’alinéa 2 b) de la Charte. Au nom d’une cour unanime, le juge LeBel allait encore plus loin que dans l’affaire Sharpe et suggérait que les cours interprètent les lois de sorte qu’elles soient conformes aux garanties constitutionnelles avant de procéder à un examen constitutionnel :

Devant notre Cour, les parties ont uniquement débattu de la question constitutionnelle. Devant la Cour municipale, M. Guignard avait proposé une alternative à ce débat en suggérant une interprétation restrictive du règlement municipal. En principe, les tribunaux doivent s’assurer que les dispositions contestées d’une loi ou d’un règlement peuvent être interprétées de façon conforme aux garanties constitutionnelles avant de procéder à un examen constitutionnel. Ils doivent en effet se garder de passer prématurément à la mise en oeuvre des dispositions de la Charte en vérifiant, au préalable, si les principes pertinents ne permettraient pas de trouver une autre solution adéquate. Ainsi, dans un débat judiciaire mettant en cause la validité constitutionnelle d’un règlement municipal, les tribunaux examineront d’abord sa conformité avec la législation qui l’habilite […] Ensuite, ils vérifieront si ces pouvoirs municipaux ont été exercés de façon conforme aux principes généraux gouvernant la réglementation municipale. En dernière analyse, ils doivent se pencher sur le sens de la disposition réglementaire contestée et décider si elle peut être interprétée de façon à respecter la garantie constitutionnelle en jeu[58].

Puisqu’il était impossible de résoudre la question par la voie interprétative, la Cour suprême ne pouvait éviter le débat constitutionnel et a donc procédé à l’analyse constitutionnelle[59]. Cette approche est diamétralement opposée à celle qui est prescrite par la jurisprudence limitante (affaires Symes et Willick), selon laquelle les tribunaux devraient éviter de contourner l’analyse constitutionnelle par le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte et préférer d’autres règles d’interprétation.

Le fait que le juge Sopinka n’a pas pris part au jugement dans l’affaire Lucas[60] et qu’il ne siégeait plus à la Cour suprême dans les affaires R. c. G. (B.), Boisbriand, Sharpe et Guignard explique peut-être ce silence de la part du plus haut tribunal du pays. Quoi qu’il en soit, une dizaine d’années après sa formulation originale, il était déjà permis de remettre en question l’intégrité de la présomption de respect des valeurs de la Charte en tant que principe d’interprétation. Son application par la Cour suprême parait irrégulière et incohérente. D’un côté, la Cour suprême tente d’en faire un principe d’interprétation qui est subsidiaire aux règles normales d’interprétation et dont le recours se limite uniquement aux cas où il existe une ambiguïté dans la loi (affaires Symes et Willick). Cette ambiguïté est parfois définie comme l’existence de plusieurs interprétations possibles (affaire Hills, Slaight Communications, Nova Scotia Pharmaceutical Society, Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., Canada (PG) c. Mossop, R. c. Mills, Lucas, R. c. G. (B.), Boisbriand) ou comme l’existence de plusieurs interprétations également convaincantes (affaire Zundel[61]). D’un autre côté, la Cour suprême propose de conférer un rôle privilégié à la présomption de respect des valeurs de la Charte dans l’interprétation de la législation portant sur les droits de la personne (affaire Boisbriand), de compléter l’application des règles d’interprétation ordinaires par le recours à celle-ci (affaire Sharpe), et même d’y recourir avant d’entamer l’analyse constitutionnelle (affaire Guignard).

