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Introduction

La procréation dans la société burkinabè fait l’objet d’une importante promotion sociale au point qu’évoquer le désir d’enfant relèverait presque d’un truisme tant il semble aller de soi. Il est investi d’enjeux autant privés que sociétaux régulant, entre autres, la circulation des femmes et leur statut au sein des ménages (Bonnet 1988 ; Meillassoux 1992 ; Dacher 1999 ; Moussa 2012). Partagé ainsi entre prédispositions biologiques, pression sociale et choix rationnels (Morgan et King 2001), le désir d’enfant apparaît comme une construction sociale avec laquelle le commun des Burkinabè compose. Toutefois, le désir d’enfant et la promotion de la procréation côtoient une autre réalité : celle de l’avortement provoqué. Bien que cette pratique fasse l’objet d’une forte réprobation (CGD 2010) et d’une restriction par le code pénal[1], le Burkina Faso enregistre un taux d’avortement de 25 pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans (Bankole et al. 2013). Il s’agit en grande majorité d’avortements illégaux, réalisés par le biais de méthodes comportant des risques. Les grossesses qui conduisent aux avortements clandestins sont généralement présentées comme des grossesses « non prévues » que des femmes contractent du fait de l’absence ou de l’échec de pratiques contraceptives.

Globalement, les recherches sur la fécondité au Burkina Faso (et en Afrique de l’Ouest) rendent compte de changements dans les intentions de fécondité (avec des femmes urbaines désormais peu enclines à accepter des grossesses rapprochées et nombreuses), doublés d’une période de sexualité prémaritale plus importante (Desgrées du Loû et al. 1999 ; INSD 2012). Or, ces changements s’inscrivent dans un contexte de faiblesse de la prévalence contraceptive consécutive à ce que les acteurs en santé publique nomment des « besoins non satisfaits » : c’est-à-dire que des femmes qui désirent utiliser des méthodes contraceptives en sont empêchées par des contraintes diverses. Parmi celles-ci figurent la distance, le coût, l’opposition du mari, l’absence d’information, la crainte de la stérilité, etc. (Congo 2007 ; Amnesty International 2009 ; Désalliers 2009). Chez les jeunes, en particulier, plusieurs recherches ont relevé les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans leur quête de méthodes contraceptives au sein des structures sanitaires (Guillaume 2006 ; Ouattara et al. 2009 ; Bationo 2012 ; Sawadogo 2016). Autant de « besoins non satisfaits » qui conduiraient à des grossesses « non désirées », et par conséquent à des avortements.

Dans l’imaginaire, le désir d’enfant donne généralement lieu à deux configurations : soit il se concrétise par l’enfantement, soit il peine à se concrétiser pour cause d’infertilité, par exemple. Un désir d’enfant est très rarement mis en lien avec l’avortement provoqué, ces deux réalités s’avérant inconciliables. Comment s’imaginer en effet qu’une femme puisse désirer une grossesse et l’interrompre ensuite ? Recourir à l’interruption volontaire de grossesse est plutôt associé à mettre fin à une grossesse « non planifiée » qui suppose une absence de désir d’enfant au moment où la grossesse survient. Cependant, la notion de grossesse « non prévue » ou « non désirée » ne peut être appréhendée comme une notion homogène. Annie Bachelot (2002) la désigne comme une notion fourre-tout qui, au fond, rendrait compte de réalités diverses et mobiliserait une pluralité de motivations. Ainsi, documenter le processus de recours à l’avortement chez des jeunes à Ouagadougou au Burkina Faso a permis de mettre à jour cette apparente contradiction : celle de grossesses désirées et planifiées, et qui sont ensuite volontairement interrompues.

L’objectif de cet article est de rendre compte de ces désirs d’enfant « non aboutis »[2] ainsi que des contextes dans lesquels ils surviennent. Quels peuvent être, par exemple, les effets des changements socioéconomiques des dernières décennies sur le rapport au devenir mère ou devenir père chez les jeunes ? La récurrence des grossesses et des enfantements prémaritaux traduit-elle un renouveau du désir d’enfant et de la parentalité chez les jeunes (un passage du simple désir à une matérialisation de ce désir d’enfant, par exemple) ? Il s’agira ainsi de décrire les enjeux et logiques qui entourent le désir d’enfant et/ou son évocation par des jeunes femmes et hommes dans la ville de Ouagadougou à partir de marqueurs comme la précarité économique et statutaire, la recherche de conjoint, la quête d’autonomie, les liens amoureux, etc.

Notre propos s’articule autour de dix-huit mois d’enquête (entre août 2011 et janvier 2014)[3] auprès de quarante femmes ayant eu recours à (ou étant en quête de) l’avortement, ainsi que de sept hommes dont les compagnes ont eu à interrompre une grossesse. Nous avons procédé tout d’abord par l’observation de situations de prise en charge de complications d’avortement dans trois structures sanitaires à Ouagadougou. Ces observations ont permis de documenter les interactions entre soignants et femmes pendant les soins post-avortement et aussi d’identifier les quarante-quatre jeunes femmes qui allaient être interrogées. Les discours ont par la suite été produits à partir d’entretiens répétés et de discussions informelles en mooré, dioula ou français. Des entretiens ont également été réalisés avec d’autres jeunes dans des quartiers de la ville de Ouagadougou, des parents de jeunes, des travailleurs sociaux, des magistrats, des soignants afin de documenter leurs conceptions de la parentalité chez les jeunes, sa gestion, ainsi que les formes d’arrangement autour de la parentalité.

