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Toutes les disciplines des sciences humaines pourraient être des anthropologies de l’homme : en tant que social, spatial, historique, etc. Seule une discipline, assise institutionnellement, est appelée anthropologie (avec ses propres qualificatifs). L’anthropologie, sociale et culturelle, vise ainsi l’exploration de la diversité culturelle et des rapports sociaux. Par analogie avec les autres disciplines, elle devrait être dénommée sociologie ou culturologie (ou ethnologie). Que pourrait-être une anthropo-logie ? Une étude de l’homme en tant qu’il est humain. Pour la circonscrire en tant que discipline, il serait important de valoriser l’entité humaine et de la dégager, d’une part, des cultures, et d’autre part, des actions ou des expériences s’imposant trop vite aux yeux et à l’analyse de l’observateur. Ce qui ne veut pas dire que nous ne retrouverions pas dans l’exploration du volume humain, au moins partiellement, des cultures, des actions et des expériences, que l’anthropologue ne notera pas ledit volume en train de parler, d’agir, de faire des gestes, de ressentir, d’éprouver. Mais cette anthropologie serait différente d’une anthropologie sociale ou culturelle.

Une telle focalisation sur l’unité humaine se heurte à l’histoire des sciences de l’homme. Rappelons-nous le projet de Lévi-Strauss de « faire abstraction du sujet – insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique » (Lévi-Strauss 1971 : 614). Mais sur ce point, ce serait une erreur d’opposer les sciences de la structure et celles de l’expérience. Structuralisme et phénoménologie s’entendent pour ne pas affronter l’unité empirique que chaque humain constitue. Est bien connu le mépris de Heidegger pour l’homme concret et pour l’anthropologie, « une sorte de dépotoir », à laquelle il préfère l’abstraction du Dasein et de l’analytique existentiale (Heidegger 1981 : 269). Quant à la phénoménologie husserlienne, Hans Blumenberg consacre de très nombreuses pages à la critique de son « interdit anthropologique », à partir duquel « l’homme tombe pour ainsi dire au-dehors du cadre systématique, ou si l’on veut : passe à travers » (Blumenberg 2011 : 44). Où est alors l’homme capable d’exister ? Blumenberg précise : « La décision de Husserl contre les anthropologies n’est pas un acte misanthrope arbitraire ou léger contre l’humanité des attentes envers la philosophie » (ibid.) : Husserl considérait l’anthropologie comme une « sous-estimation philosophique » et ajoutait :

La philosophie comme phénoménologie peut réaliser davantage. Elle doit être à même de donner une théorie de tout type possible de conscience et de raison, d’objet et de monde, et aussi d’intersubjectivité.

Blumenberg 2011 : 46

Ainsi, une bonne part de la phénoménologie ne va-t-elle pas viser trop directement des « essences » à partir d’exemples coupés des détails contingents et des situations concrètes ? Husserl a d’ailleurs tendance à purifier ses exemples, selon une procédure qui n’est pas empirique mais « eidétique », privilégiant les données intuitives, admettant aussi les cas imaginés, avec le but de défaire les exemples de vécus de leur flou, vague, impureté ou contingences factuelles (Vermersch 1999). « L’homme est absent des sciences humaines. Cela ne veut pas dire qu’il soit éludé ou supprimé. C’est au contraire la seule manière d’y être présent », conclut Maurice Blanchot (1969 : 373). Mais à force de…, l’absence risque d’être de plus en plus marquée !

