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Tout le monde connaît les préoccupations de Pierre-Claude Lafond à propos des justiciables, en particulier des plus faibles ou des plus vulnérables d’entre eux. Ses travaux en droit de la consommation et ses études sur les actions collectives en sont des preuves éloquentes[1]. L’ouvrage commenté ici dresse un portrait de l’accès à la justice civile. Le portrait, envisagé sous différents angles, est complet sans être innovateur. L’auteur livre lui-même l’avertissement dès la première page : « [L’ouvrage] ne prétend pas soumettre des idées entièrement nouvelles ou les résultats d’enquêtes inédites. Sa force et son utilité résident surtout dans l’effort de traitement et de rassemblement des informations disponibles[2]. » Les propos de l’auteur ne sont en effet la plupart du temps ni novateurs ni très prospectifs. Il donne le ton en décrivant sa démarche comme « une oeuvre de synthèse[3] ». Il a bien atteint son but puisque l’ouvrage « rassembl[e] des éléments de connaissance sur [le] sujet […] [et donne] une vue générale, une idée d’ensemble[4] » de l’accès à la justice à l’heure actuelle au Québec. Pour autant, le parti pris synthétique ne s’oppose pas ici à un effort analytique. Il faut ajouter qu’en l’occurrence la synthèse et l’analyse n’empêchent pas une attitude pragmatique : la « préoccupation [de l’auteur] de demeurer concret et pratique domine[5] ».

L’ouvrage est divisé en quatre parties[6]. La première porte sur l’accès à la justice stricto sensu. Il semble plus facile de le définir par la négative que par ce qu’il est. En effet, l’accès à la justice n’est pas l’accès aux tribunaux. L’accès à la justice se distingue également de l’efficacité judiciaire. Mais, au fait, qu’est-ce que la justice ? Il serait bon de comprendre ce dont on parle. Pierre-Claude Lafond réussit à synthétiser en sept pages[7] les diverses acceptions de cette notion si indéfinissable. Bien sûr, il ne s’agit que de résumés de divers points de vue sur ce concept protéiforme par excellence, mais l’auteur utilisant là aussi la même technique par la négative – la justice n’est pas l’équité, la justice n’est pas l’égalité, la justice n’est pas le droit –, le lecteur saura au moins ce que n’est pas la justice.

Pendant que nous sommes dans les définitions des concepts et des termes, mentionnons que Pierre-Claude Lafond en profite pour nous faire réfléchir sur les notions de conflits, différends, litiges, etc., comme l’ont déjà fait plusieurs auteurs.

Autre question importante, s’il en est, vu le sujet du livre : qu’entend-on par l’expression « accès à la justice » ? Pour Pierre-Claude Lafond, il s’agit de « permettre à tous les citoyens de faire valoir leurs droits et de régler leurs conflits, de toutes les manières[8] ».

Une fois ce décor planté, l’auteur nous entraîne au coeur du système judiciaire actuel. Il le décrit, bien évidemment, mais il passe également en revue tous les reproches qui sont adressés à la justice étatique, « incarnée par les tribunaux, les juges et les avocats[9] ». Les justiciables affichent une désaffection réelle envers les tribunaux. Et pourtant, ceux-ci sont occupés, même encombrés, comme jamais. Osons ici une analogie avec une question environnementale d’actualité. La planète Terre est aux prises avec un sérieux problème de réchauffement climatique. Et pourtant, des vagues de froid sibérien inhabituelles accablent régulièrement le Québec. Dans les deux cas, les affirmations comportent en elles-mêmes une contradiction évidente. Cela est dû au fait que, dans les deux cas, on a affaire à un syllogisme tronqué, dont il manque la proposition centrale. La température anormalement élevée fait fondre les glaces de l’Arctique qui dérivent vers le sud, créant ainsi un environnement froid, pour ce qui est de la question écologique. Pour le domaine judiciaire, les places laissées vacantes par les justiciables « ordinaires » sont prises par des justiciables fortunés, le plus souvent des personnes morales, dont les dossiers fort complexes nécessitent des procès très longs.

Comme c’est le cas dans tout le livre, l’auteur expose ses affirmations à grand renfort de diagrammes et de figures.