Dans le cas des jeunes femmes ayant eu recours à l’avortement et de leurs compagnons, le nombre et les critères d’âge ont été déterminés par le terrain et aussi par notre désir de comprendre pourquoi les jeunes femmes célibataires étaient les plus vulnérables à l’avortement. Nous prévoyions au départ d’interviewer des femmes âgées de 15 à 24 ans, dans le prolongement des catégorisations utilisées dans les enquêtes de santé publique et par les institutions traitant de la question des jeunes. Cependant, l’allongement de la jeunesse et ses implications socioéconomiques (Cavilli et Galland 1993 ; Antoine et al. 2006) nous ont poussées à inclure dans notre échantillon des femmes de plus de 24 ans qui ne remplissaient pas encore les critères sociaux pour être considérées comme des adultes (célibataires et dépendantes de leurs proches sur le plan résidentiel et économique). Ainsi, il est question ici de « cadets sociaux » dont l’âge est compris entre 17 et 33 ans, que nous regroupons dans sous le vocable de « jeunes », et qui sont engagés dans le processus de transition vers le statut d’adulte (Antoine et al. 2001) : se marier, quitter la concession familiale, trouver un emploi, avoir un enfant.

Des jeunes urbains précaires…

Les jeunes de 15 à 35 ans, selon les résultats du Recensement général de la population et de l’habitation (RGPH) de 2006, représentent 33,2 % de la population totale du Burkina Faso (Sie-Tioye et Bahan 2009). Parmi eux, 29 % vivent en milieu urbain, dont une majorité à Ouagadougou, contre 71 % en milieu rural. Le Burkina Faso, à l’instar d’autres pays africains, connaît des problèmes engendrés par la dégradation des structures sociales et économiques du fait de la crise des années 1980, et les mesures adoptées (en l’occurrence les Programmes d’ajustement structurel) pour la résorber. Ces mesures ont eu des effets sociaux considérables, conséquences notamment d’une réduction des dépenses publiques en matière de politiques sociales, sanitaires et éducatives. Les populations de ces pays ont donc vu leurs conditions économiques et sociales se dégrader au fil des années. Cette crise a contribué à instaurer une « modernité insécurisée » (Bréda et al. 2013) et à faire de bon nombre de jeunes des « laissés-pour-compte » du système (Mazzocchetti 2009). En effet, la précarité des moyens économiques des parents et le taux de plus en plus élevé de chômage se sont concrétisés en un nombre accru d’abandons scolaires et universitaires par les jeunes (Lange 1998 ; Kobiané 1999). Les données du RGPH de 2006 montrent que plus de deux jeunes sur trois ne sont jamais allés à l’école, et que ceux qui y sont allés sont touchés par un fort taux de déscolarisation.

De même, ces jeunes sont confrontés au chômage, qu’ils soient scolarisés, déscolarisés ou diplômés. La province du Kadiogo, dont Ouagadougou est le chef-lieu, enregistre un taux de chômage de 14,39 %. Jacinthe Mazzocchetti (2013) montre dans le cas des étudiants et jeunes diplômés de l’Université de Ouagadougou que l’emploi, la sécurité financière et la redistribution qui marquaient la fin du parcours universitaire ont cessé d’aller de soi. La réussite économique et sociale étant de plus en plus mise à mal, et avec elle « la reconnaissance au sein des familles et de la société qui en découlait » (Mazzocchetti 2013 : 407), les jeunes se retrouvent alors sans ressources, contraints à l’échec dans des univers dont les référents valorisés sont l’argent et les mises en scène de réussites économiques. Par conséquent, trop pauvres pour se loger à leur compte ou pour se marier, ils peinent à franchir les autres étapes de la transition que sont le mariage et l’autonomie résidentielle (Sévédé-Bardem 1997 ; Calvès 1999, 2007 ; Antoine et al. 2001). De fait, bon nombre de ces jeunes apparaissent comme d’« éternels cadets » ou sont pour le moins dans une situation extrêmement précaire (Mazzocchetti 2009). Quant aux jeunes non scolarisés, leur situation est tout aussi peu reluisante. Sans diplôme pour pouvoir espérer un poste de fonctionnaire ou d’employé dans le secteur privé, la plupart trouvent leur salut dans le secteur informel avec des revenus qui parviennent à peine à combler leurs besoins.

