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Quelques semaines après la création du 29e État de l’Inde, le Télangana, officialisé le 2 juin 2014, le métro en construction dans la capitale Hyderabad — le Hyderabad Metro Rail Limited — ne transportait pas encore de passagers. Et pourtant, le métro était en action dans l’Hyderabad imaginaire proposé par le gouvernement, projetant un futur prospère, mobile et prometteur pour les Télanganaises et les Télanganais (Figure 1). La publicité visuelle combinait une première photographie retravaillée du train sur un fond majoritairement blanc, parsemé de teintes colorées, avec une deuxième photographie de femmes habillées en saris traditionnels arborant des couleurs similaires.

Fig. 1

Publicité du Hyderabad Metro Rail Limited

Publicité du Hyderabad Metro Rail Limited
Juillet 2014

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Ces femmes célébraient le Bathukamma, un des deux rituels sélectionnés (avec le Bonalu) comme « festivals d’État[1] » par le Télangana naissant (Seshan 2018). Alors que l’État prenait forme, des pratiques culturelles dites « proprement télanganaises » partageaient l’avant-plan avec les infrastructures récentes du secteur des technologies de l’information et des communications (TIC) qui a fait la renommée d’Hyderabad, de ses zones économiques spéciales (ZES) et de ses parcs des TIC (Xiang 2007). Avant le 2 juin 2014, le Bathukamma et le Bonalu n’étaient pas célébrés officiellement par le gouvernement de l’Andhra Pradesh, qui incluait le Télangana. Depuis, plusieurs Télanganais qui ont appuyé la création du nouvel État, tels que les ingénieurs en informatique, prennent part à ces rituels. Ces ingénieurs en informatique fêtent sur les routes nouvellement asphaltées de HITEC City, un quartier qui s’est développé autour des zones économiques spéciales et des parcs des TIC, où ils produisent des blocs de codes informatiques pour les ordinateurs et les téléphones intelligents des marques prestigieuses basées à Hyderabad, comme Microsoft, Google et Qualcomm.

Suivant Antina von Schnitzler, cet article aborde l’émergence de la citoyenneté télanganaise au travers d’un « ensemble de techniques, d’imaginaires et de pratiques » (2013 : 336). L’analyse suggère que l’organisation et la réactualisation des rituels Bonalu et Bathukamma s’intègrent à un ensemble de stratégies sociotechniques d’engagement citoyen des ingénieurs appuyant le nouvel État du Télangana et ses nouvelles infrastructures en Inde urbaine[2]. Cet engagement citoyen s’appuie également sur les revendications économiques et une rhétorique identitaire des « fils de la terre », celles des Télanganais originaires de la région, qui considèrent avoir été laissés-pour-compte par les migrants andhranais durant l’essor économique historique d’Hyderabad (Benbabaali 2016 : 188).

Échelonnées sur 19 mois à Hyderabad entre 2012 et 2019, mes recherches ethnographiques et ma production vidéographique m’ont mené à assister aux événements organisés par les membres de l’association des Ingénieurs pour un Nouvel État (INE). INE est un regroupement d’ingénieurs en informatique, originaires d’Hyderabad et des régions voisines, qui a appuyé activement la création du Télangana depuis 2013 ainsi que la valorisation des rituels Bonalu et Bathukamma[3]. L’analyse des engagements citoyens des membres de l’association se fonde sur 14 entretiens en profondeur avec des membres fondateurs ou principaux et plus de 30 entrevues secondaires avec des membres présents lors d’une série d’événements organisés par l’association (ateliers de formation informatique, conférences, processions et discours politiques, et célébrations rituelles). Ces entrevues ont été majoritairement réalisées avec des hommes de 20 à 45 ans, provenant de communautés hindoues d’Hyderabad, formés en ingénierie informatique et travaillant pour les compagnies des TIC de la nouvelle capitale du Télangana[4].

Des entrevues secondaires avec d’autres acteurs des changements technologiques de l’Inde urbaine numérisée intéressés par les « séductions, les limites et les contradictions d’une citoyenneté entrepreneuriale » (Irani 2019 : 3) ont été réalisées. Le groupe interrogé était composé d’ingénieurs de la région et d’ailleurs au pays, appuyant ou non le nouvel État en formation, avec lesquels j’avais partagé des résidences temporaires et engagé des discussions lors d’autres événements d’intérêt technologique, comme des « marathons de programmation » (hackathons) organisés à Hyderabad, en parallèle de l’émergence du nouvel État[5]. Finalement, des données médiatiques, émergeant de ma propre production (photos et vidéos), de celles des membres de l’association (médias sociaux et courriels) et des médias dits traditionnels (télévision et journaux), ont été considérées lors de l’analyse.

L’ensemble du terrain de recherche s’est effectué aux abords et à l’intérieur des ZES et des parcs et campus technologiques d’HITEC City. Ce sont des espaces où le futur du nouvel État est imaginé en relation avec les changements économiques, les infrastructures des TIC et les images numérisées signalant des changements en cours (Messier 2020). Les rencontres avec les nouveaux citoyens du Télangana ont été réalisées dans les kiosques de rue servant de la restauration rapide, dans les boutiques de matériel informatique et vidéo, en marge des conférences sur les technologies de pointe et lors des célébrations rituelles.