2 Une tentative de clarification de la présomption de respect des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés par la Cour suprême du Canada

L’affaire Bell ExpressVu soulevait la question de savoir si la Loi sur la radiocommunication[62] interdisait le décodage des signaux encodés émanant de radiodiffuseurs américains. Unanime sous la plume du juge Iacobucci, la Cour suprême a saisi l’occasion de clarifier l’état du droit entourant la présomption de respect des valeurs de la Charte. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Cour suprême précise dans cette affaire que le « principe d’interprétation fondé sur le respect des “valeurs de la Charte” […] s’applique uniquement […] en cas d’ambiguïté véritable, c’est-à-dire lorsqu’une disposition législative se prête à des interprétations divergentes mais par ailleurs tout aussi plausibles l’une que l’autre[63] ». La Cour suprême entérine donc la formulation limitative de la présomption de respect des valeurs de la Charte qui exige « deux interprétations également convaincantes[64] » d’une disposition législative plutôt que « deux interprétations possibles ». Elle fournit différentes raisons justifiant une telle limitation du principe de la présomption de respect des valeurs de la Charte. D’abord, la Cour suprême explique qu’« appliquer une présomption générale de conformité à la Charte pourrait parfois contrecarrer le respect de l’intention véritable du législateur[65] ». Elle rappelle du même coup les motifs qui avaient justifié les limites énoncées dans les affaires Symes et Willick, c’est-à-dire le risque de contourner la contestation de la constitutionnalité des lois par les parties et de retirer au gouvernement la possibilité de défendre la constitutionnalité de ces lois à l’aide de l’article premier de la Charte[66].

Ensuite, la Cour suprême élabore une nouvelle raison justifiant la limitation de la présomption de respect des valeurs de la Charte. Selon le plus haut tribunal du pays, consulter la Charte en l’absence d’une ambiguïté aurait pour effet de nuire au dialogue et au respect qui doit régner entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire[67]. Afin d’éviter de perturber l’équilibre dialogique entre les pouvoirs composant l’État, « lorsqu’une loi n’est pas ambiguë, les tribunaux doivent donner effet à l’intention clairement exprimée par le législateur et éviter d’utiliser la Charte pour arriver à un résultat différent[68] ». Cet énoncé diverge substantiellement des conclusions de l’affaire Sharpe, qui proposait de rendre le principe d’interprétation fondé sur le respect des valeurs de la Charte complémentaire, plutôt que subsidiaire, par rapport au principe moderne de Driedger, et de l’affaire Guignard, qui suggérait d’avoir recours au principe d’interprétation fondé sur les valeurs de la Charte avant de procéder à un examen constitutionnel. Ainsi, dans l’affaire Bell ExpressVu, la Cour suprême entérine l’état du droit dégagé par les affaires Symes et Willick, tout en réaffirmant sa timidité à l’égard du principe de la présomption de respect des valeurs de la Charte.

Plusieurs enjeux demeurent. Comment reconnaître une ambiguïté véritable ? L’efficacité du principe dépend de la rigueur et la consistance avec laquelle il sera appliqué ; celui-ci ne doit pas simplement être invoqué de façon arbitraire. Pour ce qui est de l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte dans le contexte de la législation sur les droits de la personne, comme la Cour suprême l’a énoncé dans l’affaire Boisbriand, il semblerait que l’affaire Bell ExpressVu n’ait pas mis fin à cette utilisation.

2.1 La jurisprudence de la Cour suprême du Canada après l’affaire Bell ExpressVu

Un survol de la jurisprudence qui a suivi l’affaire Bell ExpressVu témoigne de l’application irrégulière par la Cour suprême de la présomption de respect des valeurs de la Charte et de l’incertitude qui persiste quant à celle-ci.

Dans plusieurs cas, la Cour suprême souligne les limites et les clarifications énoncées dans l’affaire Bell ExpressVu afin de justifier son refus de recourir aux valeurs de la Charte. C’est le cas dans l’affaire Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), où la Cour suprême devait interpréter le terme « invention[69] » afin de décider de la brevetabilité des formes de vie supérieures dans le contexte de la Loi sur les brevets[70]. C’est aussi le cas dans l’affaire Medovarski, où la Cour suprême devait juger si le fait de retirer certains droits d’appel lors de la déportation d’une personne pour grande criminalité constituait une violation de l’article 7 de la Charte[71], et dans l’affaire R. c. Rodgers, où la Cour suprême devait se prononcer sur la constitutionnalité d’un article du Code criminel permettant à un juge d’une cour provinciale d’autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur des catégories de personnes déclarées coupables et condamnées à une peine d’emprisonnement[72].