Le quotidien d’une majorité de jeunes urbains est donc aujourd’hui marqué par une précarité des conditions socioéconomiques et une forte dépendance économique, ce qui rejoint la situation des personnes interviewées dans cette recherche. Des quarante-quatre jeunes femmes célibataires interrogées, dix-sept étaient des élèves ou étudiantes, quatorze exerçaient dans le secteur informel (cinq coiffeuses, deux gérantes de télécentre, deux vendeuses, une vigile, deux serveuses dans un maquis, une « petite bonne », une couturière, une caissière) et treize sans emploi. Parmi elles, seules deux parvenaient à vivre de leurs revenus, les autres étant dépendantes de leur entourage pour leurs besoins. Pour ce qui est du lieu de résidence, trois habitaient chez leur compagnon, trois vivaient seules en location dans des cours communes et les trente-huit autres vivaient chez leurs parents ou des membres de la famille élargie (cousin ou cousine, oncle ou tante, soeur ou frère).

… Contraints de réussir

Parallèlement à cette précarité, les jeunes interviewés font quotidiennement face à une injonction à la réussite. Il est attendu d’eux qu’ils réussissent leur transition vers l’âge adulte en se trouvant un emploi, en acquérant une autonomie résidentielle, en se mariant et en procréant. Ils sont aussi le fruit d’« investissements » de parents, d’oncles, de tantes, etc., qui cherchent à bénéficier des retombées futures de cette réussite tant attendue, et ce, malgré la conscience d’une crise socioéconomique généralisée. Ainsi, la figure de la réussite espérée par ces jeunes et attendue d’eux, qu’ils soient scolarisés ou non, filles ou garçons, est sans conteste l’emploi rémunéré, qui leur permet d’entretenir ceux qui ont investi en eux, de se marier, de procréer et faire honneur à leurs proches. Dès lors, ces jeunes sont régulièrement poussés à cette réussite par leurs familles et par l’ensemble de la société de manière générale. L’une des voies de cet accomplissement social passe par le mariage.

Pour les jeunes femmes rencontrées titulaires d’un diplôme et sans emploi par exemple, l’obligation de se trouver un mari devient primordiale. Ayant échoué à s’accomplir professionnellement, elles doivent le faire à travers un mari « capable » (Mazzocchetti 2010). Il est aussi attendu qu’elles s’investissent dans la gestion des familles en participant aux dépenses, la contribution financière des femmes étant désormais requise au même titre que celle des hommes. En ne pouvant pas s’investir personnellement grâce à un emploi rémunéré, c’est par l’intermédiaire d’un mari ou d’un prétendant qu’elles pourront atteindre cet objectif. Une fille qui rapporte des « sachets noirs »[4], et dont le prétendant offre des présents aux parents est dès lors considérée comme remplissant son rôle. Il en est de même pour les jeunes femmes non scolarisées ou déscolarisées qui sont, elles aussi, soumises aux mêmes injonctions de mariage et de contribution aux charges familiales. Les jeunes femmes sont régulièrement injuriées lorsqu’elles entretiennent des relations avec des hommes qui ne sont pas en mesure de leur offrir ces présents. Adé (20 ans et vigile) en fait souvent l’expérience.

On s’est disputé, donc il [son copain] est venu dire à maman que parfois lui il m’achète des yaourts, ou me donne 1 000 Fr pour réparer mon vélo. Et maman lui a dit : « si c’est pas parce que toi tu es un moins que rien ! Est-ce qu’un homme donne 500 Fr ou 1 000 Fr à une femme et puis il fait un tapage autour de ça ? C’est parce que l’enfant là aussi est une petite imbécile, une mauvaise graine qu’on ose me dire des choses pareilles. Comment moi je vais me fatiguer pour te mettre au monde et tu ne trouves rien de mieux à faire que d’aller vers des hommes qui ne peuvent te donner que 500 Fr ou 1 000 Fr ? La honte ».

La pression décuplerait lorsqu’une jeune femme se retrouve toujours célibataire alors que ses cadettes sont déjà mariées ou entretiennent des relations fructueuses tendant vers le mariage. Certaines disent voir ainsi leur mère préférer leurs soeurs parce que ces dernières sortent avec des hommes fortunés ou qu’elles ont simplement trouvé un mari, si pauvre soit-il, et quitté la concession familiale. Aussi, ces attentes de l’entourage quant au mariage et à la redistribution des ressources sont relatées sous forme de contraintes et de pressions qui apparaissent comme difficilement négociables vis-à-vis de l’entourage et vis-à-vis de soi-même. En effet, rester sourde à ces injonctions, c’est accroître la violence dans les rapports avec les aînés, essuyer au quotidien des remarques par rapport à son statut de « vieille fille » par exemple, et prendre le risque de fragiliser les liens.

Pour échapper à cette pression et réussir leur entrée dans l’âge adulte, les jeunes rencontrés mettent en place des formes de débrouillardise en vue d’enrayer le risque de demeurer éternellement « vieilles filles » ou « vieux garçons » dépendants des parents. Cette débrouillardise implique des stratégies, parmi lesquelles figure l’enfantement.

« L’enfant pion », une stratégie pour se mettre en couple et réussir socialement

Interrogés sur leur conception de la procréation, les jeunes femmes et hommes rencontrés rendent compte dans leurs discours de l’importance de l’enfant et de ses usages comme stratégie vers la réussite sociale.