À ceux qui objecteraient, en deçà de ces débats, que les sciences humaines, et en particulier l’anthropologie sociale, regardent directement les humains, je réponds qu’elles pratiquent ce regard certes, mais imprégné de trois restrictions décisives : d’une part, les opérations homogénéisantes, souvent très précoces dans le processus de recherche en sciences sociales, par lesquelles les humains sont décrits et analysés comme partageant un ensemble de traits socioculturels. Il s’agit d’une modalité de travailler sur les humains, sans eux, sans chacun d’eux, au profit d’une entité sociale et culturelle dont l’existence est pour le moins douteuse. D’autre part, la réduction des humains à quelques compétences (interactionnelles, cognitives, psychologiques), elles-mêmes homogénéisables à l’ensemble des membres de l’entité destinée à être décrite et explicitée, une activité, une action, un événement. Chacun, absorbé avec d’autres, est associé à un « en tant que » : non seulement en tant qu’il est membre d’un groupe, mais aussi qu’il accomplit une action, qu’il vit une expérience, ou qu’il est régi par une structure sociale ou cognitive, ou encore qu’il mobilise tel ou tel schème mental. Enfin, l’humain lui-même peut, selon les approches, être jusqu’à suspendu et contourné au profit de l’action, de l’expérience ou de la relation devenus les objets d’intelligibilité. Avec les sciences sociales, l’anthropologie sociale et culturelle pratique une sorte de « détournement socio-culturalo-cognitivo-expérientio-relationnel » des humains – j’ajouterais « nonhumaniste » pour désigner le poids pris ces dernières années par les non humains et signaler qu’il serait dommage qu’après les ensembles socioculturels, les « non-humains » s’imposent comme objets privilégiés de l’anthropologie une nouvelle fois aux dépens de l’individu humain[1]. Mise dans des ensembles, mise entre parenthèses au profit d’autres entités, fragmentation ou réduction : les modes de désanthropocentration de l’anthropologie sont nombreux, mêlant les arguments méthodologiques (à partir des diverses difficultés de maintenir une focalisation sur des individus du début à la fin de l’opération de recherche), politiques (l’individu comme « vilain canard » cause de beaucoup de maux sociopolitiques et environnementaux) ou théorico-ontologiques (posant que c’est l’acte, la relation, l’inconscient, la société ou la nature qui sont premiers et pas l’individu lui-même).

Aujourd’hui, une science de l’homme est-elle possible ? Dans cet article qui se veut théorique, je répondrai positivement en indiquant qu’une anthropo-logie peut se focaliser sur l’humain en tant qu’il existe, avec une méthodologie spécifique, la phénoménographie.

En tant qu’il existe

Étudier les êtres « en tant que » : c’est le principe du filtrage, que Francis Wolff a rappelé récemment avec beaucoup de force, et de son corollaire inéluctable selon lequel chaque discipline fait comme si son « en tant que » était tout l’homme, devenant ainsi une sorte d’abstraction (Wolff 2010). Parions sur une solution qui ne laisse pas l’existence mystérieusement hors d’atteinte. On ne peut trouver cette solution dans l’étude de l’« homme total » qui cumulerait diverses dimensions (psychologiques, linguistiques, géographiques, sociologiques) et en même temps dans le profil de l’anthropologue maîtrisant les informations et compétences de chaque discipline concernée. L’anthropologie ne peut pas être non plus l’étude des hommes en tant qu’ils ont des pratiques sociales et culturelles variées, en particulier différentes des nôtres. Non seulement cela manque l’existence proprement dite, crée une ambiguïté avec la sociologie, mais cela interroge aussi sur l’idée de différence qui ne peut être fondée sur la distance géographique ou le rapport à l’occidentalisation. Il me semble important d’insister sur la différence entre l’être humain et chaque « en tant que ». C’est bien le « plus » par rapport à un « en tant que » qui fait réfléchir et permet de circonscrire une thématique, voire une discipline avec l’objet qui la caractérise. On sait qu’une science se constitue souvent avec les restes des autres. Quel pourrait être le reste à investir par l’anthropologue ? Et, précisément, si c’était l’« exister comme tel », l’homme en tant qu’il existe. C’est-à-dire qui apparaît, qui a l’air, qui est là, qui sort, qui est en provenance. Qui continue, une réalité vivante et aussi vécue. L’existence est par définition privée et inséparable de soi, elle est celle d’une unité empirique, elle est l’unité empirique. Parmi les philosophes, Levinas – il n’est pas le seul – a remarquablement énoncé ce principe de la séparation : « Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations » (Levinas 2011 [1979] : 21). Principe dans lequel les sciences sociales sont parfaitement ancrées. Mais Levinas de continuer : « Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul » (ibid.). Chacun est ainsi rivé et enchaîné à soi, se sentant exister, le sachant et le disant, éprouvant que ce qui fait que son corps est son corps et ses pensées ses pensées. Alain Prochiantz utilise l’expression « individus extrêmes » pour désigner « notre capacité d’inscrire ce qui est appris, de le retenir, et ce tout au long de notre existence » (Prochiantz 2012 : 148) ainsi que de nommer, d’être nommés. Il insiste sur les 900 centimètres cubes supplémentaires caractéristiques du cerveau des Sapiens par rapport à celui des chimpanzés, une différence qui touche « la surface du cortex, mais aussi tous les noyaux sous-jacents qui servent de relais, de sorties et d’entrées, pour la grande majorité des voies nerveuses qui apportent l’information au cortex et transportent les réponses corticales » (Prochiantz 2012 : 146-147). L’enjeu est la capacité d’une « autodifférenciation » concernant « les individus qui ne sont pas seulement différenciés en soi, mais qui le sont pour soi, autrement dit les personnes, les individus capables d’égologie ou de conscience de soi » (Chauvier 2008 : 33).

