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Bensa Alban, Kacué Yvon Goromoedo et Adrian Muckle, 2015, Les sanglots de l’aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie : la Guerre kanak de 1917. Toulouse, Éditions Anarchasis, 720 p., CD, illustr.[Notice]

  • Éric Waddell

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  • Éric Waddell
    Département de géographie, Université Laval, Québec (Québec), Canada

Ce livre de l’anthropologue français Alban Bensa, du linguiste kanak Kacué Yvon Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle est sans aucun doute d’une grande importance, mais il n’est pas fait pour les « âmes sensibles », surtout du côté de l’Occident (et de la métropole) ! Fruit d’une longue collaboration entre ces trois chercheurs de racines, formation et parcours différents, Les sanglots de l’aigle pêcheur porte sur la Guerre de 1917 en Nouvelle-Calédonie. Je dis bien Guerre, mot bien pesé par les auteurs dans un contexte où la très vaste majorité des non Kanak du pays préfère crise, rébellion, confrontation, révolte, voire dernière révolte ou, Nouvelle-Calédonie oblige, le terme si obtus évènements. Je reviendrai là-dessus, mais d’abord le titre. Quelle belle expression ! Elle évoque une danse, celle de l’aigle pêcheur, pratiquée pour la première fois en 1917 par une tribu de la chaîne centrale menacée par des soldats français et leurs auxiliaires kanak, danse qui était un appel à l’aide. L’appel a été entendu et les membres de la tribu ont été accueillis du côté est de la chaîne centrale… et la danse s’est transformée avec le temps, pour devenir aujourd’hui Les sanglots de l’aigle pêcheur dans le sens où elle garde vivante la mémoire des combats, et notamment de la tragédie d’une guerre perdue, où l’oiseau de proie qui survole le champ de bataille signale les victimes et pleure leur mort. L’ouvrage prend la forme d’une véritable « brique », tant au sens propre qu’au sens figuré. Pour ce qui est du premier, il compte 720 pages, plus un CD en fin de volume où certains des textes kanak qui s’y trouvent sont dits en français et en diverses langues locales, « afin que puisse être appréciée la puissance de l’expression kanak dans les différents genres où elle est donnée à lire (récits en prose, poésies, chants) » (p. 34). Au sens figuré, Les sanglots de l’aigle pêcheur propose une lecture explicitement kanak d’un évènement historique calédonien majeur, une lecture qui démontre que la Guerre de 1917 était loin de constituer le dernier souffle dans l’histoire d’un peuple colonisé. Autrement dit, le livre cherche à briser le silence d’une soumission imposée à travers l’histoire officielle des évènements, celle du vainqueur. Les auteurs, et surtout les conteurs, placent ainsi la Guerre dans le contexte beaucoup plus large de la Première Guerre mondiale et, en même temps, dans une suite ininterrompue d’aspirations et de désirs qui nous amènent directement au présent néo-calédonien. Le livre est animé, d’une part, par une invitation « à ne pas vénérer la parole diplômée des Européens » (p. 29) et, d’autre part, par l’urgence de libérer la parole kanak, pour ainsi offrir un autre regard sur l’histoire récente de la Nouvelle-Calédonie. Ainsi, Les sanglots de l’aigle pêcheur constitue en quelque sorte une ébauche d’exercice de réécriture de l’histoire de ce lointain territoire français. Cette écriture kanak est nécessairement déroutante au regard de nombreux chercheurs occidentaux du fait qu’elle s’appuie sur, et s’exprime à travers, des récits, des chants et de la poésie plutôt qu’en se cantonnant aux sources dites officielles et au regard froid de l’observateur étranger. Une telle perspective amène Bensa à affirmer que « Le livret de cet opéra scientifique, politique et littéraire est une histoire kanak de la Guerre de 1917 et de la Nouvelle-Calédonie » (p. 29-30). Une fois cette lecture du passé reconnue il sera enfin possible, aux yeux de Bensa, de « remettre les pendules à l’heure, en signifiant – objectivité oblige – que le temps est venu d’une histoire équitable [du …