De l’importance sociétale de l’enfant

La maternité et la paternité sont fortement valorisées par les jeunes interrogés. Avoir un enfant permettrait de démontrer son statut d’homme ou de femme et de remplir un devoir social (Mazzocchetti 2007). Karim, enseignant de 32 ans, voit en l’enfant un moyen de devenir un « vrai » homme : « Avoir un enfant, d’abord, c’est pour moi vivre une expérience de père, […] ça nous donne une autre dimension de la vie. […] Ça permet d’être pleinement homme, un vrai ! ».

Si elle est importante pour être un « vrai » homme, elle serait par contre déterminante dans le parcours d’une femme :

Si tu es une femme et que tu n’as pas d’enfant, ça veut dire que tu ne l’es pas, et pire, tu n’es rien. Toi-même tu vois comment les femmes qui n’ont pas d’enfant sont traitées dans nos familles. Si tu veux avoir de la valeur, être respectée, il faut avoir un enfant.

Aline, 26 ans, étudiante

Dans le cas de la femme, plusieurs travaux ont montré l’importance centrale de la maternité dans la construction de l’identité féminine et la blessure fondamentale que peut représenter la perspective de ne pouvoir enfanter (Bonnet 1988 ; Lallemand 1991 ; Fine 2001 ; Grenier-Torres 2009 ; Coulibaly 2010). En effet, les femmes naissent et grandissent dans un contexte de croyances et de modèles qui entourent le rapport à la procréation. Ainsi, leur rôle de reproductrices et le fait d’avoir une descendance leur confèrent deux statuts distincts : celui de femme féconde socialement valorisée, objet de respect et de considération, ou celui de femme inféconde moins valorisée, et sujette à une marginalisation (Coulibaly 2010 ; Moussa 2012). Les nombreuses chansons et légendes sur l’infertilité ou la quête d’enfant viennent constamment illustrer et rappeler cette importance de la maternité dans la vie de la femme. Aussi, dans le cas des jeunes, la parentalité figure au nombre des étapes permettant le franchissement du seuil qui signe le passage du statut de jeune à celui d’adulte (Antoine et al. 2001) et constitue une « clef vers l’aînesse sociale » (Mazzocchetti 2007 : 50), d’où son caractère déterminant dans une trajectoire de vie des jeunes.

Néanmoins, les discours des jeunes relèvent qu’on ne devient pas parent de n’importe quelle manière. Dictées par les changements socioéconomiques et ses enjeux, les conceptions de la parentalité chez les jeunes contemporains s’inscrivent dans des modèles qui ont été documentés à travers l’Afrique (Bledsoe et Cohen 1993 ; Calvès 2000 ; Mazzocchetti 2007 ; Bertho 2016). Attendre de réunir les conditions matérielles nécessaires à sa prise en charge, enfanter pour créer les conditions de sa prise en charge, confier sa prise en charge à aux parents (ceux de la fille ou de l’homme), renier puis reconnaître une paternité quand on se sent prêt, etc., sont désormais des manières de penser et de vivre la paternité et la maternité chez les jeunes en Afrique subsaharienne. Ainsi, si certains jeunes rencontrés sont adeptes du modèle « attendre de réunir les conditions sociales et matérielles avant », certains estiment que l’enfant peut être une clé vers l’atteinte de ces conditions. Les jeunes femmes et hommes étant engagés dans des interactions amoureuses, il arrive que les enjeux qui traversent ces dernières induisent des intentions de fécondité floues et/ou conflictuelles (Rossier et al. 2013).

Des intentions de fécondité conflictuelles et des grossesses « pièges »

Avec la transformation des modes d’accès au statut d’adulte, la précarité économique et l’injonction au mariage et à la réussite sociale, le processus de mise en couple et les relations amoureuses sont au centre d’enjeux cumulant des désirs intimes, des projets personnels, des aspirations et des contraintes sociales (Eboko 2004 : 125). Inscrits au centre de ces enjeux, les jeunes rencontrés les résument à une sorte de « guerre » dans laquelle ils utiliseraient des stratégies et des mots pour « s’embrouiller » et parvenir à leurs fins respectives : pour les femmes, se faire épouser, et pour les hommes, trouver du plaisir. L’enfant ferait partie des stratagèmes utilisés pour atteindre ces objectifs. Ainsi, planifier une grossesse dans une relation en construction est devenu une des stratégies sur le marché matrimonial pour trouver un mari ou faire accepter une relation amoureuse aux familles réticentes à des unions. Ce sont les grossesses « pièges ».

Margie, par exemple, une vendeuse de fruits célibataire de 26 ans, entretenait une relation amoureuse avec un homme et espérait voir la relation se concrétiser par un mariage du fait qu’il répondait aux critères du mari dont elle rêvait : il était commerçant avec une bonne situation économique, il était généreux et, de plus, elle en était amoureuse. Cependant, au bout d’une année de relation, son rêve de mariage commença à voler en éclats, car elle découvrit que son petit ami entretenait une relation avec une autre jeune femme. Ses menaces et ses scènes n’y faisant rien, elle décida de prendre une longueur d’avance sur sa rivale en recourant à une grossesse pour forcer son compagnon à la choisir.

