Corps de l’article

En ouvrant Palma Africana, le lecteur est désorienté dès que ses yeux cherchent la table des matières, remarquant plutôt l’absence de celle-ci ; un sentiment que l’on pourrait décrire comme celui de se sentir comme un poisson hors des eaux anthropologiques. À la place, Michael Taussig énumère d’emblée les quatre parties composant l’ouvrage : la postface, les remerciements, la bibliographie et l’index. Ainsi, le lecteur est projeté dans le livre et doit s’adapter et se transformer pour assimiler l’histoire racontée avec fluidité par l’auteur. Mais Palma Africana n’offre pas simplement une promenade sur une rivière tranquille, consistant plutôt en un ruisseau aux courants cachés qui vous tirent d’un côté, puis de l’autre. Il est immédiatement établi que les récits ethnographiques de Taussig seront différents de la plupart des autres ; on peut les trouver surprenants, rafraîchissants ou les deux.

Au cours des années qu’il a passées en Colombie depuis 1969, Taussig a observé la vie quotidienne des Colombiens dans les plantations et y a plongé. Il déroule cette histoire sans chapitres — ou en un seul chapitre intitulé « Palma Africana », comprenant 89 sections — par le biais d’une métamorphose artistique — en devenant palmier — et crée une relation conséquente entre l’huile de palme et l’environnement corrompu du pays susmentionné. Cet enchevêtrement de l’huile de palme et du paysage politique de la Colombie est au coeur d’une narration serpentine qui incite à la réflexion. Taussig se glisse dans le texte par ses mots, ou peut-être en étant manié par eux, en argumentant contre l’industrie agroalimentaire et l’esclavage de l’homme et de la terre pour la récolte de l’huile de palme. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas simplement le contenu de Palma Africana qui lui confère un caractère unique, mais plutôt le mode d’écriture de l’auteur, car ce livre se présente de façon très imprévisible comme la recherche d’une manière de permettre au sujet d’entrer et de s’engager dans l’écriture.

En plus de la curieuse structure de l’ouvrage, Taussig entremêle également des dessins et des références littéraires dans tout Palma Africana. C’est ce procédé qui permet d’obtenir un texte transcendant la nature, un texte qui donne de l’espace aux animaux et aux plantes pour se glisser non seulement à travers lui, mais aussi à l’intérieur des mots et des lignes elles-mêmes. Qu’il s’agisse d’un appel au réalisme magique ou du dessin en spirale du lieu où l’auteur a passé du temps dans un village (p. 48), qui attire le lecteur dans le texte autant que le texte est censé l’habiter et se déployer lui-même, il y a beaucoup à explorer et à apprendre de Taussig qui propose de « penser que les mots sont vivants, comme des cygnes » (p. 237). Inspiré du procédé littéraire du « cut-up » inventé par l’écrivain américain William Burroughs, en vertu duquel les phrases d’un texte sont découpées et mélangées de façon aléatoire avant d’être réassemblées, ce livre évoque aussi, tout au long du récit, l’oeuvre de 1967 du romancier colombien Gabriel García Márquez Cien años de soledad [Cent ans de solitude], croisant ainsi les genres littéraires.

Taussig fait preuve d’une écriture luxuriante dans Palma Africana en recourant à l’utilisation répétée de la parenthèse afin de donner des significations multiples aux mots et aux phrases. À un moment, par exemple, on sent l’urgence lorsque l’histoire se présente sous la forme du réalisme magique puis que s’ensuit rapidement l’observation de « X paramilitaires » sciant un être vivant en morceaux pour en déverser les différentes parties dans le cimetière qu’est la rivière Magdalena (p. 21) — épisode qui choque le lecteur, non seulement par l’horreur du sujet, mais aussi par l’aisance avec laquelle s’accomplit ce récit.

La méthode serpentine de Taussig pour raconter des histoires recèle quelque chose de nouveau et d’excitant non seulement dans le domaine de l’écriture, mais aussi de l’anthropologie. Le voyage qu’est la production de Palma Africana est traité comme une forme propre de méditation politique, qui est tout sauf calme alors que la colère et la rage de l’auteur s’écoulent à travers le texte. Le tissage de l’histoire et des animaux se poursuit hors des pages et le lecteur est inondé d’un sentiment de clarté lorsque tout est révélé. Taussig écrit ce livre comme un moyen de trouver un mode d’écriture dans lequel le langage lui-même devient « écologique », alors qu’il laisse l’animal et le végétal parcourir les lignes librement. On peut affirmer qu’en élaborant l’histoire et en lui permettant de prendre cette forme, l’aspect ethnographique de l’ouvrage est métamorphosé et l’auteur, par ce choix, peut attirer de nombreux lecteurs en dehors du domaine de l’anthropologie, tels des philosophes, des écrivains et des artistes.