Cela étant, il arrive que la Cour suprême fasse encore une utilisation plus nuancée de la présomption de respect des valeurs de la Charte. Par exemple, dans l’affaire Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re)[73], portant sur la constitutionnalité des dispositions de la Loi antiterroriste[74], la Cour suprême définit la présomption de respect des valeurs de la Charte en passant sous silence les jugements restrictifs et cite plutôt les jugements originaux :

Cette approche [le principe moderne de Driedger] est fondée sur la présomption que le texte législatif édicté respecte les normes constitutionnelles, y compris les droits et libertés consacrés par la Charte […] Cette présomption reconnaît le rôle crucial des valeurs constitutionnelles dans le processus législatif et, de façon plus générale, dans la culture politique et juridique canadienne. Par conséquent, lorsqu’une disposition peut être interprétée de deux manières également plausibles, il y a lieu d’adopter l’interprétation qui est conforme aux valeurs de la Charte : voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078 ; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 660 ; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 66 ; Sharpe […] par. 33[75].

Ici, bien que la Cour suprême maintienne l’exigence de deux interprétations « également plausibles[76] » de la loi pour l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte, elle souligne l’importance de l’analyse contextuelle dans l’interprétation législative. Elle reconnaît que les valeurs de la Charte font parfois partie du contexte propre à l’adoption d’une loi. Ces propos rappellent ceux de la juge L’Heureux-Dubé, dissidente à l’époque, dans les affaires Symes et Willick

Le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte dans le contexte de la législation en matière de droits de la personne continue, lui aussi, de différer de l’énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu. Dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc.[77], la Cour suprême devait décider si l’emploi d’une personne incarcérée était protégé par la Charte des droits et libertés de la personne. Au nom de la majorité de la Cour suprême, la juge Deschamps a rappelé ceci :

[L]es droits protégés par la Charte québécoise doivent être interprétés de façon large et libérale, pour permettre la réalisation de son objectif. Celui-ci a été formulé comme suit par la Cour dans [l’affaire Boisbriand au] par. 34 : « Nous trouvons dans ce préambule une indication que l’objectif poursuivi par la Charte est la protection du droit à la dignité et à l’égalité de tout être humain et, comme suite logique, la suppression de la discrimination. » Par ailleurs, les exceptions doivent être interprétées de façon restrictive (par. 28-32). De plus, bien que la Charte québécoise adoptée en 1976 s’applique à des situations qui peuvent différer de celles qui relèvent de la Charte canadienne des droits et libertés, toutes deux visent la protection de valeurs analogues comme le confirme la jurisprudence qui les a interprétées. L’interprétation retenue doit en outre se concilier avec les termes des Chartes[78].

Similairement, dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal[79], la Cour suprême devait se prononcer sur l’étendue des pouvoirs de réparation que peut exercer le Tribunal des droits de la personne du Québec en vertu de la Charte québécoise. Au nom d’une cour unanime, le juge LeBel souligne alors que « [l]a nature du régime constitutionnel canadien doit être prise en considération lorsqu’il s’agit d’établir la hiérarchie des normes gouvernant l’action des législatures et celle des corps publics » et que « [l]’application de la Charte québécoise, instrument de nature quasi constitutionnelle dans les matières relevant de la compétence législative du Québec, se situe dans ce cadre juridique et repose toujours sur les principes fondamentaux d’organisation des pouvoirs publics qui s’en inspirent[80] ».

