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Escobar Arturo, 2018, Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident, traduit de l’espagnol par l’Atelier de Minga. Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 240 p.[Notice]

  • Sylvie Poirier

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  • Sylvie Poirier
    Département d’anthropologie, Université Laval, Québec (Québec), Canada

Arturo Escobar, anthropologue d’origine colombienne, n’a plus besoin de présentation. Parmi ses nombreux ouvrages, Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World (1995) avait déjà jeté les bases d’une critique radicale de l’idéologie développementaliste et fait entrevoir des voies alternatives à la modernité eurocentrée (capitaliste, séculière et libérale). Dans Territories of Difference: Place, Movements, Life, Redes (2008), il exposait les luttes écoterritoriales, les mouvements de résistance, les initiatives locales et les formes de solidarité au sein des communautés afrodescendantes du Pacifique colombien et présentait un fort plaidoyer en faveur de la décolonialité. Avec Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident (2018), Escobar poursuit sa réflexion pour la mise en oeuvre d’une théorie et d’une pratique du post-développement telles qu’inspirées par des communautés locales du Sud global. Il y aborde les questions écologiques et territoriales comme un réel enjeu ontologique et développe « une ontologie politique du territoire » (p. 32). Alors que l’écologie politique et la pensée foucaldienne lui avaient permis, dans ses premiers travaux, d’analyser les rapports de pouvoir à l’oeuvre entre le Nord global et le Sud global, il leur adjoint ici l’ontologie politique qui lui permet d’appréhender les rapports à l’altérité et l’expression de la différence. Dans cet ouvrage, Escobar continue de poser la difficile et épineuse question de la différence, de la multiplicité et de la coexistence des « mondes », autant de réalités mises à mal par le projet moderne d’un monde unique. Le principal plaidoyer de cet ouvrage vise à défendre « d’autres façons de faire monde » et d’esquisser « les contours d’un plurivers à habiter solidairement » (p. 25). « Afin de remettre la modernité à sa place » (p. 79), afin de penser autrement, d’envisager des voies alternatives diverses et solidaires au projet unimondiste et de donner une chance au buen vivir, Escobar, avec d’autres auteurs et chercheurs du Sud comme du Nord, propose de renouveler le bagage conceptuel de l’anthropologie et des sciences sociales (voir aussi Tsing et al. 2017). C’est ainsi que les concepts de « plurivers », d’« ontologie politique », de « relationalité » et d’« ontologie relationnelle », de « communalité » et de « maillages communautaires » sont explorés, avec une grande clarté, d’ailleurs, dans les cinq chapitres de cet ouvrage. Le concept de « plurivers », « à savoir un ensemble de mondes en connexion partielle les uns avec les autres, qui n’ont de cesse de s’énacter et de se déployer » (p. 129), permet à Escobar, comme à d’autres avant lui, d’aborder les questions du multiple et de la différence sous un autre angle que celui du « multiculturalisme », qui est intimement lié à l’ontologie dualiste et naturaliste du monde moderne. La notion de « plurivers » s’inspire, entre autres, de la devise zapatiste « Un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes » (p. 95), qui a d’ailleurs inspiré le titre d’un autre ouvrage : A World of Many Worlds (de la Cadena et Blaser 2018). À l’instar de ses ouvrages antérieurs, le territoire y occupe une place importante, tel un existant/actant à part entière et non une simple surface à exploiter. Au sein de l’ontologie politique que propose Escobar, le territoire, en tant que concept et en tant que pratique, représente bien plus qu’un support à la vie et à sa reproduction : il est l’espace biophysique et épistémique dans lequel la vie s’énacte en accord avec une ontologie particulière et devient « monde ». Dans les ontologies relationnelles, les humains et les non-humains […] font partie intégrante du monde, de par les …

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