À partir de ce point de vue, la mise en partage des existences devient alors un non-sens, une incompatibilité avec le principe de l’exister car « on peut tout échanger entre êtres sauf l’exister » (Levinas 2011 : 21). L’anthropologie comme science de l’homme en tant qu’il existe est donc nécessairement anthropofocalisée, du début à la fin du processus recherche. Cela suppose de dépasser les filtrages des « en tant que » traditionnellement associés aux disciplines des sciences, de ne pas se focaliser sur les seuls traits saillants de l’individu dans tel acte qu’il accomplit (puisque exister veut dire aussi continuer), de ne pas contourner cet homme tangible et perceptible, donc de ne pas pratiquer la mise en partage des traits (puisque chaque existence est singulière) ou en tout cas de retarder le moment de comparaison, de ne pas abstraire des humains leurs actions, interactions ou relations diverses. L’anthropologie est – avant de devenir comparative – celle des volumes d’être pris séparément, celle d’une unité empirique distinguable dans une situation et qui continue dans d’autres situations. L’anthropologisme de l’anthropologie est de présenter le monde comme composé d’humains pris isolément et qui font des choses les uns envers les autres (acte, relation, rapport), dans divers contextes (société, culture, environnement). Mais dans ce cas, sans être absents, les activités, les relations et les rapports, comme les sociétés, les cultures et l’environnement, n’apparaissent que secondairement par rapport aux volumes d’être en train d’exister. C’est pour cela qu’il m’a semblé opportun de décaler l’ethnographie vers ce que j’ai nommé la phénoménographie, dans le but de regarder l’être humain, l’observer, le comparer et l’analyser.

Qu’est-ce que la phénoménographie ?

J’ai en effet sollicité il y a quelques années le terme « phénoménographie » car je percevais dans l’acte ethnographique une double limite que les ethnographes acceptent le plus souvent. D’une part, l’ethnographie culturelle a une tendance très ancienne, à partir du travail d’observation, à rassembler, à faire partager, à homogénéiser des caractéristiques, des gestes, des pensées, des émotions. D’autre part, travaillant à une échelle plus serrée, l’ethnographie interactionnelle privilégie les actions, les interactions, les activités, en suspendant les individus qui en sont les accomplisseurs et les porteurs. C’est aussi le cas dans la tradition pragmatiste aujourd’hui présente en sciences sociales. Ensemblisme et suspension sont ainsi deux opérations presque inéluctables de l’ethnographie, dont le phénoménographe veut avoir conscience, et qu’il veut tenter dans la mesure du possible d’éviter.