Une dérogation du critère énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu pourrait être fondé sur le fait que les valeurs de la Charte font toujours partie du contexte législatif dans le domaine des droits de la personne, conciliant ainsi le principe d’interprétation fondé sur le respect des valeurs de la Charte avec le principe moderne de Driedger. Or, la Cour suprême n’utilise pas la présomption de respect des valeurs de la Charte de manière constante dans son interprétation de la législation sur les droits de la personne non plus. Elle a notamment refusé de recourir aux valeurs de la Charte comme guide en vue de l’interprétation de la Loi sur les langues officielles[81] du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Charlebois c. Saint John (Ville)[82]. La question était de savoir si la municipalité de Saint John au Nouveau-Brunswick était tenue d’employer, dans le contexte d’une action civile, la langue officielle choisie par la partie demanderesse pour les plaidoiries orales et écrites ainsi que pour les actes de procédure qui en découlent. La Cour suprême était appelée à interpréter le sens du terme « institution » et, conséquemment, la portée de l’article 22 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. Celui-ci prévoit ce qui suit : « Dans une affaire civile dont est saisi un tribunal et à laquelle est partie Sa Majesté du chef du Nouveau-Brunswick ou une institution, Sa Majesté ou l’institution utilise, pour les plaidoiries orales et écrites et pour les actes de procédure qui en découlent, la langue officielle choisie par la partie civile[83]. »

Dans cette affaire, la Cour d’appel avait jugé qu’il existait deux interprétations plausibles du terme « institution », ce qui ne satisfaisait pas à l’exigence des « deux interprétations également convaincantes » entérinée dans l’affaire Bell ExpressVu[84], mais qui aurait pu justifier le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte dans le contexte de la législation sur les droits de la personne (affaires Boisbriand, Maksteel et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal)[85]. En effet, la Cour suprême a reconnu que « la langue est profondément ancrée dans la condition humaine » et que « [l]es droits linguistiques, cela n’a rien d’étonnant, constituent un genre bien connu de droits de la personne et devraient être abordés en conséquence[86] ». Pour sa part, la Cour d’appel de l’Ontario avait adopté une approche compatible avec ces arrêts dans l’affaire Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé) :

L’interprétation à donner à la [Loi sur les services en français, L.R.O. 1990, c F.32] est au coeur même du présent appel.

La [Loi sur les services en français] est un exemple d’utilisation, par la législature provinciale de l’Ontario, du par. 16(3) [de la Charte canadienne des droits et libertés], pour enrichir les droits linguistiques garantis par la Loi constitutionnelle de 1867 et la Charte pour faire progresser l’égalité de statut ou d’emploi du français. L’aspiration exprimée par le par. 16(3) – faire progresser le français vers une égalité effective avec l’anglais en Ontario – est d’une grande importance pour interpréter la [Loi sur les services en français][87].

La Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick est une loi quasi constitutionnelle[88] qui met en oeuvre certaines des obligations constitutionnelles de cette province[89]. Elle constituait une réponse du législateur néo-brunswickois à l’arrêt unanime de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Charlebois c. Moncton, selon lequel les « municipalités » du Nouveau-Brunswick sont des « institutions » assujetties aux articles 16 à 20 de la Charte[90]. Puisque les droits linguistiques constituent des droits de la personne et qu’ils doivent être abordés en conséquence, la Cour suprême aurait pu, dans l’affaire Charlebois c. Saint John (Ville), procéder comme elle l’avait fait dans l’affaire Boisbriand et accorder une plus grande valeur au préambule de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick dans l’interprétation de celle-ci[91]. En effet, ce préambule faisait explicitement référence à la relation symbiotique entre ladite loi et la Charte :

ATTENDU QUE la Constitution canadienne [article 16 (2) de la Charte] dispose que le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick et qu’ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans toutes les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick ;

Qu’elle [la Constitution canadienne – articles 17 (2), 18 (2) et 19 (2) de la Charte] confère au public, au Nouveau-Brunswick, le droit à l’usage du français et de l’anglais à la Législature et devant les tribunaux au Nouveau-Brunswick ainsi que l’accès aux lois de la province dans les langues officielles ;

