Corps de l’article

Au Congo-Kinshasa, le manioc constitue la principale culture vivrière, supplantant l’igname, tubercule doux longtemps consommé par les anciens. Les caractéristiques agronomiques et écologiques du manioc, comme ses possibilités de transformation en de nombreux dérivés alimentaires et non alimentaires, lui donnent une importance particulière dans la vie des agriculteurs ou des baloni, semeuses, qui le côtoient au quotidien et en prennent soin dans les champs familiaux. Si le manioc, une plante résiliente qui permet à des milliers d’individus de subvenir à leurs besoins vitaux, est reconnu pour ses vertus, c’est aussi de la qualité des soins apportés à la plante en devenir que dépendent sa prolifération et son rendement, notamment en fonction de la correspondance ou non avec l’humain. Or la diminution de variétés locales depuis les conflits armés autour des années 1990 et la difficulté d’adapter celles fournies par les organisations non gouvernementales (ONG) aux conditions écologiques locales suscitent des questions sur les modalités de production et de reproduction du manioc. Que ce soit dans le cadre des programmes d’appui à la sécurité alimentaire ou dans les travaux scientifiques sur la culture du manioc au Congo-Kinshasa, l’un des enjeux est de comprendre comment les agronomes et les paysans peuvent coopérer pour maintenir et renouveler la diversité variétale du manioc, en partageant leur savoir (Darré 1996), et selon quels processus les formes de connaissances sont remaniées. Dans la plupart des cas, les agronomes appliquent une logique de comparaison des savoirs, privilégiant la pensée arborescente de la recherche de finalités qui consiste à traiter le manioc uniquement sous l’angle de sa dimension biophysique, comme un organisme vivant se reproduisant selon ses propres logiques biologiques (Kerkhoff et Lebel 2006). Pourtant, la vie des humains comme celle de la plante est un constant devenir qui mobilise en permanence des dimensions biologiques, culturelles et sociales qui peuvent agir de concert ou qui, à la limite, ne peuvent être distinguées les unes des autres, ni être rangées dans des catégories séparées (biologique d’un côté, sociale ou culturelle de l’autre) (Ingold et Palsson 2013).

Introduction : les possibilités de vie du manioc et des humains

Un terrain réalisé auprès des baloni bongando et mongo à Djolu et Basankusu, aux deux extrémités du paysage Maringa-Lopori-Wamba (MLW), dans la province de l’Équateur, au nord-ouest de la République démocratique du Congo, m’a permis d’étudier les possibilités de vie du manioc, la plante qui augmente le potentiel de vie des humains. La densité moyenne de la population est estimée à huit habitants au kilomètre carré (Lingomo et Kimura 2009). Villages enclavés, situés le long des rivières Maringa, Lopori et de leurs affluents, fermes et plantations y représentent moins de sept pour cent du paysage. Il faut noter ici, dès le départ, que ce qui est appelé paysage MLW représente une nature distante aux yeux des agences de conservation alors que, pour ses habitants, le milieu constitue un domaine constamment en devenir et en co-construction grâce à une relation multisensorielle et incarnée entre une myriade de personnes, de plantes, d’animaux, d’objets et d’entités surnaturelles (Ingold 2013 : 8-9 ; Miller 2019 : 21). Les villages sont structurés en clans, chacun composé d’un ou plusieurs lignages. À côté des Bongando et des Mongo, Bantous (Baoto), vivent des Autochtones (Bafoto). Les trois groupes parlent le lomongo et le longando, deux parlers apparentés et intercompréhensibles, en plus du lingala, une des langues nationales. Comme l’a souligné Hélène Pagezy (2013 : 5), la proximité de la langue et de la culture immatérielle des Baoto et des Bafoto peut s’expliquer par leur longue histoire commune. Leurs relations sociales s’apparentent à celles de vassaux (bafoto) aux suzerains (baoto), de sorte que certains auteurs, tels que Ernst Wilhelm Müller (1964), ont avancé le terme de castes pour les désigner. Quoi qu’il en soit, les trois groupes sont, d’après la tradition orale, les descendants de Nsongo et de Lianja, ancêtres par filiation indirecte qu’ils partagent avec les Ntomba, les Nkundo et les Ekonda. Par leurs récits chantés la nuit, autour du feu, ils m’aident à découvrir Lianja, le héros légendaire, frère de Nsongo, fils d’Ilelângonda (l’être qui pleure dans la forêt) et de Mbombe (sa mère), dont les traits évoquent la symbiose interspécifique, l’interfécondation humaine et non humaine. Lianja est, dès sa naissance, un enfant extraordinaire, né d’une mère ayant d’abord enfanté les insectes, les oiseaux, les bêtes de la forêt et les humains. Lianja incarne la complexité sociale puisqu’en lui seul se croisent et s’interpénètrent une multitude d’êtres vivants humains et non humains ayant participé à sa venue au monde et à ses exploits dans les forêts et les eaux des rivières Lopori et Maringa au cours de ses luttes et pérégrinations vers l’actuel fleuve Congo.