Cet article propose en introduction un résumé des relations historiques qui situent les conditions politiques récentes du Télangana, en particulier à Hyderabad. Ensuite, les descriptions ethnographiques de l’organisation et de l’exécution du Bonalu et du Bathukamma, observées et documentées en 2014, permettent de révéler les formes d’engagement citoyen priorisées par les membres d’INE. La troisième section de l’article discute le cas précis d’une initiative matérielle de certains ingénieurs, en analysant le déploiement, symbolique et technique, d’un « Bathukamma numérique » par le biais d’une célébration rituelle récente. L’article conclut en replaçant le cas spécifique de l’engagement citoyen au Télangana par l’intermédiaire des technologies de pointe à l’intérieur d’une réalité nationale et parallèle plus large. Mais d’abord, j’aborde dans la section qui suit les relations entre la citoyenneté, le développement des infrastructures et les formes ritualisées.

Citoyenneté, infrastructures et zones ritualisées en Inde urbaine

Dans les grandes villes indiennes, l’engagement citoyen est empreint de pratiques quotidiennes d’usage des infrastructures — de l’électricité (Coleman 2017) à l’eau (Anand 2017 ; Dasgupta 2015) en passant par les transports publics (Sadana 2021). Pour les classes moyennes indiennes, l’usage et la construction des infrastructures soulignent entre autres des habitudes visibles de consommation renforçant un statut citoyen « modérément moyen » dans une nation modernisée aux idéaux d’égalité (Dickey 2012 : 578).

Les infrastructures urbaines ont aussi historiquement été construites dans des espaces où un ordre formel a été établi et renforcé matériellement et symboliquement. Des événements formels de grande envergure ont associé espaces, travailleurs et infrastructures dans des projets technologiques et politiques. Selon Leo Coleman, qui s’est penché sur les rituels d’électrification à Delhi, dans de tels projets, la signification nationale, gouvernementale et civile est « réitérée dans les performances rituelles, en particulier lors des inaugurations. [C’est ce qui peut nous] aider à comprendre la relation fondamentale entre la conscience collective et sociale et les symboles politiques, d’un côté, et l’organisation matérielle de la société, de l’autre » (Coleman 2014 : 459). À Hyderabad, la construction des nouvelles infrastructures associées aux TIC est inséparable de la nouvelle politique régionale et des processus de médiation qui accompagnent cette transition vers une autonomie politique (cf. Mazzarella 2004). Ce sont ces processus de médiation qui forment et modulent les interactions sociales et politiques opérant au travers de la projection, de la construction et de la promotion des infrastructures dans le nouvel État[6].

À Hyderabad, et en guise de réclamation pour la création du nouvel État, les processus de médiation incluaient des protestations citoyennes, notamment le blocage temporaire mais organisé d’infrastructures publiques (routes et chemins de fer d’Hyderabad)[7]. Pour Lisa Mitchell, les manifestations de ces groupes deviennent visibles par l’entremise de « processus et canaux de médiation » qu’elle analyse comme des « formes politiques ou comme des usages créatifs des médias de communication » (Mitchell 2014 : 518). Dans cette optique, Mitchell souligne, par exemple, l’effet médiatique des photographies de dirigeants des regroupements brandissant leur bannière en guise de protestation devant une locomotive immobilisée par le blocage de la voie ferrée. Dans de tels processus, les photographies amplifient la manifestation mettant à l’arrêt (momentanément) une infrastructure publique[8].

Dans le contexte de la formation du Télangana, ces processus de médiation ont contribué à dépeindre les infrastructures urbaines d’Hyderabad. Ils doivent être mis en relation avec des présentations publiques ayant avalisé les changements technologiques projetés pour le nouvel État. Ces présentations incluent les préparatifs formels et esthétiques d’espaces de réception (amphithéâtres et tours de bureaux) balisant la venue de dignitaires et de potentiels investisseurs pouvant officialiser les avancées technologiques de « citoyens de classe mondiale » en Inde urbaine (Ghertner 2015 : 97). En 2000, par exemple, Bill Clinton, président des États-Unis à l’époque, a visité les Cyber Towers — des tours de bureaux bâties en plein coeur des ZES et des parcs technologiques d’HITEC City et reconnues globalement comme l’emblème d’Hyderabad. Cette visite et les discours télévisés des politiciens présents ont consolidé l’entrée d’Hyderabad, alors capitale de l’État de l’Andhra Pradesh, dans un réseau sélectif de « villes globalisées » (Maringanti 2010 : 38). La visite appuyait un secteur industriel voué à définir l’économie mondiale et à refaçonner l’identité entrepreneuriale de la classe moyenne indienne d’Hyderabad.

Les infrastructures des TIC de l’État de l’Andhra Pradesh (avant la création du Télangana) ont émergé et pris de l’expansion autour des ZES et des parcs des TIC, où les Cyber Towers trônent toujours malgré un aspect un peu défraîchi. En soirée, les affichages lumineux des marques prestigieuses telles que Google, Microsoft et Qualcomm scintillent, alors que les travailleurs dits « hautement qualifiés » s’affairent régulièrement jusqu’aux petites heures du matin.

Un nouvel État à l’avant-scène

Bien avant sa création, le nouvel État était déjà soutenu par les cris répétitifs de « Vive le Télangana », scandé à chaque manifestation organisée pour appuyer l’indépendance du Télangana dans les rues d’Hyderabad. Présentée comme une entité politique, sociale et culturelle pouvant dépasser son succès dans l’État de l’Andhra Pradesh, Hyderabad est demeurée la pierre angulaire des développements projetés au Télangana. Kalvakuntla Chandrashekar Rao (ou « KCR »), qui a déclaré avoir créé le Telangana Rashtra Samithi (TRS, traduisible par « Parti pour le Télangana ») dans l’unique but d’assister à la naissance du nouvel État, est entré au pouvoir comme ministre en chef le 2 juin 2014[9].

