Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés aborde des situations sociales contemporaines d’exploitation extrême qualifiées de servitude et/ou d’esclavage qui sont considérées comme des expressions de l’esclavage moderne. En ce sens, il relève d’un double objectif. Premièrement, il vise à alimenter la réflexion du champ croissant des Contemporary Slavery Studies. Deuxièmement, dans une perspective critique, il cherche à éclaircir un débat souvent confus entre des postures engagées et d’autres dénonçant l’usage politique de la métaphore de l’esclavage passé pour se référer à des situations actuelles. Ce numéro se propose de contribuer à l’élaboration d’un cadre définitoire ainsi qu’à une clarification conceptuelle et empiriquement fondée. L’idée est de mettre en lumière plusieurs éléments qui permettent de penser et de comprendre les spécificités des situations contemporaines de servitude et d’esclavage. Parmi ceux-ci, trois d’entre eux retiendront notre attention : un contexte global dominé par une économie morale condamnant l’esclavage moderne et qui se traduit par la production de discours et de plans de lutte globaux et nationaux ; une économie politique néolibérale globale précarisant les conditions de travail qui, articulée à des spécificités sociohistoriques locales, permet de voir émerger, évoluer ou même se pérenniser des formes d’exploitation extrêmes et variées dont les conditions peuvent être similaires à des formes d’esclavage comme dans le passé ; enfin, un contexte postcolonial qui doit être pris en compte pour comprendre la discrimination privilégiée de certaines populations au sein des États-nations les plus directement concernés, mais aussi pour penser la nature des relations entre les pays développés et ceux en développement inscrits dans l’économie globale néolibérale. En effet, malgré les différentes abolitions et condamnations de l’esclavage depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la Déclaration des droits de l’Homme de 1948, on constate que depuis environ une vingtaine d’années, un nombre croissant d’acteurs sociaux tels que des médias, des ONG, des associations locales ou internationales, ainsi que des gouvernements nationaux se sont joints aux institutions internationales que sont l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) pour dénoncer et lutter contre des cas dits d’esclavage moderne. Le Brésil, le Canada et les États-Unis, pour ne citer que ces pays, ont ainsi chacun développé des plans nationaux de lutte contre le « travail esclave », la « traite des personnes » ou le « human trafficking » (traite d’êtres humains). En France, sous la contrainte de la Cour européenne des droits de l’homme, c’est la législation nationale qui a été adaptée en août 2013 pour réintroduire dans la définition de la traite d’êtres humains l’exploitation sous forme d’esclavage. Comme le rapporte le Comité contre l’esclavage moderne, un certain nombre de plaintes pour traite d’êtres humains ont depuis été déposées, et des condamnations prononcées pour des cas d’exploitation de bonnes étrangères ou d’hommes à tout faire soumis à des horaires de travail extrêmes sans rémunération. Mais comment justement faire de l’esclavage moderne une question anthropologique alors que la notion apparaît très largement utilisée dans le cadre de discours politiques de gouvernements, d’ONG ou d’institutions internationales ? Comment prendre de la distance par rapport à cet usage politisé, et comment rendre compte de la pluralité d’un objet quand la notion utilisée pour le désigner se veut générique et prétend recouvrir une grande diversité de situations ? Le parti pris de ce numéro, comme l’illustre son titre, est de penser en termes de « situations contemporaines de servitude et d’esclavage ». Ce choix permet premièrement de rendre compte du fait que les situations abordées sont à penser avant tout à travers une analyse du contexte contemporain dans lequel elles s’inscrivent, et non dans une recherche d’une survivance …
Parties annexes
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