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Cet imposant ouvrage de 1024 pages basé sur les données de dix-sept projets de recherche menés ou dirigés par l’auteur, Paul Charest, dont le programme ARUC Tetauan, est enrichi d’environ 250 photographies et de 63 figures. Ces photographies, listes, plans, cartes et dessins en font le document iconographique le plus riche jamais publié sur les Innus. La table des matières, très détaillée, concède quasiment le statut d’encyclopédie à Des tentes aux maisons. La sédentarisation des Innus et la liste des textes cités, qui fait quarante-sept pages, est la bibliographie la plus complète à ce jour sur les Innus, autrefois appelés Montagnais. Toutes les références d’archives religieuses, en plus des archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson et des Affaires indiennes, ainsi que tous les livres, chapitres de livres et articles y sont répertoriés. Désormais, aucun chercheur ou étudiant s’intéressant aux Innus ne pourra ignorer ce livre magistral sur ce peuple de la péninsule Québec-Labrador.

Des tentes aux maisons couvre une période qui débute en 1830 et se termine en 1980, date à laquelle la vie semi-sédentaire ou pleinement sédentaire des jeunes générations est établie. Tous les facteurs touchant au processus de sédentarisation sont analysés à partir de trois types de sources : les archives, la littérature et les entrevues. L’approche théorique, qualifiée de « processuelle », est basée sur les concepts polarisés de « nomadisme/sédentarisation » et d’« assimilation/acculturation ». L’auteur utilise les concepts de « résistance » et d’« agencéité » afin de montrer que ce processus n’est pas unilatéral et que les Innus, bien que soumis à des relations de pouvoir fortement inégales, n’en sont pas les victimes passives : ils ont souvent fait valoir leur choix en tant qu’acteurs sociaux.

L’ouvrage est divisé en quatre parties composées de dix-huit chapitres, les deux chapitres de la première partie servant d’ancrage à cette étude minutieuse. Le premier chapitre présente les corpus de données et leur analyse, et le second décrit en détail le cadre analytique, une étape trop souvent tenue pour acquise dans les ouvrages en études autochtones. Ces quatre-vingt-trois pages entièrement consacrées au cadre théorique, conceptuel et méthodologique forment l’ossature du livre. Le concept de « processus » et ses composantes (contextes, séquences, moteur, bifurcation) et ceux de « nomadisme », de « sédentarisation », d’« assimilation » et d’« acculturation » y sont clairement expliqués. La deuxième partie est composée de deux chapitres. Le premier décrit les fondements du nomadisme en mettant l’accent sur le territoire et la mobilité ainsi que sur les structures sociales, économiques et idéologiques. Le second compare de façon originale trois types de discours sur le nomadisme et la pensée nomade : celui des missionnaires, celui des anthropologues et celui des Innus. Les deux chapitres de la troisième partie s’intéressent à la réserve en tant que lieu d’origine et premier facteur de la sédentarisation. Ce processus est présenté en trois phases pour les dix réserves du Québec et en une phase pour les réserves et établissements du Labrador.

La quatrième et dernière partie, beaucoup plus longue que les autres, est composée de douze chapitres consacrés aux dix autres facteurs secondaires de sédentarisation : la traite des fourrures ; la colonisation ; les politiques gouvernementales ; les missions et les missionnaires ; les chapelles et les églises ; les maisons ; l’école et la scolarisation ; l’industrialisation et le travail salarié ; l’exploitation de la faune par les allochtones ; les soins de santé et les services sociaux. Soulignons que les deux derniers chapitres auraient pu faire l’objet d’une cinquième partie en raison de leur caractère interprétatif plutôt que descriptif. Dans l’avant-dernier, l’auteur présente les effets négatifs et positifs de la sédentarisation, suivis d’un bilan de ces effets. Puis, dans le dernier, avec un retour au cadre théorique, Charest s’intéresse à la résistance et à l’agencéité proactive des Innus en démontrant leur implication dans les grandes batailles qu’ils ont livrées contre les politiques gouvernementales, de la guerre du saumon aux revendications territoriales en passant, entre autres, par leur opposition aux vols à basse altitude et au développement hydroélectrique de la rivière Churchill. La courte conclusion, qui est davantage une postface, présente des perspectives très encourageantes pour la revitalisation de la culture innue.

Charest a écrit un livre précieux en portant constamment attention à la démarche méthodologique et analytique, à la définition des concepts et à l’identification des sources. Fortement ancrée dans une riche expérience de terrain, c’est l’oeuvre d’un pédagogue et d’un chercheur à l’aise autant avec les archives que sur le terrain. Fruit de quarante ans de recherches anthropologiques, ce livre impeccablement écrit sera particulièrement précieux pour les étudiants en sciences sociales en raison de sa qualité méthodologique et de l’abondance des données. Ce sera également un livre incontournable sur l’histoire coloniale ainsi qu’un modèle pour l’étude des processus de sédentarisation des Autochtones au Canada et dans le monde.