L’État du Télangana a notamment été créé en raison de tensions historiques avec le reste de l’Andhra Pradesh, issues des différences de propriété des infrastructures et d’accès à celles-ci entre les travailleurs télanganais et andhranais. Ces infrastructures allaient des systèmes d’irrigation des terres agricoles aux tours de bureaux, en passant par les nouvelles routes et l’électricité sans interruption, et ont depuis été nécessaires pour les parcs des TIC et les ZES d’Hyderabad. En lien avec ces inégalités, les lacunes historiques en anglais ont aussi été perçues comme une différence cruciale. Les Télanganais étaient sous l’égide du Nizam (monarque) de l’État princier d’Hyderabad, alors que les Andhranais de la côte (Seemandhra) étaient sous le régime britannique. Les Andhranais étaient ainsi considérés comme mieux préparés pour combler les emplois administratifs laissés libres au départ des colonisateurs. Le remaniement du système de castes selon un système d’attribution des terres permettait aux jagirdars (intermédiaires du souverain), qui prédominaient dans la région du Télangana, d’acquérir des terres en échange de leurs services (militaires, entre autres) et du paiement de tributs (Leonard 1971). À l’opposé, dans la région de l’Andhra de la côte (Seemandhra), le système des zamindars (agents locaux) était dominant. Les agents pouvaient posséder les terres et exiger des taxes des paysans. Les capitaux importants engrangés par les Andhranais se sont donc additionnés au fil du temps (Leonard 1971).

L’élection de N. T. Rama Rao (NTR) comme ministre en chef de l’Andhra Pradesh en 1983 a incité les fermiers du Seemandhra à migrer à Hyderabad pour investir les surplus d’une production agraire prospère. Chandrababu Naidu, le beau-fils de NTR, a occupé les mêmes fonctions de 1995 à 2004, au moment où les « Andhranais s’étaient accaparé les positions dominantes dans l’ensemble des secteurs de la vie politique, économique, sociale et culturelle, tellement qu’ils étaient maintenant capables de “dicter les termes” pour les locaux [télanganais] » (Benbabaali 2016 : 188).

Alors qu’Hyderabad était au centre des contestations durant les années 2000, les migrants andhranais possédaient une portion significative des terres, des institutions de formation pour le secteur des TIC et des édifices les accueillant (Maringanti 2010 : 36). Entretemps, ce qui a été appelé le « mouvement du Télangana », mené par des activistes, des étudiants et des organisations politiques appuyant la création du Télangana, revenait en force avec des grèves et des manifestations, comme celle du 14 juin 2013, considérée illégale par le gouvernement de l’Andhra Pradesh (Press Trust of India 2013). Évoquant le changement à venir, le TRS a suggéré en 2013 que les « Télanganais [étaient] aujourd’hui les cerveaux derrière la majorité des industries TIC », soulignant l’importance du secteur pour Hyderabad et le nouvel État.

Pour marquer avec aplomb la transition politique, une série de conférences sur les nouvelles technologies, l’urbanisation et le développement social au sens large a été organisée dès la naissance du Télangana en 2014. Les conférenciers invités discutaient innovation, créativité et mégadonnées (Big Data) devant un public d’ingénieurs et de designers à qui le terme clé mais aussi parfois banalisé de « ville intelligente » (Datta et Odendaal 2019 ; Khan et al. 2018) était majoritairement familier. Afin de maximiser sa visibilité lors de ces rassemblements importants, le nouveau ministère du Tourisme du Télangana exposait des brochures et des dépliants promotionnels à un kiosque, au milieu des ordinateurs portables qui opéraient des prototypes d’applications et de logiciels. Sur ces images léchées de lieux touristiques fraîchement imprimées par le nouvel État, les rituels du Bonalu et du Bathukamma apparaissaient déjà, harmonieusement représentés comme des parties annexées aux nouvelles infrastructures des TIC.

Pour les membres d’INE et des associations d’activistes engagés dans le mouvement du Télangana, l’absence du Bathukamma et du Bonalu dans l’État de l’Andhra Pradesh, où ces rituels étaient largement ignorés, symbolisait la répression de pratiques culturelles télanganaises. Le Bathukamma (« Prends vie, mère ») est un rituel hindou célébré en septembre et/ou octobre (du 6 au 14 octobre en 2021). Les femmes offrent des prières à Bathukamma, la déesse qui peut protéger leurs familles. Le temps du rituel, les filles incarnent la déesse Bathukamma et leurs mères les habillent avec des saris de soie et leur offrent de la nourriture (Reddy 2018 : 232). Mandakrata Bose suggère qu’à la suite des tensions politiques récentes, le Bathukamma « a été politisé comme outil de promotion du mouvement de séparation du Télangana, ce qui a mené, en conséquence, à l’élévation de son statut comme icône culturelle d’unité, d’espoir et de progrès dans la région » (Bose 2018 : 230)[10].

Selon le gouvernement du Télangana, le rituel du Bathukamma est « le symbole de la culture et de l’identité télanganaises ». Il suggère « qu’[a]u moment où les réserves d’eau diminuent et s’appauvrissent, le Télangana est fier que les femmes, principalement celles qui sont issues du milieu agraire, connaissent, de manière innée, les méthodes nécessaires pour remplir les réserves d’eau en célébrant le festival des fleurs » (Département de la langue et de la culture 2021)[11].