Qu’elle [la Constitution canadienne – article 20 (2) de la Charte] prévoit, en outre, que le public a droit à l’emploi de l’une ou l’autre des langues officielles pour communiquer avec tout bureau des institutions de la Législature ou du gouvernement du Nouveau-Brunswick ou pour en recevoir les services ;

Qu’elle [la Constitution canadienne – article 16.1 de la Charte] reconnaît également que la communauté linguistique française et que la communauté linguistique anglaise du Nouveau-Brunswick ont un statut et des droits et privilèges égaux dont notamment le droit à des institutions d’enseignement distinctes et aux institutions culturelles distinctes nécessaires à leur protection et à leur promotion ;

Qu’elle [la Constitution canadienne – article 16 (3) de la Charte] confirme, en matière de langues officielles, le pouvoir de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick de favoriser la progression vers l’égalité du statut, des droits et des privilèges qui y sont énoncés ;

Il convient donc que le Nouveau-Brunswick adopte une Loi sur les langues officielles qui respecte les droits conférés par la Charte canadienne des droits et libertés et qui permet à la Législature et au gouvernement de réaliser leurs obligations au sens de la Charte[92].

Si la nature de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, le contexte de son adoption et l’ambiguïté perçue par la Cour d’appel et une minorité de la Cour suprême n’ont pas su commander le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte, il est tout à fait légitime de se demander dans quelles circonstances il sera approprié de le faire.

La Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick n’est pas la seule à mentionner la Charte dans son préambule[93]. Par exemple, la Loi antiterroriste, dont il était question dans l’affaire Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re)[94], mentionne « les droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et les valeurs qui la sous-tendent[95] ». Or, la règle énoncée par la Cour suprême dans l’affaire Bell ExpressVu et appliquée dans l’affaire Charlebois c. Saint John (Ville) semble interdire le recours aux valeurs de la Charte dans l’interprétation de ces lois, sauf en présence de « deux interprétations également convaincantes », et ce, malgré une mention explicite de celles-ci dans le préambule d’une loi. Quelles conjonctures factuelles commandent le recours aux valeurs de la Charte comme principe d’interprétation ?

Après l’affaire R. c. Mabior[96], en 2012, il était permis de croire que le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte dans le contexte du droit pénal différait substantiellement du critère énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu. Dans cette dernière, la Cour suprême reconnait non seulement que « [l]es tribunaux doivent interpréter les lois en harmonie avec les normes constitutionnalisées par la Charte », mais aussi que « [l]es valeurs consacrées par la Charte ont toujours leur place dans l’interprétation d’une disposition contestée du Code criminel[97] ». Une telle exception aurait pu être fondée sur le fait que les valeurs de la Charte font toujours partie du contexte législatif en droit pénal, conciliant une fois encore le principe d’interprétation fondé sur le respect des valeurs de la Charte avec le principe moderne de Driedger. Toutefois, la Cour suprême a récemment renoué avec le critère énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu, lorsqu’elle s’est prononcée dans l’affaire R. c. Clarke[98], qui portait sur l’interprétation de l’effet rétrospectif d’une loi concernant la détermination de la peine. Dans cette dernière affaire, la Cour suprême s’appuie sur les affaires Bell ExpressVu et Rodgers et conclut que l’absence d’ambiguïté faisait « obstacle au recours aux valeurs de la Charte pour interpréter la disposition, ces valeurs ne jouant un rôle qu’en cas d’ambiguïté véritable[99] ». La Cour suprême ajoute que « [c]e n’est qu’en droit administratif que l’ambiguïté ne constitue pas l’élément déclencheur pour l’application des valeurs de la Charte[100] » et précise la portée de l’affaire Mabior :

[Dans l’affaire] R. c. Mabior […], notre Cour a reconnu l’exigence d’une ambiguïté législative pour que puissent s’appliquer les valeurs de la Charte ; la Juge en chef y affirme que ces valeurs « ont toujours leur place » dans l’interprétation d’une disposition « contestée » du Code criminel (par. 44). Selon deux arrêts invoqués à l’appui par la Juge en chef — R. c. Sharpe […] et Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel, […] lorsqu’une disposition peut être interprétée de deux manières également plausibles, il convient de recourir aux valeurs de la Charte pour déterminer laquelle des deux respecte la Constitution[101].