Sur les traces de Lianja, les habitants du paysage MLW pratiquent la chasse, la pêche, la cueillette des fruits et des champignons, le ramassage des insectes et la culture vivrière, principalement celle du manioc, en exprimant leur attachement aux êtres visibles et invisibles. Malgré l’enclavement des villages, notamment dû à la détérioration de l’infrastructure routière depuis les années 1980 et 1990, j’ai pu voyager de Basankusu à Djolu, côtoyant les baloni pour qui la lutte fondamentale pour la vie, notamment lors de l’aménagement des champs de manioc, consiste à s’entourer d’alliés, ancêtres et génies, ainsi que de forces latentes, animales et végétales, qu’elles peuvent éveiller par diverses pratiques et un usage adéquat du verbe (Bimwenyi-Kweshi 1981 : 595). Étant né et ayant grandi à Djolu dans les plantations de la Société Bolafa, Bosenge, Lilenga et Lifake (SOBOL), ayant commencé ma vie professionnelle à Basankusu pour le compte de Caritas Congo, un organisme catholique d’appui au développement, j’ai pu communiquer sans trop de difficultés avec les personnes rencontrées d’un village à l’autre.

Au moyen de l’observation participante multisite et transspécifique, j’ai vu comment les baloni aménagent souvent des champs de manioc à la lisière des plantations abandonnées d’héritage colonial, « sans dissocier les différentes sphères de leur expérience sociale, écologique ou encore cosmologique en autant de domaines distincts » (Brunois 2007). Dès l’aménagement des espaces à cultiver et jusqu’à la plantation des boutures, des formes d’attachement, d’alliances et de liens affectifs s’instaurent entre les humains, le manioc et les autres êtres visibles et invisibles potentiellement engagés dans le devenir du cultigène. En plus de survivre après la mort en perdurant dans leurs restes, les êtres invisibles, notamment les ancêtres, retournent habiter les villages, les forêts et les formations aquatiques. Ils peuvent aussi errer, soit par incorporation dans des nouveau-nés ou des animaux (éléphants, léopards, crocodiles) et des serpents (pythons) ou encore dans de gros arbres, plantes et roches. En « entrant dans les champs », mes guides mobilisent leur corps et se mettent au diapason des êtres visibles et invisibles, à travers des mouvements rythmiques dédiés à les connaître et à les approcher. Convaincu que ces expériences sont à prendre au sérieux puisqu’ayant nombre de choses à nous apprendre quant aux processus de devenir des humains et du manioc, je m’intéresse à ce qui se passe dans l’entre-deux de l’humain et du manioc en examinant en quoi l’enchevêtrement des formes de vie affecte l’un et l’autre de manière bénéfique ou non.

Des anthropologues qui s’inspirent en partie de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (1996 [1945]) m’éclairent sur l’engagement corporel des humains en ce qui concerne le manioc et la résonance entre mondes visible et invisible. J’emprunte en particulier à la pensée du devenir et des processus vitaux de Tim Ingold qui met l’accent sur le mouvement continuel des êtres et des choses, ainsi qu’aux travaux de René Devisch qui approfondit la question sensorielle au Congo-Kinshasa dans la ligne de Merleau-Ponty. Par sa perspective de l’engagement attentif, notamment dans Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description (2011), Ingold contribue à développer une analyse de la vie humaine et des relations sensibles et pratiques qui animent l’être au monde comme un processus de croissance et de mouvement (2011, 2015 : 13). Cette pensée du devenir amène à prêter attention au corps agissant et sentant ainsi qu’aux relations entre entités humaines et non humaines engagées dans les processus de culture du manioc. On peut penser le devenir croisé des baloni et du manioc comme un maillage des lignes de vie pouvant être affectées et affectant à la fois, c’est-à-dire ouvertes, toujours en jeu, en train de se jouer et de se faire, comme d’ailleurs de se défaire[1]. L’approche ingoldienne, qui approfondit celle des lignes deleuzoguattariennes (Deleuze et Guattari 1980 : 33), amène à penser en devenir, hors du cadre de la pensée arborescente qui prévaut dans les pratiques scientifiques et de développement, en adoptant l’idée du rhizome. À l’image du rhizome, les enlacements entre humains et manioc peuvent se comprendre comme n’ayant ni logique prédéterminée ni finalités ou singularités déjà fixes et organisées (Laplante 2017 : 39). Dans un champ se côtoient des vies humaines, animales, minérales, spirituelles et végétales qui peuvent se rencontrer de manières fortuites et transformatrices (Myers 2015 ; Laplante 2017 : 42). Afin d’expliciter la mise en relation des humains et des êtres invisibles, je puise dans les travaux de Devisch (1995, 2018) consacrés aux Yaka la notion de l’« interrelation […] de nature organique, mobilisatrice et vivifiante. Cette interrelation relie les êtres, les esprits (ancestraux, cultuels et totémiques) et les forces non domestiquées, ainsi que les actions et le cours des choses affectant l’univers visible d’ici et l’écho ou le reflet de l’ailleurs énigmatique » (2018 : 264). Les processus de culture du manioc peuvent être analysés comme une entrée dans un jeu de tissages multiples (id. 1995 : 35) au sein duquel se nouent des échanges transmetteurs de vie, d’émotion, de force et de savoir entre parents agnatiques et utérins, entre vivants et ancêtres (ibid. : 35). Pour entrer dans ce tissage, il faut prêter attention à la façon dont les baloni nouent, à travers les sens, les affects, les postures du corps, les gestes, les activités et les pratiques rituelles, à l’écoute d’une certaine consonance du champ de manioc, du corps physique, du corps social (le groupe) et du corps cosmique (ibid. : 24). En mobilisant ces approches, je propose une réflexion sur l’enchevêtrement des formes de vie dans les champs de manioc, sachant qu’au Congo-Kinshasa les êtres invisibles, comme les humains, sont aussi des êtres sensuels qui compensent leur invisibilité à la fois par le son, l’odeur, le rêve et le corps du devin (Guédon 1994 ; Motta 2014 : 113 ; Poirier 2014 ; Devisch 2018 : 264).