Le festival d’État Bonalu, du terme Bojhanalu en télougou, traduisible par « festin », comprend quant à lui un rituel durant lequel les femmes cuisinent un riz au lait spécial dans un nouveau pot, qu’elles offriront à la déesse mère Mahakali durant les mois de juillet et d’août (du 11 juillet au 8 août en 2021). Le rite a été historiquement lié aux pratiques des basses castes télanganaises. Selon Bhrugubanda, les « […] hautes castes de l’Inde du Sud considéraient ces déités et ces pratiques de dévotion, en particulier les sacrifices animaliers associés à ceux-ci, comme barbares et primitives » (Bhrugubanda 2011 : 237 ; voir aussi Graitl 2015). Suivant cette vision, le gouvernement de l’Andhra Pradesh a ignoré ce rituel, jusqu’à l’apparition du TRS en 2001. À l’opposé, le gouvernement du Télangana finance depuis 2014 le Bonalu et le Bathukamma (The Times of India 2014)[12].

Bonalu et Bathukamma entre les tours de bureaux d’HITEC City

Les membres de l’association des Ingénieurs pour un Nouvel État (INE) étaient émotifs lorsque je les retrouvais dans les rues d’HITEC City pour capter des séquences vidéo et prendre des photos du Bonalu et du Bathukamma. Ils avaient serpenté les mêmes rues lors de la création du Télangana et lors des manifestations qui ont mené à sa formation. Plusieurs membres fondateurs d’INE, des hommes en majorité, enclins à renouer avec la forte intensité qui avait accompagné la création de l’État, ne se gênaient pas pour danser sur les morceaux traditionnels ou remixés pour le Bonalu ou le Bathukamma avec autant d’éclat et de puissance que durant ces moments de réjouissance.

La diaspora télanganaise dispersée aux quatre coins de la planète avait aussi célébré la formation du Télangana et partagé cette célébration de ce moment de consécration sur les réseaux sociaux au moyen d’enregistrements vidéo et audio (Therwath 2012 ; Murthy 2017). Pour les membres d’INE, la reconnaissance d’une citoyenneté télanganaise passe par ces raccords globaux, qui s’opèrent en continuité avec une formation en ingénierie, dispensée en anglais et acquise dans les écoles « internationales » privées d’Hyderabad (Gilbertson 2014). Chaque année, lors du Bonalu et du Bathukamma, ces échanges multimodaux ravivent l’enthousiasme pour une distinction culturelle télanganaise — du local au global. Cet enthousiasme pour la tenue des rituels et des festivités circule des voix vives des chants rituels aux panneaux d’affichage mobiles éclairés par les phares des motos, en passant par les reportages vidéo en simultané des chaînes de télévision locale jusqu’aux séquences audio enregistrées sur Soundcloud, publiées sur Facebook et ultimement commentées sur Twitter.

L’attention accordée à ces formes de médiation technologique se prolongeait aussi au travers des transformations prévues lors des « remédiations » entre les médias traditionnels et les médias sociaux (Bolter & Grusin 1999). Ces remédiations étaient contrôlées par les membres d’INE qui célébraient les rituels à Hyderabad, dans d’autres villes indiennes et à l’étranger. Sécuriser les échanges d’information numérique était considéré comme nécessaire puisque les membres d’INE demeuraient conscients du caractère sensible de la création récente du Télangana — une transformation politique qui était alors officialisée, certes, mais qui émergeait de tensions sociales et culturelles toujours vives. Dans ce contexte, les membres d’INE les plus préoccupés par de possibles contestations violentes et par l’identification publique de certains individus présents lors des célébrations rituelles s’assuraient de contrôler les échanges d’information associés à des individus spécifiques et de sécuriser les transferts vers des destinataires préalablement approuvés. On me demandait aussi d’adhérer à ces protocoles de sécurisation lorsque je partageais les photos et vidéos numériques prises lors des rituels.

Un membre fondateur d’INE, rencontré dans un café quelques semaines après le Bonalu, présentait le processus de cette manière :

Si X me demande de partager [du contenu], je ne vais pas simplement partager. [D’abord, je demande] « Donne-moi ton ID, quel est ton ID ? » La personne reçoit un courriel test où il est écrit « Je suis la personne qui recevra le contenu ». [La personne] répond « Je suis la personne ». […] Nous n’envoyons pas de courriel à l’aveugle parce que notre information peut être transmise à d’autres personnes. Donc, nous sommes habitués avec la technologie, nous connaissons les risques et nous savons comment les mitiger et les prendre en charge.

Ces protocoles jouaient aussi un autre rôle. L’expertise technique des membres d’INE à vérifier, pister et encrypter l’information numérique soulignait leur connaissance précise et détaillée des processus de traitement de ce type de données. Dans de tels cas, l’expertise des membres d’une communauté donnée émerge de « […] la connaissance relative que [des personnes] retiennent et contrôlent, et dans des affirmations au sujet de types d’objets différents que [ces personnes] connaissent » (Carr 2010 : 22). Après la formation du nouvel État, alors que les membres d’INE marchaient dans les rues d’HITEC City durant le Bonalu et le Bathukamma, ces actions techniques incorporaient les capacités et l’expertise techniques dont ces membres souhaitaient user pour appuyer le nouvel État. En ce sens, la « politique numérique » d’une forme d’engagement citoyen se révélait au travers d’un agencement dynamique entre contenu audiovisuel des rituels célébrés et « emballage » informatique (packet) encodé et sécurisé (Postill 2012). Les lignes de code informatique utilisées et créées par les ingénieurs d’INE pour la sécurisation du partage d’informations et de captations rappellent que, pour ces membres, ce code a une « fonction technique » qui est aussi reconnue par leurs pairs, et il agit comme une « déclaration et une démonstration de l’ingéniosité de son auteur » (Coleman 2012 : 94). Pour le membre fondateur interviewé, les lignes de code informatique et les protocoles de sécurisation devenaient une « signature » d’expertise reconnue par des membres potentiels, eux-mêmes souvent ingénieurs en informatique et aptes à reconnaître l’ingéniosité de l’auteur.