Ce faisant, la Cour suprême retourne à une formulation qui a pour effet de circonscrire les circonstances dans lesquelles il est permis d’invoquer les valeurs de la Charte en droit pénal.

2.2 Une confusion certaine au sein des cours d’appel

Étant donné la confusion qui règne à l’égard de la présomption de respect des valeurs de la Charte, il n’est pas étonnant que l’on remarque aussi une certaine confusion du côté des cours d’appel[102]. Celles-ci appliquent la plupart du temps la règle énoncée dans l’affaire Bell ExpressVu[103]. C’est le cas, par exemple, dans l’affaire Lund c. Boissoin[104], où la Cour d’appel de l’Alberta devait interpréter les dispositions de l’Alberta Human Rights Act[105], qui encadre le discours haineux. S’agissant d’un cas où la législation à interpréter portait sur les droits de la personne, la Cour d’appel aurait pu recourir aux exceptions à la règle énoncée par l’affaire Bell ExpressVu (affaires Boisbriand, Maksteel et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal). Elle a repris plutôt les propos de la juge Charron dans l’affaire R. c. Rodger (qui s’appuie sur les affaires Bell ExpressVu, Symes, Willick et Charlebois c. Saint John (Ville)) et a conclu qu’il n’y avait pas lieu de recourir aux valeurs de la Charte étant donné qu’il n’existait pas plus d’une interprétation plausible de la loi[106]. Pourtant, à peine quelques mois plus tôt, dans l’affaire R. c. Serdyuk, la Cour d’appel de l’Alberta s’était exprimée ainsi :

The case at bar is not a Charter case. This is a case of statutory construction. Charter values can shed light both upon statutory construction and upon adjudication […]. Here the Charter could be regarded as confirmatory of a result already achieved by ordinary canons of statutory construction. However, so saying is not to suggest how to read or apply the Charter in a situation like this. That certainly can wait for another day[107].

Une formation unanime de cinq juges de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique reconnaissait dans l’affaire Conseil Scolaire Francophone de la Colombie-Britannique c. British Columbia que les lois devaient être interprétées en conformité avec les valeurs de la Charte : « While the substantive litigation in this case is about language rights found in s. 23 of the Charter, this interlocutory application only raises questions of statutory interpretation. I acknowledge that laws must be interpreted in light of Charter values […], but the question here is whether the 1731 Act has been repealed, directly or impliedly[108]. »

Dans l’affaire Gyorffy c. Drury, la question était de savoir si une disposition réglementaire[109] empêchait la partie appelante de corroborer le témoignage d’un médecin. Une majorité de la Cour divisionnaire remarque d’abord que « it is an accepted principle of statutory interpretation that, in the face of two competing interpretations of a statute, the interpretation which is consistent with the Charter values should be adopted[110] ». Elle conclut ensuite ainsi :

In any event, the central point is that when there are two possible interpretations of a statute, the interpretation consistent with Charter values should be preferred. In this case, that is the interpretation that s. 4.3 (5) does not preclude a plaintiff from corroborating the physician’s evidence in relation to a change of function[111].

Ce faisant, la Cour divisionnaire applique le critère plus souple exigeant « deux interprétations possibles » au lieu du critère plus strict, prescrit dans l’affaire Bell ExpressVu, qui requiert « deux interprétations également convaincantes ».