En me basant sur mes expériences à Basankusu et Djolu, la première section de cet article, « Planter à la lisière », montre comment la culture du manioc, bien qu’elle se pratique dans des écologies simplifiées aujourd’hui en résurgence, exige que les humains cultivent autrement en marge de l’agriculture intensive. Par l’engagement corporel, les baloni sont en dialogue non seulement avec le manioc, mais également avec les autres êtres potentiellement engagés dans le devenir du cultigène. La deuxième section, « Renforcer le potentiel de vie du manioc », met en évidence les pratiques visant la protection et l’augmentation du potentiel de vie du manioc et des baloni. La dernière section, « Entrer avec la plante dans un mouvement continu de vie », montre en quoi la culture du manioc met au jour le maillage de lignes de vie et des formes d’attachement inédites entre humains et plantes.

Planter à la lisière

À Basankusu, mes guides mongo et bongando, employés au chômage, cultivent du manioc dans les lisières des plantations de palmiers appartenant à la Compagnie de commerce et des plantations (CCP). À Djolu, les baloni, regroupés en association, le cultivent également dans les lisières des plantations d’hévéas et de palmiers de la SOBOL. Que ce soit à Basankusu ou à Djolu, on cultive aussi du manioc, cette fois-ci à côté d’autres plantations de palmiers et d’hévéas aménagées par des paysans à l’époque coloniale (bonkoko ou plantation traditionnelle), en marge de celles créées par des colons belges (imonga ou plantation moderne). Sans salaire ni avantages sociaux, on mange souvent et on vend tout simplement les feuilles et les tubercules de manioc provenant des champs familiaux.

Fig. 1

À Basankusu, les employés de la Compagnie de commerce et des plantations (CCP) au chômage cultivent le manioc

À Basankusu, les employés de la Compagnie de commerce et des plantations (CCP) au chômage cultivent le manioc
Photo de l’auteur (25 juin 2019)

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Près d’anciennes plantations, on aménage des champs familiaux, en marge des champs-écoles financés par Caritas et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cependant, les champs familiaux diffèrent un peu de ceux financés par des organismes d’appui au développement qui investissent tout dans la surabondance d’une seule culture ou de variétés présélectionnées. À l’image des plantations, les champs-écoles n’autorisent qu’une seule espèce ou une variété génétiquement homogène, alors que dans les champs familiaux on cultive plusieurs variétés de manioc, en plus des cultures associées. Les agronomes de Caritas et de la FAO encouragent le fait de cultiver des variétés de manioc RAV ou ZIZILA testées ailleurs, au sein de fermes expérimentales. Ces variétés dites améliorées, de type doux, à cycle long de 10 à 18 mois, ont une capacité productive contrôlable et reproductible, car elles peuvent s’adapter à un changement d’échelle. Elles sont aussi résistantes aux maladies.

Fig. 2

Champ de manioc de la CCP

Champ de manioc de la CCP
Photo de l’auteur (25 juin 2019)

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Les champs-écoles constituent en réalité ce que l’anthropologue Anna Tsing (2017 : 37) appelle une forme de simplification écologique en vertu de laquelle les vivants, humains et non-humains, sont transformés en ressources, abstraites de leur milieu de vie. Ce qui compte ici, c’est de regrouper des matériaux biologiques provenant de divers endroits, distants les uns des autres, afin d’aménager une plantation. On choisit et réunit un ensemble de graines ou de boutures homogènes que l’on plante dans une parcelle de terre aménagée et purifiée des divers vivants qui s’y trouvent (déboisement, labourage). En effet, les humains comme les plantes sont en situation d’insensibilité à la transformation par des rencontres indéterminées avec d’autres êtres vivants puisque les activités de culture procèdent par élimination de la diversité, de ce qui ne rentre pas dans les limites du projet. Dans ces conditions, les écosystèmes sont radicalement transformés puisque les activités de culture séparent une terre, des animaux, des plantes, des bactéries, des relations qui les rendent vivants[2]. En revanche, au sein des champs familiaux émergent plusieurs variétés de manioc à côté d’autres cultures vivrières — ignames, maïs, tomates — interagissant avec les formes de vie présentes. Ce qui est fascinant ici, c’est cette capacité du manioc à croître dans des endroits souvent ingrats, dans une forme de symbiose, entre variétés améliorées et locales, avec d’autres plantes, des arbres, insectes, champignons et petits animaux. Je me suis posé des questions sur le potentiel de vie du manioc dans des lieux apparemment peu accueillants qui manquent parfois de nutriments ainsi que sur ses rapports avec d’autres formes de vie qu’il côtoie au quotidien.