Phénoménographie me semble un mot adéquat car il permet de compter deux fois sur l’étymologie. Cette méthode consiste dans l’observation des phénomènes, de ce qui apparaît, en particulier les humains, leur existence – le mot existere signifie sortir en latin –, leur sortie de situation en situation, de moment en moment. La phénoménographie est aussi une méthode, une graphie, de la phénoménologie, en particulier lorsqu’il s’agit de tenter de connaître, de faire expliciter les vécus des individus. L’acte phénoménographique est donc directement associé à une focalisation sur des individus, pris séparément. Ce sont des individus qui intéressent d’abord le phénoménographe, non des actions, non des expériences : ce sont des individus qui existent, dans la succession des instants et qui ainsi sont toujours plus que telle action, telle interaction et telle expérience.

C’est après ce choix du terme phénoménographie que j’ai rencontré deux de ses occurrences. Edgar Morin l’utilise en vue de promouvoir une approche multidimensionnelle du « phénomène » étudié. Il précise ce qu’il entend par « observation phénoménographique » :

L’observation doit se porter aussi bien vers les foyers de vie sociale que vers les foyers individuels. Elle doit accompagner les autres démarches investigatrices, tout en demeurant autonome. […]. L’observation doit tenter d’être panoramique (par analogie au terme cinématographique où une caméra pivotant sur elle-même saisit l’ensemble du champ perceptif) et analytique (distinguant chaque élément particulier dans le champ perceptif).

Morin 1966 : 51

Dans ce texte de 1966, même si l’intention d’Edgar Morin est de montrer la force de l’ethnographie aux sociologues, il rappelle qu’il ne faut sans doute pas négliger une possible phase exploratoire, « panoramique », dans une démarche phénoménographique, avant cette focalisation analytique sur des individus séparés, jusqu’à l’écriture finale. Une autre expression, plus systématique, de la phénoménographie consiste dans les recherches, comme celles de Ference Marton (1981) sur les conceptions – ou formes qualitativement différentes – à partir desquelles les individus comprennent un phénomène étudié. Dans ce cas, principalement à partir d’entretiens semi-structurés, la phénoménographie travaille sur la façon dont les gens conceptualisent ou expérimentent le monde et c’est dans le domaine de la pédagogie qu’elle a en particulier formalisé sa méthodologie. Elle cherche en particulier les variations dans les conceptions individuelles de l’apprentissage. Car en effet,

L’apprentissage est un changement qualitatif dans la façon dont une personne voit, conceptualise, expérimente et comprend quelque chose dans le monde réel. Dans le domaine de la recherche sur l’apprentissage, le principe est donc de prendre la valorisation du regard de l’apprenti comme point de départ, en recueillant directement les données des élèves au travers d’autorécits et d’entrevues.