Tout comme elle, seize autres femmes rencontrées (trois élèves, cinq exerçant dans l’informel et huit sans emploi) ont affirmé avoir délibérément oeuvré pour être enceintes. Toutes ont par la suite été contraintes de recourir à l’avortement pour des motifs que nous exposerons plus loin. Les grossesses « pièges » sont le résultat de jeux d’actrices (et parfois d’acteurs) face aux contraintes sociales auxquelles elles sont confrontées dans leurs tentatives de mise en union. Parmi ces grossesses, on retrouve celles qui sont planifiées du fait d’enjeux au sein du couple, le « piège » dans ces cas de figure étant destiné au partenaire sexuel afin de créer et/ou de renforcer des liens, ou de tester ses sentiments. Dans cette perspective, plusieurs jeunes femmes s’investissent dans des relations amoureuses où elles prennent des risques à dessein, avoué ou inavoué, d’être enceinte et de se faire épouser ou, à défaut, de créer des liens avec le géniteur. Néanmoins, si cette stratégie ne se vérifie pas dans toutes les relations, elle s’inscrit dans une perspective essentiellement hypergamique. En effet, même si le marché matrimonial à Ouagadougou est dit « serré », avec une faible proportion d’hommes désirant se marier, cette stratégie se déploie dans les relations où le partenaire fait figure d’homme « capable ». Ce sont en l’occurrence les fonctionnaires, les commerçants, les « fils à papa », les hommes d’affaires et autres disposant de ressources conséquentes pour subvenir aux besoins d’une femme et d’un enfant, voire offrir des présents à sa famille.

Dans un autre registre, on retrouve également la décision de la « grossesse piège » prise de concert avec l’homme, et dont le « piège » vise les parents. Ces deux pratiques se fondent sur la certitude que la grossesse arrivera à imposer l’union de par la forte portée symbolique de l’enfant et le souci d’éviter une naissance hors norme. En effet, la conviction qu’un homme ou sa famille se refuseront à abandonner leur « sang » et voudront créer les conditions propices à l’éducation de l’enfant reste très présente. Cependant, entre la perception théorique de l’enfant comme moyen pour contourner les contraintes de la longue transition vers l’âge adulte et la parentalité pratique se traduisant par une grossesse, il existe un fossé énorme dont le franchissement ne va pas toujours de soi.

Le désir d’enfant à l’épreuve de la parentalité amorcée et ses contraintes

En tant qu’évènement, l’occurrence d’une grossesse chez une jeune femme, ou le fait pour un jeune homme d’en être le géniteur, qu’elle soit « non prévue » ou « planifiée », a nécessairement un impact dans les relations qu’ils entretiennent avec les autres acteurs : le partenaire ou les partenaires sexuels, les parents, la famille élargie, les voisins du quartier, les camarades de classe, etc. Bien souvent, cette grossesse est décrite par les personnes interrogées comme un évènement qui fragilise les liens avec leurs proches.

Le risque statutaire induit par la grossesse

Devenir parent est perçu comme un évènement qui introduit une transformation dans le parcours de vie des jeunes. En effet, la grossesse et la naissance d’un enfant signent le passage d’un statut social à un autre : du statut de fille à celui de mère ou « fille-mère », et du statut de garçon à celui d’homme. Devenir mère ou père obligerait à la responsabilisation qui implique le renoncement au statut de jeune, à la légitimé de la dépendance, à la liberté juvénile, et engendre des obligations et devoirs (en l’occurrence un engagement à vie, une charge financière). Le processus de transition vers l’âge adulte comporte des étapes dont le franchissement permet le passage du seuil de jeune vers celui d’adulte. Ces étapes sont l’entrée dans la vie professionnelle (l’autonomie financière), le départ de la famille d’origine (l’autonomie résidentielle), le mariage et la naissance du premier enfant. La parentalité est idéalement attendue en dernier dans ce processus. Lorsqu’elle survient alors qu’aucune de ces étapes n’est franchie, elle devient problématique, ou même « impossible » (Mazzocchetti 2007) parce que les conditions matérielles ne sont pas réunies (autonomie résidentielle et financière), mais aussi parce qu’elle est en inadéquation avec les normes qui régulent la procréation.

Les risques sociaux de la grossesse

Différents termes et expressions sont utilisés localement pour désigner une grossesse chez la célibataire. En mooré[5] par exemple, l’expression « a saaman min » (littéralement : « elle est gâtée ») est employée pour évoquer la jeune femme enceinte avant le mariage, situation dont la conséquence peut être le bannissement, comme on a pu l’observer dans le cas de certaines jeunes femmes interrogées pour cette recherche. Pour comprendre cette manière de désigner la grossesse chez la célibataire, il convient de se référer aux normes et représentations symboliques de la procréation, du mariage et de la sexualité chez les Moose. Traditionnellement, les normes prônaient l’abstinence chez la jeune fille jusqu’au mariage, et cette abstinence était gage de sa solvabilité sur le marché matrimonial du fait que derrière elle se masquait la vertu de la virginité (Badini 1978). Mais par-dessus tout, elle visait à mettre à l’abri la jeune femme de la pire des formes d’être « gâtée », en l’occurrence de se retrouver enceinte avant le mariage. En effet, une fille enceinte perd de sa valeur marchande sur le marché matrimonial. Une bipugla (jeune fille) de « qualité » est celle qui arrive au mariage vierge et enfante par la suite. Si ce processus n’est pas respecté, elle devient « gâtée » et détruit alors son image aux yeux des éventuels prétendants et de leurs familles car elle est désormais porteuse du stigmate visible de la grossesse, et, plus tard, de l’enfant. Le statut de saaman min enlève ainsi à la jeune femme la chance de se trouver un « bon » mari et peut la contraindre à contracter un mariage de fortune. Le buudu (lignage) de la jeune fille est également touché, car avoir une fille « gâtée » est source de déshonneur.