À travers ces échanges médiatiques globaux savamment sécurisés et des actions rituelles locales, les membres d’INE au Télangana consolident leur position dans l’enceinte privilégiée du secteur des TIC d’Hyderabad et, par conséquent, au sein du nouvel État. Les membres occupent physiquement et par la médiation numérique constante du code informatique les couloirs principaux d’HITEC City. Pour le Bonalu, par exemple, la procession se dirigeait vers les Cyber Towers, qualifiées « d’iconiques », jusqu’à un petit temple hindou situé à quelques mètres des bureaux de Google pour clôturer la célébration avec les offrandes et le festin de riz au lait (souvent accompagné du « riz citronné » télanganais).

Pour Dipesh, un membre fondateur d’INE, célébrer le Bonalu permettrait de rectifier ce qu’il qualifiait d’indifférence par le gouvernement de l’Andhra Pradesh. Il expliquait que :

Bonalu est célébré à Hyderabad et c’est un très vieux rituel. Il a été ignoré par le gouvernement précédent. Alors, nous nous sommes dit : « C’est notre propre festival d’État, donc pourquoi ne pas [le célébrer] ? » Même si tu es un employé des TIC, tu n’as pas besoin de rester assis seul à la maison tout le temps. [Bonalu] nous transmet un message. Ce que je veux dire, c’est que tous les employés des TIC peuvent le célébrer. L’année prochaine et les années qui suivront, d’autres personnes le célébreront aussi.

Lors du Bonalu en juillet 2014, un peu plus d’un mois après la création du Télangana, les femmes d’INE habillées de saris affichant les couleurs prédominantes associées au rituel — le rouge, le jaune et le vert — achevaient leur marche d’environ 900 mètres sur la rue principale d’HITEC City. Elles maintenaient en place les nouveaux pots décorés et posés sur leurs têtes, s’arrêtant à intervalles plus ou moins réguliers pour les caméras des membres d’INE, celles des médias locaux présents et la mienne. Lors de ces arrêts, les hommes d’INE, vêtus de jeans, de chemises et de tshirts de couleurs unies ou à motifs rayés, se regroupaient dans un cercle plus ou moins défini. En son sein, les potu rajus, des hommes habillés uniquement de bermudas et arborant un maquillage et des colliers aux couleurs du Bonalu et aux teintes de safran, donnaient vie aux frères de la déesse Mahakali. Le rôle des potu rajus était de protéger les femmes qui transportaient le bonam (offrande de riz) en claquant un fouet de corde tressée, au rythme des tambours (Flueckiger 2013 : 12).

Durant la procession, les hommes d’INE tenaient une bannière qui visait à rendre l’association facilement identifiable et à offrir l’information nécessaire (adresse du site web et courriel) pour en apprendre plus. Un des membres fondateurs d’INE résumait la stratégie de visibilité ainsi :

[La bannière] aide un peu. C’est quoi, [l’association des Ingénieurs pour un Nouvel État] ? Qu’est-ce que c’est exactement ? Tu vois, si quelqu’un aperçoit une bannière affichant « [INE] célèbre le Bonalu », cette personne ira peut-être chercher sur Internet pour voir ce qu’est au juste [INE]. Même si l’on provoque du changement pour seulement quelques personnes avec le festival, nous serons contents.

Un des objectifs explicites de ces convois publics et fortement médiatisés est d’inciter les passants à se joindre aux rituels. Les membres d’INE profitent de ces moments de rapprochement pour discuter de l’association et de ses travaux. Célébrer annuellement les rituels réitère et promeut l’engagement soutenu de l’organisation envers un ensemble d’activités — des rituels aux formations de technologie de pointe et d’entrepreneuriat — présentées par INE comme une réponse aux aspirations de réalisations sociales, culturelles et professionnelles des Télanganais.

Fig. 2

Capture d’une vidéo prise lors des célébrations du Bathukamma.

Capture d’une vidéo prise lors des célébrations du Bathukamma.
Octobre 2014 (Philippe Messier)

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Lors du Bathukamma de 2014, un immense écran de télévision a été installé en bordure d’une route de HITEC City dont les quatre voies avaient été repavées lors de l’entrée au pouvoir du TRS. L’écran a diffusé les images simultanées d’une caméra professionnelle pointée sur les danses et les chants rituels, de même que les discours des membres fondateurs d’INE célébrant la nouvelle indépendance du Télangana — des actions rigoureusement planifiées et prévues quelques centaines de mètres plus loin (Figure 2). À quelques pas de la scène et quelques heures avant la célébration, Sanjay, un des membres fondateurs d’INE, m’accordait une entrevue vidéo et affirmait que célébrer le Bathukamma servait à élever la culture télanganaise :

[L]e festival du Bathukamma, c’est un festival unique. Tu ne peux voir ce festival nulle part ailleurs. […] Et bien sûr, en soulignant ce festival, les gens apprennent. Les autres personnes commencent à connaître les autres rituels.