Rosario et al. 2007 : 238

Dans ma propre intention, comme je l’ai indiqué, la phénoménographie est double : une graphie de l’existence qui apparaît et une graphie de l’existence qui est vécue. Il s’agit, d’une part, d’une observation au sens strict du terme, mais focalisée sur un individu (à la fois) dans la succession de ses instants, idéalement sans cadre d’analyse préalable, avec le souci de l’épuisement – bien sûr impossible – de la réalité. Il s’agit, d’autre part, de compléter l’observation par des analyses fouillées d’instants spécifiques, ce qui permet, grâce au film et autres formes d’auto-observation numérisées, de repérer et comparer des modes de présence de chacun des participants à la situation. Il s’agit de se rapprocher des actes mentaux, des humeurs, des émotions, et pour ce faire, de demander d’expliciter les états d’esprit de tel ou tel moment, d’aider à verbaliser des pensées ou des ressentis peut-être oubliés, de confronter ces individus à des films de leurs actes, de leur demander d’écrire et de tenir des « journaux » à propos desquels le phénoménographe peut avoir demandé une attention particulière à tel ou tel aspect des modes de présence. Il est ainsi sensible à la méthode des entretiens d’explicitation proposée par Vermersch (1994), visant à faire expliciter les implicites mais aussi les émotions d’une action. La verbalisation suppose d’abord que la personne puisse accéder à une « mémoire concrète », non au terme d’un effort conscient et réfléchi, mais quasiment involontairement pour que s’explicitent ensuite les actions et les gestes mais aussi les perceptions, celles directement pertinentes à la situation et les autres, subsidiaires. Au phénoménographe d’inviter à cette description, de questionner, de relancer, par exemple sur base d’images photographiques ou filmiques qui constituent une ressource exceptionnelle pour faire prendre conscience à une personne qu’elle n’était pas consciente, pour lui demander comment elle était, en suivant le rythme des situations et des transitions entre des phases importantes, ses gestes et la direction de ses regards. Les ressentis, les pensées, le « cinéma intérieur » sont bien au centre de la phénoménographie. Ce que je veux dire est que lorsque l’attention, quittant toute situation dès qu’elle n’est plus nécessaire, est remplacée par d’autres pensées (non liées au moment en cours). Il faut ainsi bien distinguer la non-pensée de l’action en cours dont elle est une condition de la bonne exécution, des pensées « autres » pendant son accomplissement. La première qui permettra les deuxièmes vient le plus souvent des routines et de l’habitude d’expériences antérieures. Mais surtout la non-pensée de l’action ne doit pas justifier l’absence d’intérêt anthropologique à la présence, ni faire oublier ce qu’un homme a dans la tête quand il agit. L’objectif est d’apprendre des « choses » sur comment un homme est présent et absent quand il est avec les autres – ce qui est différent du travail de Marton qui de fait privilégie la recherche sur les conceptions d’une réalité (en particulier l’apprentissage) et une classification de celles-ci, à partir des modes de catégorisations et d’inférences des gens sur leurs expériences, un peu comme un botaniste classe diverses sortes de plantes qu’il découvre sur une île, comme l’a fait remarquer Richardson (1999 : 65)[2].

La phénoménographie comme graphie de ce qui apparaît est ainsi complétée par une graphie des vécus, à condition qu’elle ne se laisse pas gagner par des principes forts de la tradition phénoménologique, générant le risque de descriptions trop purifiées des accidents et des circonstances de la situation, et celui que l’humain soit uniquement présenté comme percevant, en lien relationnel avec son environnement et son milieu, que le moment soit compris comme l’expérience de et avec, alors que la phénoménographie chercherait l’individu en tant qu’il a « telle expérience de », dont le volume d’être présent est plus que cette expérience, précédée, entourée et suivie d’autres choses. Car c’est bien toute une présence, complexifiée, que le phénoménographe veut décrire, avec les enjeux directs qui l’animent dans une scène, et tous les restes modalisateurs de ceux-ci. Je veux ainsi dire qu’existence n’est pas expérience. La différence est triple. Expérience est « expérience de », ce qui implique de chercher les éléments saillants associés à une expérience de la maladie, du pouvoir, etc. L’expérience est le plus souvent analysée comme une « expérience avec », ce qui incite au filtrage des éléments partagés avec les autres personnes (Turner et Bruner 1986). Avec existence, on focalise sur l’existant qui a cette expérience, qui en effet est plus que cette expérience au moment où il la vit, et qui continue dans d’autres activités après ladite expérience. Ce point est très important. D’une « experience-oriented anthropology », on passe à une « human-oriented anthropology ». Il importe dès lors de préciser ces quelques principes et orientations qui soutiennent la phénoménographie.

L’individu au fil des instants

Le temps est au coeur de l’existence. Il est ce qui place les humains, les autres vivants ou les objets dans la succession des instants présents, ce qui génère de nouveaux instants, fait en sorte que le futur devienne le présent, et bientôt le passé. Du temps, personne ne peut sortir. Personne ne peut être présent à un autre moment que celui dans lequel il se trouve à l’instant t. C’est presque une évidence, comme le rappelle Joyce : « La vie c’est beaucoup de jours, jour après jour » (Joyce 2005 : 329). Mais surtout il montre l’ambition-limite de la phénoménographie, son idéal descriptif, lorsqu’il décortique des séquences d’action :

Posant ses pieds sur le mur nain, il [Bloom] escalada la grille, assujettit son chapeau et, agrippé à deux points inférieurs à l’intersection des barreaux de la grille, abaissa graduellement la longueur de cinq pieds neuf pouces et demi de son corps jusqu’à deux pieds dix pouces du pavé de la cour en contrebas, et laissa son corps voyager en liberté dans le vide, ayant abandonné toute prise sur la grille et se ramassant pour recevoir le choc de la chute.