Cependant, avec le recul de l’âge au mariage et le « libre choix » des maris, ainsi que la sexualité prémaritale qu’il induit (Taverne 1999 ; Laurent 2003), la virginité n’apparaît plus comme une exigence chez les Moosé. La prescription se rapporte de nos jours à l’absence de grossesse jusqu’au mariage. Sans la grossesse, la jeune femme peut non seulement garder sa « fraîcheur » pour aspirer à un « bon » mariage, mais aussi poursuivre des études pour réussir professionnellement. Aussi, cette perception négative de la grossesse chez la célibataire et le bannissement ne sont pas communs à tous les groupes ethniques. Henri Labouret (1931) et Michèle Cros (1990) montrent, dans le cas des Lobi « traditionnels » (et dans les villages de nos jours), que la grossesse chez la célibataire ne nuirait pas à sa valeur sur le marché matrimonial. Elle serait plutôt une plus-value pour elle, puisqu’elle constitue la preuve de sa fertilité et peut donc contribuer à augmenter le montant de la dot. C’est aussi ce que Françoise Héritier (1981) a révélé chez les Samo. Néanmoins, Sarah, coiffeuse de 22 ans et Lobi, m’a confié avoir été chassée par ses parents lorsqu’ils ont découvert qu’elle était enceinte. En effet, avec l’urbanisation et les transformations socioéconomiques associées, les familles lobi, comme celles de tous les autres groupes ethniques vivant dans les villes, sont soumises aux mêmes enjeux et normes urbaines : l’interdiction du « don de femme » par le code des personnes et de la famille, la récurrence de l’exogamie, la nécessité de scolariser les filles, etc. Ainsi, une famille lobi vivant à Ouagadougou n’est quasiment plus dans la logique du mariage arrangé et privilégie l’accomplissement de sa fille à travers ses études qui peuvent l’aider à trouver un emploi, qui à son tour lui permettra de trouver un « bon » mari. Un dicton dit d’ailleurs que « le premier mari de la femme est son travail ». Dans ce contexte, la grossesse chez la jeune étudiante ne sera bien évidemment pas accueillie comme celle dans une famille vivant au village et soumise à d’autres enjeux et normes. Par conséquent, cette jeune fille urbaine peut se voir chassée de sa famille. Cette dimension malaisée de la grossesse chez la célibataire est généralement résorbée par la reconnaissance de la paternité.

L’enfant sans père à l’origine de la mutation dans le désir d’enfant

La reconnaissance de la paternité est primordiale dans la gestion des grossesses et naissances hors mariage. En effet, les recherches ont montré les enjeux que représente la lignée paternelle dans la conception, la naissance et l’évolution d’un enfant (Bonnet 1988 ; Badini 1994 ; Attané 2007 ; Bertho 2016). Ainsi, lorsque la grossesse est reconnue par le partenaire, la jeune femme peut échapper en bonne partie aux rapports difficiles auxquels elle risquait d’être confrontée (Ouattara et Storeng 2008). La reconnaissance de la grossesse par le géniteur règle notamment la question du nom et permet symboliquement une sorte de traçabilité dans la trajectoire de l’enfant, aidant à situer ses origines, mais aussi son avenir. Elle peut aussi constituer une étape vers un mariage, et consacrer ainsi le succès d’une stratégie. À défaut, elle ouvre la voie vers des « formes conjugales intermédiaires » (Attané 2009). Matériellement, elle ouvre à l’enfant des droits à travers la contribution financière apportée par le père (Bertho 2016), qui peut parfois constituer une ressource financière pour la jeune femme et ses proches (Gruénais 1985).

Les études et nos données montrent que le traitement social de ces grossesses prénuptiales et des jeunes femmes qui les contractent dépend presqu’exclusivement de l’accueil que leur réserve leur « auteur ». Toutefois, les refus de paternité deviennent un fait de plus en plus courant au Burkina Faso (Mazzocchetti 2007 ; Bertho 2016) et en Afrique de manière générale (Bledsoe et Cohen 1993 ; Calvès 2000). La précarité économique et statuaire obligerait les jeunes hommes à refuser de reconnaître des grossesses dont ils seraient l’auteur. La reconnaissance de paternité obligerait à formaliser des relations amoureuses conçues comme des passades ou incertaines, et/ou à assumer des charges alors qu’ils sont encore dépendants au plan résidentiel et économique. Ces facteurs poussent ainsi les jeunes hommes à se dérober pour ne pas renforcer leur précarité.