En réalité, le manioc s’accommode bien non seulement de certains dégâts environnementaux provoqués par les humains, mais aussi des autres formes de vie émergeant au fil de la résurgence des forêts. Grâce à la capacité de nourrir les insectes et les animaux, d’une part, et à celle de s’adapter à des conditions écologiques difficiles, d’autre part, le manioc démontre un type collaboratif de survie dans des endroits peu fertiles. En effet, la culture du manioc chez les Mongo et les Bongando, bien qu’elle se pratique dans des conditions précaires, exige que les humains s’engagent autrement, en marge de la logique des plantations. Ici, le corps humain est toujours en dialogue non seulement avec le manioc, mais également avec les autres êtres visibles et invisibles.

À Djolu, ce qui retient mon attention, c’est qu’avant d’entrer dans la forêt pour aménager le terrain où sera cultivé le manioc, mes guides s’adressent à un Être suprême, nommé Njakomba ou Ingolongolo, propriétaire de tout le village et des terres du clan, dispensateur des terroirs, maître du placenta, c’est-à-dire Père nourricier du monde et Seigneur des propriétaires (Hulstaert 1961). Cependant, l’Être suprême n’intervient plus très activement dans la vie quotidienne, car il a abandonné le monde aux mains des génies et des ancêtres, régisseurs intermédiaires entre les vivants et lui (Pagezy 2006 : 49). À maintes reprises, on invoque les ancêtres et les génies, êtres anthropomorphes qui règnent sur la terre et dans les eaux. Comme c’est aussi souvent pour la chasse, c’est le plus âgé du groupe qui offre aux ancêtres et aux génies une calebasse de vin de palme ou de la canne à sucre. Il dépose ces aliments en un lieu indiqué (bosquet) et prononce des paroles d’invocation afin que l’activité se déroule sans heurts. À Basankusu, comme on le fait lors des rites d’invocation organisés avant la pêche, consistant notamment à glorifier les ancêtres et les amis défunts (Korse 1987 : 18), on supplie les êtres invisibles d’apporter protection et fertilité. Mes guides mongo et bongando soulignent qu’il faut compter sur les ancêtres puisque la forêt s’offre aux humains comme un lieu ambivalent, à la fois connu et inconnu.

Au cours de mes expériences de terrain à Basankusu et Djolu, j’ai constaté que la culture du manioc engage les humains dans un maillage qui prend en compte diverses figures vivifiantes ou maléfiques, protectrices ou prédatrices : ancêtres et génies, animaux et végétaux, insectes et reptiles, humains possédés et entités errantes. En effet, là où certains agronomes mettent en évidence la capacité d’une plante à se reproduire selon ses propres lois biologiques, les baloni montrent des formes d’attachement plus « encastré » et « intégré » des humains et du manioc à la multitude des êtres visibles et invisibles[3]. L’attachement progressif à ces derniers se fait par le biais du corps, à travers des gestes, pratiques, paroles et voix au cours de rituels pratiqués à différents stades de culture du manioc. Évocations et invocations rythment le processus de croissance du manioc, notamment lors du rite nengo. Ce rite met en évidence une mosaïque d’agencements ouverts, entremêlant une diversité de formes de vie, visibles et invisibles, susceptibles de jouer un rôle dans le devenir du manioc.

Renforcer le potentiel de vie du manioc

Les pratiques nengo qui ont lieu avant la plantation des boutures visent à épargner au corps humain, au champ et aux activités de culture du manioc toute action maléfique, comme tout mauvais sort et envoûtement. Nengo replace aussi l’humain, par son corps, et le champ à cultiver au coeur des relations vitales avec les autres êtres. Il faut préciser que les Mongo et les Bongando pratiquent le nengo durant les moments forts de la vie : naissance, entrée dans la vie adulte, fiançailles, ouverture de la chasse, début de la pêche et des activités agricoles. Les fonctions manifestes du nengo sont diverses : fertilité, chance pour la chasse et la pêche, puissance de séduction, force protectrice durant la guerre, protection contre tout ce qui est maléfique ou nuisible à la santé et aux biens, renforcement de la force vitale du nouveau-né. À Basankusu, on m’indique qu’à la naissance les parents organisent une cérémonie pour protéger le nouveau-né contre les mauvais esprits et tout ce qui peut lui causer des frayeurs (wiko). Il existe aussi une procession rituelle se déroulant sur la rivière pour implorer les ancêtres d’offrir des poissons en abondance. On tient également une cérémonie pour chasser les crocodiles étrangers (nkembi).

