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Cet ouvrage collectif dirigé par Virginia García-Acosta et Alain Musset fait le point sur la nécessité d’étudier les risques et les catastrophes dans une perspective interdisciplinaire. Élaboré à la suite d’un séminaire spécialisé tenu à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris et regroupant des scientifiques issus de pays et de disciplines (histoire, géographie, anthropologie, science politique, sociologie, environnement et économie) variés, Les catastrophes et l’interdisciplinarité. Dialogues, regards croisés, pratiques présente des études de cas et des réflexions à propos d’enjeux théoriques et méthodologiques propres aux échanges interdisciplinaires. À l’instar de l’anthropologue américain Anthony Oliver-Smith, les auteurs reconnaissent que les catastrophes sont des processus socialement construits qui demandent une analyse spatiotemporelle large, et ce constat appelle à la convergence des différentes disciplines des sciences humaines et sociales (Oliver-Smith 2002). En ce sens, les auteurs de ce recueil souhaitent démontrer que l’étanchéité des frontières universitaires ne devrait pas faire obstacle à l’étude systémique des risques et des catastrophes.

Les douze contributeurs qui se sont prêtés au jeu de l’interdisciplinarité dans le cadre de cet ouvrage, soit en s’appropriant une théorie ou une méthode provenant d’une autre discipline que la leur, soit en instaurant un dialogue avec un autre chercheur pratiquant une discipline différente, ne prétendent pas offrir une méthode infaillible aux chercheurs tentés par cette expérience. L’objectif de la démonstration est plutôt de présenter des exemples, car, comme le soulignent García-Acosta (anthropologue et historienne) et Musset (géographe) dans l’introduction, « [p]our construire l’interdisciplinarité, il n’y a pas de théorie, pas de méthode, pas de recette. Il n’y a que des pratiques » (p. 17).

La première section offre pourtant la déconstruction de concepts largement utilisés dans l’étude des catastrophes et de leur gestion, ce qui permet une mise au point éclairante et nécessaire pour tendre vers l’interdisciplinarité. Intitulée « Critique des notions et des outils », cette première partie s’avère indispensable pour apprécier la complexité des enjeux de la recherche interdisciplinaire. Patrick Pigeon met la table en exposant les limites de six modèles conceptuels reconnus concernant les risques de désastres, et suggère que les approches segmentées de ces modèles contribuent à expliquer les écueils actuellement rencontrés dans les politiques de prévention, qui demeurent majoritairement « aléa-centrées » (p. 22). Béatrice Quenault poursuit cet exercice critique en s’attaquant à la notion de « résilience », « concept “nébuleux” et “protéiforme” » (p. 46) à l’usage pluriel dans l’étude des catastrophes qui est employé sous différentes perspectives. En décortiquant les définitions de la résilience, Quenault nous met en garde contre son actuelle instrumentalisation politique qui tend vers l’individualisation du social et une déresponsabilisation étatique face aux risques. Danièle Dehouve conclut cette section en s’intéressant à l’obligation de chiffrer le risque pour sa gestion et à ses dérives qui conduisent parfois à sa « quantification imaginaire » (p. 71) en raison de l’absence de données mesurables ou de l’utilisation de données inventées, rétrospectives ou prospectives. L’ironie avec laquelle Dehouve s’interroge sur l’objectivité des chiffres utilisés dans certaines études démontre de manière incisive la légèreté que peuvent avoir les raisonnements qui sous-tendent le déploiement d’actions concrètes.

Malgré cette première section consistante et stimulante, la deuxième partie de l’ouvrage s’en détache en empruntant une autre voie. Voulant souligner l’émergence de l’« emotional turn » (p. 15) en sciences sociales, cette section intitulée « La catastrophe entre récit et ressenti » présente trois études de cas qui articulent faiblement les enjeux de l’interdisciplinarité. Offertes par trois anthropologues, dont Gaëlle Clavandier, les contributions composant cette partie de l’ouvrage sont incontestablement riches pour l’étude des risques et des catastrophes, mais le lecteur doit présupposer que les auteurs ont réfléchi à l’interdisciplinarité et l’ont expérimentée. Le manque d’illustration en ce sens tend à démontrer que l’approche anthropologique est intrinsèquement pluridisciplinaire et se suffit à elle-même, ce qui peut paraître contre-productif à l’égard de l’objectif poursuivi par ce livre.

Les gains de l’interdisciplinarité ne se révèlent pleinement que dans la troisième et dernière section : « L’interdisciplinarité à l’épreuve du terrain ». L’apport de Manuela Fernández (politologue-géographe) et Battista Matasci (géologue) est particulièrement digne de mention. Les deux auteurs détaillent leur expérience concrète de l’interdisciplinarité en exposant la confrontation de leurs méthodes et le croisement de leurs données respectives sur le terrain dans le cadre d’un mandat au Guatemala à la suite de glissements de terrain. Cette expérimentation des avantages, enjeux et défis démontre parfaitement « qu’aucune discipline ne peut avoir le monopole sur la construction des solutions » (p. 172).

Les catastrophes et l’interdisciplinarité réussit dans une certaine mesure le pari de traiter du risque et des catastrophes dans une perspective interdisciplinaire. Chaque chapitre propose une analyse plurielle de la catastrophe et de sa gestion, ce qui permet de décloisonner les champs disciplinaires respectifs des auteurs. Toutefois, l’articulation explicite de l’opérationnalisation de l’interdisciplinarité aurait pu être davantage développée dans certains cas, particulièrement dans la deuxième partie. Malgré cette limite, cet ouvrage demeure important pour valoriser l’incontournable approche multidisciplinaire dans la prévention et la gestion des catastrophes, et il plaira particulièrement aux anthropologues qui travaillent en Amérique latine, cadre de la grande majorité des exemples.