Sur un large tapis imitant une surface gazonnée, une quarantaine de femmes d’INE vêtues de saris et de bijoux scintillants et luxueux répétaient les paroles des chants traditionnels du Bathukamma, tapant simultanément des mains et basculant le corps vers le bas en tournant lentement en cercle selon une direction antihoraire. S’immisçant dans la chorégraphie à l’occasion, de jeunes filles habillées à la mode occidentale, en kurta ou en « demi-sari » cherchaient à observer de plus près les arrangements de fleurs soigneusement préparés du Bathukamma et disposés au centre du cercle. Durant la chorégraphie, les plus jeunes enfants étaient dans les bras de certains hommes d’INE qui, d’une main libre, pointaient leurs cellulaires en mode vidéo pour enregistrer presque l’entièreté du rituel. Pour clore l’événement, les jeunes DJ invités mixaient des rythmes disco télougou, entraînant hommes et femmes à danser sous les spots colorés de la scène.

Les engagements médiatiques formels d’INE durant le Bonalu et le Bathukamma, en particulier les entrevues télévisées, sont certes moins contrôlés par l’association. En général, selon mes observations de terrain et les diffusions télévisuelles au fil des années, les hommes sont interviewés plus longuement dans les reportages préparés pour la télévision locale. Les interventions des femmes sont quant à elles reléguées à de très courtes phrases, insérées aux préambules (b-roll) vidéo de performances rituelles[13].

Il faut cependant noter que dans les dernières années les jeunes femmes d’INE ont été plus actives dans d’autres engagements médiatiques. Par le biais de canaux de communication permettant une plus grande autonomie, comme les médias sociaux, ces membres ont produit de plus longues interventions qui ont orienté les activités récentes de l’association, tels les marathons de programmation d’innovation technologique et les formations en cybersécurité pour la protection de la vie privée.

En 2014, quelques jours seulement après le Bathukamma, lors d’un marathon de programmation axé sur l’inclusivité urbaine et la création de ce que les organisateurs appelaient des « citoyens intelligents » dans le nouvel État, des ingénieures participantes proposaient des projets technologiques qui sécuriseraient les quartiers d’Hyderabad par la traçabilité numérique. Une de ces jeunes ingénieures, interrogée sur le nouvel État, me disait alors qu’elle « souhaitait que son projet se développe [à la suite du marathon de programmation] » et qu’elle « espérait pouvoir bénéficier des opportunités créées par le nouvel État ». Ce type d’implication citoyenne via les TIC coïncide avec une tendance observée durant mes recherches par laquelle les jeunes ingénieures indiennes sont de plus en plus appelées à avoir la charge de la conception de nouveaux produits TIC, plutôt que d’être confinées aux services d’après-vente ou aux réparations de produits défectueux (voir aussi Irani 2019).

Programmer un Bathukamma 2.0

Le « bricolage » technologique souvent mis de l’avant lors de ces marathons de programmation organisés par le gouvernement du Télangana, et auxquels certains membres d’INE participent, s’est aussi inséré dans les rituels célébrés par l’association. Les deux rituels semblent en effet ouverts aux réinterprétations et même à l’intégration des plus récentes innovations du secteur des TIC. Engagés à approfondir cette tendance, les ingénieurs en informatique d’INE ont proposé en 2019 une version du Bathukamma qui intégrait ce que le nouveau gouvernement nommait, comme beaucoup d’autres, les « technologies émergentes » (Département de la TI, de l’électronique et de la communication 2020 : 3). L’intelligence artificielle, les drones et l’Internet des objets ont ainsi été sélectionnés, aux côtés de six autres technologies numériques, comme les plus génératrices d’emplois dans le secteur des TIC d’Hyderabad. À chacun des neuf jours de célébration du rituel, INE planifiait qu’une technologie serait activée à l’intérieur du Bathukamma pour accentuer l’importance de ces nouvelles technologies dans la formation des futurs employés et employées des TIC et dans la consolidation d’un nouvel État régional.

Pour cette initiative, l’arrangement floral du Bathukamma fut remplacé par une version conçue par l’intelligence artificielle et fabriquée par une imprimante 3D. Une application de l’Internet des objets (Internet of Things) était désignée pour l’ouverture du début de la célébration, alors que la robotique était chargée de la rotation de l’arrangement floral. Finalement, un drone avait la mission de transporter cet arrangement jusqu’au milieu de l’emplacement choisi pour le rituel, toujours dans le corridor des TIC de HITEC City, réservé chaque année pour INE.

Comme les autres activités d’INE, cette réorganisation rituelle était au diapason des priorités du nouvel État. Comme le gouvernement du Télangana l’a affirmé en 2020, il « a été un des chefs de file dans l’adoption des technologies émergentes » (Département de la TI, de l’électronique et de la communication 2020 : 3). Cette nouvelle initiative suggérait toutefois un ordre des choses qui différait de l’agencement photographique du nouveau métro d’Hyderabad et de la danse Bathukamma (Figure 1). Cette fois, les infrastructures des TIC et les technologies numériques, celles imaginées et produites par le nouvel État, étaient fondamentalement intégrées dans l’exécution du rituel par les ingénieurs.

Pour ces ingénieurs, activer les lumières formant l’arrangement floral du Bathukamma avec un téléphone intelligent doté d’une application informatique qu’ils ont programmée et être subséquemment éblouis par cette lumière sont une succession d’actions qui reflètent les connaissances précises des techniques d’ingénierie informatique déployées — il ne s’agit pas de simples représentations de technologies numériques, mais plutôt d’un « débordement » affectif des signes qui tentent de les contenir (Newell 2018 : 12). L’arrangement floral illuminé, le téléphone intelligent, le drone et les blocs de codes informatiques, connectant et activant cet assemblage, amplifient le rituel pour ces ingénieurs. Les actions de ces technologies ne pointent pas seulement vers les concepteurs, mais révèlent également la relative imprévisibilité de ces nouvelles technologies. C’est ce qui se passe lorsque les lumières qui forment le Bathukamma s’illuminent enfin, mais seulement à la suite de la modification de programmation informatique nécessaire.