Célébrée dans un champ de manioc, nengo est une cérémonie de lutte contre les mauvaises puissances. Un champ de manioc, comme son propriétaire, peut être le lieu de rencontre de forces cosmiques contradictoires, mais en perpétuel mouvement. La possession du champ entraîne des répercussions négatives sur la santé du propriétaire et des autres membres du groupe social qui vivent des feuilles et des tubercules de manioc. À Djolu, Alicia (femme, cultivatrice, responsable d’une organisation villageoise d’entraide) souligne qu’il ne faut jamais laisser trop d’espace à l’ennemi pour ne pas qu’il vienne envoûter la terre. Voici quelques-unes de ses oeuvres : uriner et laisser des selles dans les champs, couper du bois ou prélever les mottes de terre pour lier spirituellement les champs. Une personne qui s’est promenée durant la journée ou qui a eu des rapports sexuels en dehors de l’espace domestique voué à cette fin peut envoûter le champ. Aussi, une personne ayant de « mauvais pieds », notamment un sorcier ou un corps envoûté, peut détruire le champ par un simple contact avec la terre et les plantes. Nengo protège également des êtres invisibles bintonto ayant la forme d’animaux nocturnes qui sortent à la tombée de la nuit et traversent les champs au moment où les humains dorment et sont devenus plus vulnérables. Ces entités maléfiques sont en mesure de tout détruire sur leur passage, en entraînant chez les humains des troubles de conscience et des convulsions, des éruptions cutanées et des hémorragies nasales mortelles. Le contact rapproché avec les plants de manioc peut être foudroyant, du fait de la présence d’une sorte de venin (bianga) comparable à celui d’un serpent venimeux (yanga). Les bintonto laissent des traces déchiffrables sur les corps de leurs victimes humaines et non humaines. Si l’on ne prend pas de précautions, les plantes peuvent être affectées et disparaître.

Un champ possédé peut être repéré en raison de certaines anomalies : brûlure des feuilles de manioc, atrophie des tiges et pourrissement des tubercules. Les humains, en consommant le manioc envoûté, éprouvent des troubles psychosomatiques tels que des douleurs dans la poitrine et des maux de tête ainsi que des décharges électriques, comme si on avait des contacts glacés ou brûlants avec des êtres extraordinaires. L’effet de l’envoûtement d’un champ est associé à un blocage du flux de la vie. Il s’agit d’une perturbation des liens vitaux entre les plantes et la terre et des échanges entre les plantes, le corps du propriétaire du champ et le groupe social. Certains fils transmetteurs de vie sont bloqués. Par le biais du nengo, l’infortune se retourne contre le sorcier ou la personne ayant de « mauvais pieds ».

Comme préliminaires au rite, les Bongando, à Djolu, se confient aux ancêtres, notamment à Afaloola, propriétaire de terres, et aux génies locaux, en leur demandant avant tout de les aider à clarifier s’il existe des circonstances pouvant entraver l’accomplissement des activités dans les champs. À Basankusu, on pratique la danse mumbi pour réveiller les génies et les ancêtres du clan (Korse 1987 : 22). Mes guides mongo et bongando examinent l’histoire familiale et les expériences antérieures avec le manioc en fonction des relations sociales actuelles. On a ici le roman familial, qui contient non seulement des témoignages de solidarité et d’entraide, mais qui expose aussi une économie de luttes, de dettes et de vengeances, dites de la nuit (Devisch 1995 : 38). D’un village à l’autre, on souligne l’importance d’harmoniser les rapports entre cousins croisés ou parallèles, entre neveux, nièces et oncles maternels ou tantes paternelles. Il faut éviter les malédictions non seulement pour les personnes, mais aussi pour les plantes, car les unes sont affectées par le sort des autres et vice-versa. Nengo permet ainsi aux humains de réduire l’anxiété liée aux mauvais sorts et de renforcer le potentiel de vie du cultigène.