De son côté, dans l’affaire R. c. Jacob, la Cour d’appel du Manitoba mentionne explicitement l’incertitude qui entoure l’application de la présomption de respect des valeurs de la Charte :

The Charter has introduced certain complexities into the analysis of whether there were reasonable and probable grounds to make the breathalyzer demand where that demand is based, at least in part, on the result of an [approved screening device] test that may not comply with the statutory requirements. […] While the accused in this case has not made an application under the Charter to have the results of the test excluded, it is not clear that Charter values cannot or should not inform the interpretation and application of ss. 254 (2) and (3) of the [Criminal] Code[112].

Notre conclusion est basée sur l’argument selon lequel l’état du droit entourant la présomption de respect des valeurs de la Charte doit être clarifié et que le critère énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu doit être reformulé de sorte à intégrer le rôle essentiel joué par les valeurs de la Charte dans le contexte législatif de certaines lois.

Conclusion : donner un sens à la présomption de respect des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés

En droit canadien, le principe de présomption de conformité avec le droit international veut que les tribunaux interprètent les dispositions ambiguës d’une loi de manière qu’elles n’entraînent pas de dérogations, par le Canada, à ses obligations internationales[113]. La Cour suprême reconnaît que le droit international doit être pris en considération lorsqu’il fait partie du contexte d’adoption d’une loi canadienne, surtout lorsque celle-ci met en oeuvre des obligations internationales[114]. Notamment, la Cour suprême a eu recours au droit international pour guider son interprétation dans les domaines du droit municipal[115], des droits fondamentaux[116], du droit pénal[117] et du droit de l’immigration[118]. Or, comme le droit international sert de guide dans l’interprétation législative, il est pertinent de s’interroger sur le rôle joué par les valeurs de la Charte dans l’interprétation des lois, d’autant plus que, aux yeux de certains, ces valeurs « découlent d’un large consensus social et devraient être considérées comme des principes des “plus hautes valeurs morales”[119] ».

De toute évidence, il est difficile de formuler une démarche applicable pour le principe de présomption de respect des valeurs de la Charte. D’un côté, il importe de demeurer soucieux de l’équilibre dialogique entre les pouvoirs qui composent l’État canadien, ce qui pourrait justifier un usage timide des valeurs de la Charte dans l’interprétation des lois. En revanche, les tribunaux sont parfois appelés à analyser un contexte qui ne peut être séparé de la Charte, notamment dans le domaine du droit de la personne, mais aussi du droit pénal. Il en résulte un désordre dans la jurisprudence qui mérite d’être clarifié.

La première étape serait de définir plus clairement ce que l’on entend par « valeurs de la Charte ». La liberté, la dignité humaine, l’égalité, l’autonomie individuelle et la promotion de la démocratie en font assurément partie[120]. Le caractère sacré de la vie[121] et la présomption d’innocence[122] sont aussi des valeurs de la Charte. Trois des sept juges qui se sont prononcés dans l’affaire Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique sont d’avis que « [f]ont partie de ces valeurs [de la Charte] le statut du français en tant que langue officielle au Canada, la protection des droits des minorités de langue officielle et l’engagement constitutionnel à protéger et à promouvoir tant le français que l’anglais[123] ». Or, chaque disposition de la Charte est-elle source de valeur distincte ? Qu’en est-il du préambule de la Charte ? Existe-t-il des valeurs de la Charte — le droit à la vie privé par exemple[124] — qui n’ont pas de racines explicites dans le libellé du texte constitutionnel ?[125] Une énumération des valeurs de la Charte et de leurs définitions se fait encore attendre. D’ailleurs, cette entreprise sémantique pourrait, en soi, faire l’objet d’un article de revue juridique.