Cette relative imprévisibilité des technologies numériques en cours de développement peut surprendre même les ingénieurs les plus aguerris lorsqu’ils tentent de stabiliser des technologies et leurs effets sur des situations données. Alors que le Bathukamma était généralement organisé et fondé sur l’anticipation de chaque étape du rituel, les ingénieurs présents cette année-là ne pouvaient pas complètement saisir le potentiel d’action et les risques de défaillance de ces technologies ou des algorithmes qui les commandent (Just et Latzer 2017). Cette imprévisibilité de la programmation informatique illuminant (ou non) le Bathukamma est venue s’insérer dans le déroulement du rituel, dans la capacité de ce dernier à ordonner et à formaliser les espaces et les acteurs qu’il enrobe dans son exécution. L’intégration de cette imprévisibilité numérique dans les célébrations rituelles du nouvel État — un Bathukamma numérique s’activant par intermittence — agissait ainsi comme un commentaire sur le Télangana tout juste naissant, lui aussi en cours de développement et en quête de stabilité.

Bathukamma au-delà des TIC et d’Hyderabad

Pour les membres d’INE, le Bonalu et le Bathukamma sont par ailleurs aussi devenus des espaces propices à l’extension des activités de l’association et, plus généralement, des ingénieurs télanganais intéressés à solidifier les assisses d’un État naissant. Le caractère flexible des interprétations proposées pour les deux rituels permet de les actualiser selon les changements technologiques et politiques en cours au Télangana, tout en soulignant les fondements mythologiques popularisés par le discours étatique et partagés par les différentes communautés hindoues télanganaises[14].

Afin de sensibiliser la communauté plus large à l’importance du nouvel État, les membres d’INE mettent de l’avant, d’abord, certaines perspectives historiques du développement des infrastructures dans l’Andhra Pradesh et au Télangana, qu’ils désirent lier à l’actualisation contemporaine du Bathukamma. Le « credo primordial » du Bathukamma, comme Reddy le suggère, « c’est que les lacs donnent la vie aux personnes et que pour tous les villageois la mère nourricière est Bathukamma » (2018 : 232). Conséquemment, lors des célébrations de 2014, alors que des arrangements floraux étaient posés dans le lac central d’Hyderabad (le Hussain Sagar) par les membres d’INE, les membres me rappelaient qu’une fois filtrée par les fleurs, l’eau purifiée allait de plus nettoyer les conduites d’eau d’Hyderabad. Selon ces mêmes ingénieurs, les fleurs avaient également des propriétés médicinales pouvant soigner les maladies. Purifier l’eau par le rituel était perçu comme une manière de limiter les sécheresses fréquentes au Télangana. À travers cette forme d’engagement, la « citoyenneté hydraulique » observée par Nikhil Anand à Mumbai réapparait sous de nouveaux horizons technologiques et politiques. De leur position plus privilégiée, les ingénieurs d’INE exerçaient à Hyderabad une citoyenneté hydraulique qui intégrait des « revendications sociales et matérielles ciblant les infrastructures hydrauliques de la ville » (Anand 2011 : 545). De la même manière que pour l’électricité et l’Internet, la différence marquée entre les accès à l’eau de l’Andhra Pradesh et ceux du Télangana et, subséquemment, l’influence politique et économique pour maintenir cette différence ont en effet modelé le développement d’Hyderabad et les perceptions des positions, privilégiées ou non, des Andhranais et des Télanganais dans ce développement.

Les discours de ces ingénieurs visaient à légitimer leur expertise au-delà de la programmation informatique, tout en soulignant la nécessité de concevoir les restrictions infrastructurelles historiques du Télangana selon une perspective multiple. Suivant les mêmes orientations, les ingénieurs d’INE ont récemment consacré leurs compétences techniques à la finalisation du projet d’irrigation par pompe de Kaleshwaram sur la rivière Godavari, situé à environ 300 kilomètres de la frontière entre le Maharashtra et le Chhattisgarh. Le projet d’ingénierie civile, actif depuis juin 2019, procure de l’eau potable à de vastes parties du Télangana. Pour cette collaboration, les ingénieurs en informatique d’INE mobilisent les technologies numériques pour maintenir un usage équitable et juste de l’eau potable, ciblant les infractions à la loi et les cas de corruption fréquemment allégués[15].

Ces projets parallèles reflètent aussi un désir d’élargir les actions d’INE à d’autres types d’industries, où la technologie numérique et l’entrepreneuriat sont jugés vitaux. Pour Vinesh, un des membres fondateurs d’INE, une transition vers des formations dédiées aux employés du secteur des services ou de la construction était également anticipée :

[N]ous nous sommes concentrés sur des séminaires en compétences entrepreneuriales. Le titre [d’un des] séminaires, c’est « Compétences entrepreneuriales » et les compétences entrepreneuriales, ce n’est pas seulement pour les TIC. Ces compétences sont nécessaires pour tous les apprenants. Oui, nous voulons focaliser sur d’autres secteurs aussi. 