Le rite a lieu dans la matinée, le lendemain de l’incinération, une fois que le feu s’éteint. C’est le bon moment, quand la rosée et la fraîcheur se mêlent aux sols et boutures. On peut alors espérer une bonne croissance des plantes et de bonnes récoltes. À Djolu, Alicia commence par délimiter le champ comme espace du rite. Autour et dans le champ prêt à cultiver, en présence de la famille et des membres alliés, elle plante quelques tiges de bokako, plante aussi utilisée pour des initiations et diverses thérapies, notamment pour réanimer une personne en cas de convulsions. Le bokako chasse les mauvais esprits. En plus du bokako, Alicia plante la citronnelle, une plante dont on fait une tisane appelée sinda, dont le parfum ou l’odeur contrecarre l’action maléfique. L’usage du bokako et du sinda est une pratique connue, apprise des grands-parents, visant à augmenter la puissance de vie des plantes et la force de résistance de tout l’espace cultivé. La sève du bokako et l’odeur du sinda anéantissent les puissances négatives et évitent le pire aux plantes et aux humains qui vivent du manioc. Alicia enterre le bokako et le sinda en suppliant les ancêtres de contrer toute possession ou toute action maléfique potentielle :

Créateur, maîtres et gardiens des lieux, enlevez tout obstacle de ce champ, tout ce qui peut limiter la croissance des plantes ; donnez-moi la force de continuer à planter toute l’étendue du champ pour que le manioc grandisse et produise des feuilles et tubercules dont nous avons besoin au quotidien. Donnez-nous de bonnes récoltes.

Outre le bokako et la citronnelle, j’apprends également à Djolu, auprès de Michel (frère d’Alicia, agronome, encadreur de l’association villageoise d’entraide dont sa soeur est responsable), qu’auparavant les baloni enterraient aussi soit des fruits appelés balembo, soit la carapace de la tortue ou la peau de l’antilope. En ce qui concerne les balembo, l’usage de ces fruits lors du rite nengo était fréquent à l’époque où les troupeaux d’éléphants circulaient dans les forêts. Bien que les éléphants mangent ces fruits, ils ne peuvent pas les consommer lorsqu’ils sont exposés en plein air. Les éléphants et d’autres animaux sauvages ne vont pas entrer dans le champ puisqu’ils y voient un mauvais présage. À certains endroits, on enterre une carapace de tortue ou la peau d’une antilope aux extrémités et au milieu du champ. La présence de restes d’animaux empêche les autres individus de la même espèce de manger les feuilles et les tubercules. Après avoir enterré les autres éléments provenant tant du règne végétal qu’animal à l’orée, au milieu et aux extrémités du champ, la personne pratiquant le nengo plante quelques boutures à deux ou trois endroits. Alicia, entre autres, plante quelques boutures de manioc d’un coin du champ à l’autre pour réchauffer la terre. Il faut demander explicitement aux boutures enterrées de réchauffer la terre afin que celle-ci soit bienveillante. Par des gestes physiques, on éveille tout ce que la terre peut offrir pour la croissance du manioc. C’est aussi le moment pour les humains d’entrer en contact direct avec les autres êtres en présence dans le champ.

Expériences corporelles affectives transspécifiques, les pratiques nengo affermissent la force de vie des humains et de leurs champs, dans une interrelation organique et vivifiante avec les ancêtres et les génies. Au fondement du rite nengo se trouve la nécessité de puiser des forces pour revivifier les humains et les champs de manioc. Par des gestes et paroles, les humains entrent dans une relation de réciprocité équitable animant les rapports entre êtres humains et non humains. Ces gestes et paroles sont susceptibles de libérer l’être humain et le champ du potentiel d’envoûtement ou de la hantise de la possession suscitée aussi par l’envie et la rancune, la colère et la haine au sein du groupe familial. Nengo est aussi une réminiscence de malheurs et de zones d’ombre indicibles dans l’histoire familiale, ainsi que des sursauts dans l’imaginaire social relatif au pouvoir des ancêtres, à intervenir dans la vie des humains, en situation de quête de sens et de prévention des afflictions. Le rite met au jour les déséquilibres potentiels ou réels au coeur des échanges interspécifiques, qui sont notamment dus à la propension de certains humains, ici mongo et bongando, à mener une vie déconnectée des autres êtres non humains, visibles et invisibles. Le rite consiste en une réactivation d’une ontogenèse et d’une phylogenèse corporo-centrées imbriquant le corps physique, social et cosmique dans un même processus de vie et de croissance (Devisch 1995 : 28). Très populaire d’une extrémité à l’autre du paysage MLW, nengo est une manière d’illustrer ces enchevêtrements parfois inattendus des formes de vie dans un champ de manioc qui, ultimement, introduit l’humain et la plante dans un mouvement continu de vie.

Entrer avec la plante dans un mouvement continu de vie

À l’issue du rite nengo, un moment important consiste à pratiquer le bofusi, ce qui signifie « implantation », incluant le bouturage et l’entretien. À Djolu et à Basankusu, je découvre comment les humains et le manioc entrent dans un mouvement continu de vie, développant des formes d’attachement inédites avec d’autres organismes. Chaque champ de manioc est d’abord un brassage de variétés, toutes enlacées. Les familles combinent diverses variétés de boutures en vertu d’une stratégie de production visant à disposer de parcelles de manioc continuellement productives au cours de l’année. Certaines variétés à cycle court donnent des tubercules comestibles à six ou sept mois alors que d’autres fournissent des tubercules pouvant durer de dix mois à trois ans. Ensuite, tout dépend de l’adaptation aux conditions écologiques, de la résistance aux agents pathogènes et aux ravageurs, en plus des savoir-faire mis en oeuvre. À Djolu et à Basankusu, on évoque à la fois le dérèglement des saisons et l’exploitation abusive des forêts par l’industrie du bois. Dans ce contexte, l’augmentation de la chaleur et la déshydratation progressive détruisent les plantes. En situation de sécheresse accrue, les boutures et les jeunes plantes brûlent rapidement sans entraîner de transformation. Le devenir des boutures dépend ici, entre autres, de l’état de la surface et des couches superficielles du sol.