Bien souvent, le processus qui conduit à une reconnaissance ou à un refus de paternité est un lieu de négociations et d’arrangements entre l’homme et la femme concernés (et parfois leurs amis), puis entre les familles. De de plus en plus de familles tentent de redéfinir les normes pour les adapter aux réalités urbaines contemporaines. Ainsi, le bannissement, qui était la règle absolue chez les Moosé, tend à disparaître du fait que, selon certains parents, il est difficilement applicable en milieu urbain. Aujourd’hui, en cas de grossesse à Ouagadougou, la tendance est plutôt d’identifier l’homme responsable, de procéder à des arrangements entre familles, d’envoyer ensuite la fille chez lui ou bien de la laisser chez ses parents et de formaliser les liens après l’accouchement. Lorsque les familles échouent dans la négociation, elles peuvent passer la main à des institutions de l’État, notamment l’Action sociale (Bertho 2016), puis la justice. Il s’agit néanmoins d’un processus parfois long, chargé de tensions et accompagné de honte car il rend publique l’infraction sociale que constitue la grossesse prénuptiale. Cela a obligé certaines des jeunes femmes rencontrées à recourir rapidement à l’avortement afin d’éviter cette situation.

En somme, les refus de paternité participent au changement de statut des grossesses planifiées. Ève, une jeune femme de 18 ans qui a immigré à Ouagadougou pour chercher du travail, rêvait depuis toujours d’être mère. Elle manifesta ainsi son désir à son compagnon quelques mois après le début de leur relation amoureuse. Ce dernier ne se trouvait pas prêt, mais refusait tout de même des rapports protégés, ce qu’Ève interpréta comme un désir inavoué d’enfant. Elle décida donc de laisser la nature faire les choses. En décembre 2012, un an après le début de leur relation, elle constata qu’elle était enceinte et en éprouva une immense joie. Toutefois, lorsqu’elle informa son compagnon, ce dernier réagit négativement, allant jusqu’à nier être l’auteur de la grossesse. Son refus de la reconnaître plongea Ève dans un grand désarroi et lui fit revoir son rapport à sa grossesse. Elle désirait certes être mère, mais uniquement si son enfant avait un père. Aussi, malgré la proposition que lui firent ses employeurs de l’aider à prendre en charge sa grossesse, elle choisit de l’interrompre. Car s’il est hors norme d’être enceinte hors des liens du mariage et d’accoucher de ce que les Moosé désignent comme un yob biiga (enfant de l’adultère ou de la fornication), cela l’est encore plus lorsque la grossesse n’est pas reconnue par le responsable, ce qui fait de l’enfant un tampiri (bâtard).

Dans un autre registre, les grossesses issues du multi-partenariat peuvent devenir, elles aussi, problématiques. Elles posent dans certains cas des difficultés dans l’identification du géniteur, ce qui amène les jeunes femmes à en désigner plusieurs ou à faire assumer la grossesse par un homme qui n’en est pas le responsable. En soi, entretenir des relations amoureuses et sexuelles avec plusieurs hommes est une pratique de plus en plus courante que les jeunes femmes interrogées dans cette recherche justifient, tout d’abord, par des motivations pécuniaires, décrites par Anne Attané (2009). Par ailleurs, ces relations multiples seraient motivées par la nécessité « d’assurer ses arrières » et de gagner du temps face au caractère souvent éphémère des relations amoureuses. Le principe consiste à avoir ce qu’elles appellent un « titulaire », qui est généralement l’homme avec lequel elles ont des projets de mariage, et aussi des « à côté » qui constituent un « réservoir » de maris potentiels. Dans ce contexte, lorsqu’une grossesse survient, les jeunes femmes qui ont été confrontées à cette situation disent désigner soit le « titulaire »[6], soit le plus nanti des partenaires comme le géniteur. Or, si cette pratique est sans conséquence pour l’ordre social de groupes comme les Samos par exemple (Héritier 1996), elle constituerait une menace dans les représentations passées comme contemporaines des Moosé et des Tousian. Faire assumer à un homme une grossesse qui n’est pas la sienne serait susceptible d’entraîner des décès, notamment des enfants et de la femme qui aura menti. C’est à ces représentations que Safia, 25 ans, a été confrontée lorsqu’elle est tombée enceinte d’un de ses partenaires occasionnels. Elle en a informé au départ son « titulaire », lequel a manifesté de la joie à l’idée de cette paternité. Mais sa tante la mit en garde contre un risque de décès en couches. Inquiète, elle annonça à son copain qu’après réflexion, elle ne se sentait « pas prête » à être maman et voulait avorter. Son copain, dans sa volonté de la dissuader, va au contraire la conforter dans sa décision.