L’engagement citoyen d’INE dans le secteur industriel se mêle ainsi aux techniques de création d’infrastructures, historiquement associées à d’autres communautés télanganaises. Comme ailleurs en Inde urbaine, les travailleurs d’Hyderabad dans les économies parallèles de l’hébergement, de la restauration, de la maintenance et de la sécurité sont aussi à la tâche, s’assurant du bon fonctionnement des infrastructures installées à l’intérieur et aux marges des ZES et des parcs technologiques (Cross 2015). Les plus jeunes de ces travailleurs, en particulier, ont intégré certaines des technologies TIC disponibles, tels les cellulaires et leurs potentialités audiovisuelles, dans leur quotidien. Cependant, des études récentes ont souligné que les aspirations des travailleurs de l’économie de service secondaire ou parallèle aux TIC ne se concrétisent pas aisément (Mirchandani et al. 2020). L’optimisme souvent exagéré vis-à-vis de la capacité des infrastructures des TIC d’« élever » les citoyens pauvres et d’éclipser les contraintes sociales et économiques avec lesquelles ils doivent composer demeure un discours récurrent dans les sphères d’HITEC City, et ce discours façonne les attentes vis-à-vis des travailleurs en situation précaire. Selon une logique de jugaad (ou « innovation modeste ») très en vogue, Ravinder Kaur suggère que cette conception de l’innovation technologique est « présentée comme une force positive qui permet aux citoyens indiens innovateurs de préserver leurs capacités d’action et d’être les constructeurs de leurs propres destinées » (Kaur 2016 : 315). Dans cette logique, l’incapacité des institutions publiques en Inde devient une « opportunité riche » pour tous les citoyens, incluant les « hommes ordinaires » (aam admi) de développer dans le secteur privé des projets innovateurs menant au succès professionnel et financier.

Nonobstant l’enthousiasme des ingénieurs d’INE et des participants aux marathons de programmation et aux conférences sur les technologies de pointe, les initiatives du nouvel État, dont les nouveaux rituels d’État, suffisent rarement à contrer d’autres contraintes sociales et économiques. En effet, les travailleurs des industries parallèles qui souhaiteraient eux-mêmes étudier les capacités des TIC ne peuvent pas bénéficier facilement des réseaux sociaux et économiques qui pourraient leur donner accès à l’éducation en TIC et aux capitaux financiers indispensables aux projets d’innovation technologique développés sur le long terme[16].

Conclusion

À la formation du nouvel État du Télangana, le gouvernement a misé sur son attrait économique principal : les technologies de l’information et de la communication (TIC) et les zones économiques spéciales (ZES) déjà échafaudées à même ce secteur prometteur. Les relations industrielles s’adaptant au changement politique en cours sont devenues une scène en mouvement pour les rituels Bathukamma et Bonalu. Ces rituels proposent une cohésion culturelle mise en forme et légitimée par le nouvel État pour soutenir l’émergence d’une identité régionale télanganaise, un processus consolidant aussi la position privilégiée des TIC et des compétences techniques qu’elles favorisent.

Ce type d’engagement citoyen, celui du citoyen télanganais en Inde et par-delà ses frontières, s’opère conjointement aux projets de citoyenneté nationale, aussi solidement ancrés dans les technologies numériques. Les initiatives technologiques soutenues par l’expertise des membres d’INE et développées par le gouvernement du Télangana pour raffermir sa distinction régionale et son attrait pour les investisseurs étrangers rappellent d’autres initiatives au pays, comme celle du projet Aadhar de sécurisation citoyenne par la biométrie[17]. Selon Vijanya Nair, ce projet national est « emblématique d’un État reconfiguré comme un « État d’entreprise émergente ». Ni complètement État, ni complètement entreprise émergente, l’État d’entreprise émergente est en formation » (Nair 2019 : 523). En parallèle, les célébrations culturelles et identitaires du Bonalu et du Bathukamma du gouvernement du Télangana soulignent aussi un processus de formation citoyenne en cours que l’on peut attribuer à d’autres projets éducatifs nationaux qui ont été associés à certaines pratiques culturelles traditionnelles. Je pense ici en particulier au projet de promotion et de renouvellement du yoga approuvé par le premier ministre Narendra Modi (voir notamment Gupta et Copeman 2019).

Pour les membres d’INE, les rituels Bonalu et Bathukamma sont devenus des espaces d’organisation et d’échanges technologiques dans lesquels ils et elles « fabriquent » une citoyenneté télanganaise en émergence. Ces initiatives les forcent à développer une certaine expertise « culturelle » et à revisiter « les conditions d’exercice de la citoyenneté » au travers de leurs compétences en ingénierie (Gagné et Neveu 2009 : 15). De cette manière, le travail de l’association et les technologies numériques qu’elle conçoit et célèbre s’enchevêtrent, et ce, même dans des moments imprévisibles, lorsque ces technologies s’apprêtent à outrepasser leurs paramètres anticipés et programmés.

Par le biais des activités culturelles et politiques associées, et parallèlement aux rituels Bonalu et Bathukamma, les ingénieurs d’INE ont établi des liens entre les expériences physiques — comme les rituels exécutés dans les rues de HITEC City — et les échanges virtuels qui caractérisent ces expériences — comme le partage de vidéos et de conseils techniques sur Internet (Postill 2012). Ce faisant, les membres d’INE ont décuplé les impacts locaux et transnationaux des relations qu’ils cultivent avec les associations ayant appuyé le mouvement de création du Télangana, celles-là mêmes qui tentent toujours d’utiliser ce tremplin identitaire et citoyen pour renforcer un contrôle local et global sur le secteur des TIC et les infrastructures du nouvel État.