À Basankusu, on attire mon attention sur la présence de ces autres formes de vie végétale et animale. Selon les personnes rencontrées, les plantes se reconnaissent entre elles, si bien qu’elles communiquent avec leurs semblables en plus de modifier leur forme de croissance. Des interactions qui ont lieu entre le manioc et le maïs peuvent contribuer à leur croissance, notamment en leur permettant de se défendre contre les autres êtres qui se présentent comme des ennemis. Cependant, la cohabitation prolongée du maïs et du manioc est désavantageuse puisque les feuilles de maïs sont susceptibles de provoquer une sorte de démangeaison. La concurrence entre les racines de manioc et celles des plantes voisines peut également conduire à l’affaiblissement des unes et des autres ou donner lieu à d’autres modalités d’être. Alors que certaines herbes et variétés d’ignames servent à d’autres fins que l’alimentation ou les soins du corps des humains, elles peuvent aussi être en lutte contre le manioc et nuire à sa croissance. C’est comme si les plantes se disputaient les nutriments. On ne les laisse pas pousser à côté du manioc lorsqu’elles deviennent nocives pour le cultigène. En revanche, d’autres herbes, notamment le Pueraria javanica, peuvent contribuer à la croissance du manioc.

Fig. 3

Champ de manioc à Djolu

Champ de manioc à Djolu
Photo de l’auteur (8 juillet 2019)

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Après la récolte du maïs et au fil de la croissance du manioc, on enlève les herbes et on nettoie le champ. Comme l’ont montré M. A. Holl, M. B. Gush, J. Hallowes et D. B. Versfeld (2007), les matériaux organiques qui résultent du désherbage sont disposés au pied des arbustes (mulching), ce qui maintient l’humidité du sol, améliore sa structure et réduit les besoins en sarclage autour des plantes ainsi que les risques d’érosion. Dans ces conditions, les plantes poussent bien puisqu’elles sont remplies de vie. Les feuilles exultent parce qu’elles sont pleines de santé. Les plantes donnent des tubercules de qualité. Les baloni y voient des formes d’alliances et d’attachement entre le manioc et les autres plantes, ce qui leur permet de se défendre et de survivre en cas de menace, notamment en libérant des substances toxiques. Le manioc et d’autres plantes poussant à proximité se comportent tantôt comme un assemblage de formes de vie se constituant mutuellement ou des êtres isolés susceptibles de limiter le potentiel de vie des autres. Des formes de coordination non intentionnelles se développent dès lors que des modes de vie divergents sont rassemblés. Les plants de manioc ont des vies différentes de celles de leurs congénères sauvages ; les ignames appartiennent à la même espèce, mais n’ont pas le même mode de vie. Mes interlocuteurs mongo et bongando doivent en tout temps prêter attention aux multiples rythmes temporels et aux trajectoires de croissance de ces plantes, propres à chaque espèce. Ces rythmes de croissance et de vie sont aussi définis en fonction de la relation établie avec les humains qui prennent soin de ces plantes et en récoltent les fruits, les feuilles et les tubercules ou racines. Chaque champ de manioc est ainsi un ensemble d’agencements polyphoniques, une réunion des différents rythmes humains et non humains, chacun porteur d’une manière de façonner le monde et la vie (Tsing 2017 : 62).

Fig. 4

Alicia, à Djolu, montrant l’herbe sinda nuisible au manioc

Alicia, à Djolu, montrant l’herbe sinda nuisible au manioc
Photo de l’auteur (8 juillet 2019)

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Dans les champs, je me suis également intéressé aux rapports entre les plants de manioc et le comportement physique des petits insectes et bioagresseurs. On m’indique que certains insectes contribuent au maintien de la couverture végétale, notamment en protégeant le sol contre l’érosion. Cependant, il faut prêter attention à l’intervention des bioagresseurs, des fourmis, des vers de terre, dès le début du cycle cultural, quelques jours avant puis après la levée. D’un endroit à l’autre, les bioagresseurs détruisent les boutures, mais les pertes de plantes sont très variables selon les saisons et les années, les parcelles cultivées et les modalités pratiques de lutte phytosanitaire. À la suite de l’exploitation des forêts, la plupart des champs abritent des fourmis et des vers de terre qui peuvent être enfouis dans les sols, y construisant des tunnels peu ramifiés et beaucoup plus droits. L’abondance des fourmis et des vers de terre peut augmenter ou limiter le potentiel de vie du manioc. Les fourmis chassent des insectes nuisibles au manioc, vivant en lisière des plantations et des aires forestières. Cependant, certaines fourmis, en plus de montrer un comportement invasif, contribuent au maintien de la cochenille qui attaque des racines et tubercules[4]. Alors que certains vers de terre détruisent les tubercules, d’autres contribuent à leur extension.