Ils sont Tousian. Dans leurs coutumes, les noms des enfants se suivent. Le premier enfant a son nom, le deuxième a son nom, le troisième aussi […]. Lui il a déjà un enfant qu’on appelle Yalbil, si moi je garde la grossesse, ce sera le deuxième et il aura son nom coutumier. Mais si j’enlève, si je prends une grossesse et le troisième naît, on va lui donner le nom du deuxième parce qu’ils ne savent pas que j’ai avorté. Alors que si on n’appelle pas l’enfant par le nom qui lui est destiné, il meurt. Tu vois ça ? […]. Est-ce que moi je suis bête pour garder cette grossesse pour aller rester avec toi et faire mes enfants qui vont mourir à tour de rôle ?

Elle n’a donc pas voulu compromettre ses futures possibilités de procréer et a choisi d’interrompre la grossesse.

En somme, le changement de statut consécutif aux grossesses stratégiques est la conséquence de ruptures de projets matrimoniaux et d’intentions de fécondités floues ou conflictuelles dans les couples. La dérobade du partenaire ou la fin d’une relation amoureuse font passer ces grossesses de « planifiées et désirées » à « non désirées ». D’un côté, elles deviennent « non désirées » parce qu’elles transforment le statut de la jeune femme, qui passe du statut de fille à celle de « fille-mère »[7] et voit ses chances de se trouver un mari (ou un « bon » mari) s’amenuiser. D’un autre, elles changent de statut à cause du risque d’enfantement sans figure paternelle. Ce type de naissance pose problème car il rend impossible la construction de l’identité de l’enfant (Héritier 1989). Il met aussi en lumière la part importante de la transmission dans les désirs et projets d’enfant chez les jeunes femmes rencontrées : offrir à son enfant les conditions d’une évolution « normale » dans la société. Il s’agit à la fois de conditions symboliques à travers le nom d’un père (avec la traçabilité et la normalité qui vont avec), et de conditions matérielles par le choix d’un père capable de les prendre en charge (les soigner, les scolariser, etc.), un père qui ne constituera pas un danger pour leur survie.

Conclusion

Rechercher une grossesse et recourir ensuite à l’avortement s’insèrent dans un entrelacs de logiques et d’enjeux induits par un contexte dans lequel des projets sont formés qui visent à acquérir le statut d’adulte et à parvenir à l’autonomisation sociale et économique. L’allongement de la jeunesse et les contraintes qui l’accompagnent (obligation de réussite sociale et de franchissement du seuil de l’âge adulte), combiné avec la précarité économique et la tension apparente entre les normes qui régulent et guident les pratiques des jeunes au quotidien, génèrent une équation selon laquelle « amour + enfant = mariage ». Cette équation induit de plus en plus une matérialisation du désir d’enfant (à travers l’occurrence de grossesses prénuptiales), qui apparaît alors comme une des stratégies dans la débrouillardise des jeunes pour se réinventer et s’affirmer socialement.

Que ce soit dans les situations où les jeunes femmes prennent seules la décision de tomber enceintes ou le font sous l’incitation ou avec la complicité de leur compagnon, elles ne sont généralement pas préparées à assumer la grossesse toutes seules, d’où la nécessité de questionner le « désir d’enfant ». Cette notion est très souvent présentée par les psychologues comme hautement psychique (ressentie par la fille dès son plus jeune âge, etc.) et du domaine du féminin (Gauthier 2004). Mais l’expérience montre que le désir d’enfant est aussi bien féminin que masculin et que lorsqu’il se manifeste (ou lorsqu’il est convoqué), il arrive qu’il serve de simple monnaie d’échange dans les rapports de genre dans lesquels les femmes et les hommes sont imbriqués.

Toutefois, l’occurrence d’une grossesse dans le contexte burkinabè place les jeunes femmes dans une vulnérabilité du fait de la fragilisation de leurs liens sociaux. En effet, tout fonctionne comme si elles perdaient, avec l’évènement de la grossesse, le pouvoir qu’elles semblaient détenir dans l’arène des jeux amoureux avec les hommes, pouvoir qui leur permettait de ruser pour se faire entretenir et de planifier une grossesse pour se faire épouser. Le recours à l’avortement, bien qu’il expose la femme à d’autres risques (de décès, de stigmatisation, de poursuites judiciaires[8]), permet ainsi d’échapper aux risques de la grossesse, de retrouver l’assurance sociale et économique qui accompagne l’insertion dans les rapports sociaux et familiaux habituels de la société burkinabè, et enfin de reconquérir leur pouvoir afin d’optimiser les stratégies pour franchir le seuil de l’âge adulte. Ainsi, la transformation des modes d’accès au statut d’adulte social et la précarité économique et sociale qu’elle induit, les normes autour de la parenté et l’individualisation croissante dans nos sociétés (Marie 1997) contribuent à rendre ambivalent le rapport des jeunes à la parentalité. En effet, la parentalité est perçue en théorie comme susceptible d’aider à contourner les contraintes qui entravent l’accès au statut d’adulte, mais lorsqu’elle s’amorce, elle est perçue comme susceptible de compromettre leur quête d’autonomie et d’entamer l’image que les jeunes ont du modèle idéal de transition vers le statut d’adulte. Le passage d’une vision théorique à une vision pratique de la parentalité permet d’observer des logiques et pratiques diverses qui introduisent une nouvelle dimension dans la conception du rapport à l’enfant.