Notre analyse de la jurisprudence se rapportant à la présomption de respect des valeurs de la Charte a permis de mettre en lumière le rôle joué par celles-ci : elles constituent une toile de fond du contexte législatif. Comme l’a souligné la professeure Ruth Sullivan, « [t]he courts have developed no principled way to distinguish plain from ambiguous texts for the good reason that it is impossible to do so[126] ». Ainsi, exiger la mise en évidence d’une ambiguïté comme condition au recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte rend son application difficile à comprendre et ardue à prédire. En exigeant « deux interprétations également convaincantes » plutôt que « deux interprétations possibles », le critère énoncé dans l’affaire Bell ExpressVu a pour résultat d’évacuer les valeurs de la Charte de l’interprétation législative dans des situations où celles-ci font clairement partie du contexte législatif. Dans certains cas, la règle issue de l’affaire Bell ExpressVu fait violence au principe moderne de Driedger, qui exige que l’on tienne compte du contexte législatif dans l’interprétation des lois[127]. C’est ce qui semble s’être produit dans l’affaire Charlebois c. Saint John (Ville). C’est aussi ce qui risque de survenir lorsque les tribunaux devront interpréter : des lois dont le préambule se réfère explicitement à la Charte ou aux valeurs qui la sous-tendent ; des lois quasi constitutionnelles ; des lois mettant en oeuvre les obligations constitutionnelles du gouvernement ; des lois conférant des droits de la personne ; des droits linguistiques ; des droits démocratiques ; des droits à un traitement égal. Ou encore lorsqu’ils devront interpréter la portée de certaines sections du Code criminel.

Cela étant dit, la jurisprudence démontre aussi que la Cour suprême est parfois plus disposée à recourir aux valeurs de la Charte dans le domaine des droits de la personne, où celles-ci sont intimement liées au contexte législatif des lois en question (affaires Boisbriand, Maksteel et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal). Dans ces circonstances, le recours à la présomption de respect des valeurs de la Charte est compatible avec le principe moderne de Driedger[128].

Il est possible d’ordonner la jurisprudence étudiée en reformulant le critère de la présomption de respect des valeurs de la Charte pour qu’un plus grand accent soit mis sur la pertinence de ladite présomption dans la détermination du contexte législatif. Ainsi, afin d’interpréter une loi dont le contexte est intimement lié à la Charte et à ses valeurs, les tribunaux pourraient recourir à la formulation initiale de la présomption de respect des valeurs de la Charte selon laquelle celles-ci constituent un guide à l’interprétation lorsqu’il existe « deux interprétations possibles » de la loi en question. Une mention explicite de la Charte ou de ses valeurs dans une loi, par exemple dans son préambule, pourrait servir à créer une présomption réfutable voulant que les valeurs de la Charte doivent servir de guide à l’interprétation. Une telle présomption encouragerait le dialogue entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Cette approche permettrait notamment à la Cour suprême d’annoncer plus clairement ce qui semble déjà se produire, c’est-à-dire un recours plus généreux aux valeurs de la Charte dans le contexte des droits de la personne.

Toutefois, pour ne pas évacuer les réserves formulées par la Cour suprême dans les affaires Symes et Willick et réitérées dans l’affaire Bell ExpressVu (c’est-à-dire le souci de préserver un équilibre dialogique entre les pouvoirs qui composent l’État canadien et le soin d’éviter de contourner l’application de l’article premier de la Charte), les tribunaux pourraient continuer à appliquer le critère de la présomption de respect des valeurs de la Charte — comme il a été formulé dans l’affaire Bell ExpressVu — dans les autres circonstances où le contexte ayant mené à l’adoption de la loi interprétée n’est pas lié aux valeurs de la Charte.

Ainsi, il y aurait un critère à deux niveaux qui exigerait la présence de « deux interprétations possibles » dans les circonstances où il existe une relation symbiotique entre la loi interprétée et la Charte elle-même, et la présence de « deux interprétations également convaincantes » dans les autres circonstances. Une telle reformulation aurait le triple mérite de réinvestir le principe de la substance qu’il a perdu avec le temps et d’offrir une règle d’interprétation claire et efficace, tout en demeurant réceptive aux réserves formulées par la Cour suprême. Surtout, elle aurait l’avantage de prendre au sérieux les valeurs qui constituent le fondement normatif de l’ordre juridique canadien.