Dans un champ cohabitent des formes de vie qui ne sont pas substituables, mais qui peuvent contribuer, chacune à leur façon et avec les autres, à leur constitution mutuelle, notamment au devenir du manioc. Augmenter le potentiel de vie du manioc n’est pas réservé aux humains. Bien que les plants de manioc et les autres formes de vie non humaines n’habitent pas le champ de la même manière, c’est-à-dire selon la même vitesse et la même intensité, ils partagent toutefois les mêmes écosystèmes et peuvent se refaire et se défaire au contact des uns avec les autres. Le champ de manioc est donc porteur de potentialités relationnelles entre plusieurs formes de vie. Il s’établit en même temps des formes de communication, de confiance et de méfiance réciproque, qui sont des tissages, quelle que soit la fragilité ou la résilience des êtres présents. Chaque champ de manioc est ainsi un champ de rencontre transspécifique en constante transformation, alors que les formes de vie scrutées poussant à côté du manioc sont à la fois en tension et en connexion.

Ce qui retient mon attention, finalement, c’est la proximité affective des baloni avec le manioc. Des formes d’attachement inédites s’instaurent entre les humains et le cultigène. Les personnes rencontrées à Djolu m’indiquent qu’elles communiquent avec la plante. La plante écoute les appels des humains et vice-versa. Cependant, le corps de la personne qui cultive le manioc doit être purifié pour interagir avec la plante en devenir, celle-ci étant en mesure de s’accorder avec les tonalités du corps humain. En ayant un corps pur, on peut attirer la plante et la séduire. En revanche, un corps impur et problématique engendre des maux qui affectent la plante, à l’instar d’un enfant qui souffre de maux de tête, de fortes fièvres, de nausées et vomissements ou de diarrhées pouvant entraîner sa mort. Au cours des conversations, il apparaît que la diminution du potentiel de vie des plantes affecte les humains, ce qui les conduit souvent à chercher tout ce qui peut augmenter leur potentiel de captation d’énergie vitale, non seulement à l’échelle du champ cultivé, mais aussi en ce qui a trait aux relations sociales. Ainsi, au coeur ou dans un coin reculé du champ se trouvent des plantes protectrices qui ne sont jamais laissées à la portée de tous. Étant dans une relation d’apprentissage, mes guides m’ont montré certaines pratiques en me faisant toucher telle feuille et m’ont appris ses usages sociaux[5]. Mes guides, le champ et moi-même étions non seulement sous la protection des êtres appartenant au règne végétal ou animal, mais également affectés par eux.

D’un champ à l’autre, les baloni sont à l’écoute des plantes comme des enfants ayant des besoins, qui nous parlent par leur corps, ce qui affecte le corps des parents : état des feuilles, qualité des tubercules. Pour ce faire, elles prêtent attention à ce qui se passe dans les champs depuis les premières semaines de levée, en entretenant les parcelles. L’entretien prend la forme des soins apportés à un enfant dont il faut assurer la croissance. Par le mouvement corporel, on établit progressivement une relation de proximité avec chaque plante en étant attentif à sa vie, cherchant constamment à connaître ce qui rend fluide ou bloque sa croissance autrement que par une démarche purement intellectuelle. On touche la plante avec dextérité. Le toucher se réalise sous forme de contact peau à peau entre l’humain et la plante. Les mains humaines entrent en contact avec un être vivant, de chair et de sang, ici la sève. Cet être est traité avec douceur parce qu’étant vulnérable et susceptible de mourir.

Attachements

La proximité affective des humains et du manioc est appréhendée à travers les pratiques des baloni et les discours qu’elles tiennent en présence de ce cultigène. On prend soin de la plante en prononçant des paroles ou en chantant. La main qui touche la plante est décrite comme une oreille à l’écoute de l’enfant. La relation de sollicitude commence quand la personne en face de la plante adopte l’attitude d’une mère soignante, ce qui dépasse l’aspect technique de son geste pour prendre en compte la réalité de l’enfant malade. Le contact qui s’établit est signifiant dans la mesure où le toucher est affectivement investi. On prend en compte les limites de l’existence de la plante et on essaie de restaurer ce qui est en jeu, notamment la santé du cultigène et les possibilités de devenir tourmentées par la maladie ou des menaces des êtres partageant l’environnement. Dans cet échange humano-végétal, on voit cette capacité qu’aurait la « vie » végétale à interagir avec l’humain et à l’affecter. Les humains développent des formes d’attachement au cultigène lors des différentes phases de sa croissance, en prêtant aussi attention aux autres formes de vie en présence. Le devenir du manioc renvoie ici à des enchevêtrements sans finalités prédéterminées. D’un champ à l’autre, le manioc est un agencement de vies multiples en continuelle émergence.