Lenteur, formalisme, coûts, pour ne citer qu’eux, autant de lieux communs répandus de nos jours que celui du constat de la perte de confiance des justiciables dans le système judiciaire. Pierre-Claude Lafond classe les aversions envers le système de justice étatique en deux grandes catégories. D’une part, il y a des « obstacles subjectifs » qui sont la méconnaissance du droit, la névrose du litige, les barrières sociales et culturelles[10] et, d’autre part, il y a des « obstacles objectifs », au nombre de deux, inextricablement liés, les coûts et les délais[11]. À la lecture de l’ouvrage de Pierre-Claude Lafond, on se rend compte qu’en vérité ce sont ces deux considérations qui sont fondamentalement les obstacles actuels à la justice, même s’il s’en défend : « On ne saurait résumer les difficultés d’accès aux tribunaux à des problèmes de coûts et de délais[12]. »

La deuxième partie du livre passe en revue les moyens « favorisant l’accès à la justice », précisément ceux qui allègent le fardeau financier du justiciable ordinaire ou, du moins, de certains justiciables ordinaires. Sont alors présentés l’aide juridique et les services pro bono, l’assurance juridique, la Cour des petites créances, le recours collectif et la cyberjustice. En réalité, il y a un intrus dans cette liste de moyens qui répondent principalement à des difficultés financières. Il s’agit de l’action collective dont « la procédure est généralement très coûteuse. Selon la complexité du dossier, les frais de l’étape de l’autorisation, à elle seule, peuvent facilement s’élever entre 30 000 $ et 100 000 $. L’aide du Fonds d’aide aux recours collectifs, lorsqu’elle est accordée, ne peut suffire à couvrir la totalité de ces frais[13]. » Bien sûr, pour chacun des justiciables concernés, le mécanisme est très avantageux, mais pour celui qui décide d’y recourir, le fardeau financier peut être très élevé.

La troisième partie sort le lecteur de la sphère judiciaire ou étatique puisqu’elle présente diverses façons de placer « le conflit hors de la cour[14] ». Il s’agit de ce que l’auteur choisit délibérément de désigner comme des modes alternatifs de règlement des conflits, bien qu’il reconnaisse que l’adjectif est un anglicisme[15]. Même si l’on sent chez l’auteur un net penchant pour ces solutions de remplacement – la médiation, l’arbitrage conventionnel et plus généralement tous les modes de justice participative –, il a l’honnêteté intellectuelle de nous présenter quelques-unes de leurs faiblesses.

Malgré l’aide apportée par ces solutions de rechange qui atténuent nombre d’inconvénients, le tableau général de l’accès à la justice au Québec en ce début de xxie siècle est assez sombre. Dans la dernière partie, l’auteur déroge à son avertissement initial en annonçant : « Après avoir longuement critiqué le fonctionnement du système judiciaire et les moyens mis à la disposition des citoyens pour améliorer l’accès à la justice, il paraît souhaitable de terminer ce tour d’horizon sur une note positive en réfléchissant à des avenues de solutions dans un proche avenir[16]. » Pierre-Claude Lafond nous livre alors, dans le cadre de la quatrième partie, sa vision de ce que devraient être la justice et, en particulier, l’accès à la justice. Il commence par porter un regard extrêmement critique sur le rapport Ferland[17], à l’origine de la réforme du Code de procédure civile[18] entré en vigueur le 1er janvier 2003. À cette date, nous n’aurions finalement eu droit qu’à une forme de maquillage. L’auteur rapporte les propos de la juge Deschamps, de la Cour suprême du Canada[19], propos dont il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre qu’il y acquiesce complètement : « il ne s’agit pas d’une “réforme en profondeur”[20] ». Comme si ce n’était pas assez, « [a]ucun changement profond de conception de la justice ou de changement des mentalités n’est proposé[21] ».

Le dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule : « 20 solutions pour un meilleur accès à la justice ». Si chacune des solutions n’est pas forcément de son cru, comme il l’écrit, l’ensemble constitue cependant très certainement la recette de Pierre-Claude Lafond pour sortir le justiciable moyen de la situation intolérable qu’il vit actuellement. Là aussi, l’auteur affiche très clairement ses couleurs et sa prise de position n’étonnera personne qui le connaît. Le salut passe en premier lieu par les « modes de justice privés[22] » qui doivent être prioritaires dans nos pensées, dans nos habitudes, dans nos réflexes et même – et surtout ? – dans la future version du Code de procédure civile.