Joyce 2005 : 951

Et aussi lorsqu’il s’agit du mouvement et de l’association des pensées :

Ou à un autre moment, sous une autre forme : « qui sait si cette côtelette de porc que j’ai mangée avec ma tasse de thé était tout à fait fraîche par cette chaleur en tout cas elle ne sentait rien ce drôle de bonhomme de la charcuterie ne me dit rien qui vaille j’espère que cette lampe ne fume pas pour me remplir le nez de suie ça vaut mieux que de le laisser garder le gaz ouvert toute la nuit ».

Joyce 2005 : 1101

Ce serait une priorité de l’anthropologie des existences, de l’anthropologie existentiale, que d’analyser l’existence humaine comme apparition-disparition, coprésence avec des êtres, humains ou non, vivants ou non, sans cesse apparaissant et disparaissant dans la succession des instants. Le principe de la phénoménographie est celui-ci : il y a des individus, ceux-là, chacun, que n’importe qui peut repérer et désigner comme tels. Ce sont des « êtres humains » dans toutes les parties du monde. Parmi d’autres, chacun est une unité, une identité, associée à une continuité corporelle identifiable mais aussi une continuité mentale, chacun, plus que tout autre, capable de la ressentir, aussi à travers le temps. L’individu humain repérable par un nom propre et une référence démonstrative (celui-ci, celui-là) possède une individualité, sa singularité, faite de caractéristiques infinies (dont il serait impossible de faire la somme), comprenant tout aussi bien des éléments permanents de cette unité, les gènes, des éléments plutôt stables comme des traits physiologiques, des dispositions sociales ou des tendances psychologiques qui sont des résultats progressifs d’années de vie, mais aussi des détails circonstanciels, des gestes sans importance, telles paroles prononcées ici-maintenant. Au-delà de ces éléments certes constitutifs de l’individu, la réalité concrète à observer invite à ne pas exclure les « accidents » toujours foisonnants et à ne pas s’en tenir à ce qui est partagé avec d’autres ou pertinent dans une activité, ou stable dans une continuité.

L’individu, unité numérique, est irréductiblement singulier. S’éprouve-t-il joyeux, c’est lui qui éprouve sa joie, cette joie-là. Un autre ne pourra l’éprouver à sa place. Un élément central de cette singularité est le passage de la mort, que personne ne peut accomplir pour un autre. Tout au plus peut-on accompagner à mourir. « Nous sommes, chacun d’entre nous, “numériquement un”, traversant le monde sur un sentier distinct, de la naissance à la mort » (traduit dans Goldstein 2011 : 60). C’est ce que Martha Nussbaum nomme, après Stanley Cavell, « separateness ». Elle insiste ainsi sur la conscience de chacun comme distinct des autres. La faim ou la douleur qu’untel éprouve lui rappelle que c‘est lui qui souffre et non un autre. Même dans les interactions fusionnelles, la séparation des individus n’est pas dépassée. Quel effet cela fait-il d’être cette entité capable ainsi de se reconnaître, de se sentir exister ? D’éprouver le sentiment qu’il fait ceci, qu’il est triste ou joyeux ? Que c’est bien moi qui suis en train d’écrire, assis devant un ordinateur, de sentir avec des degrés différents que je suis fragile dans le temps ?

Une présence est singulière, et quasiment par définition l’existence n’est pas partageable. Certes, chacun partage des traits avec d’autres individus exposés aux mêmes situations depuis longtemps, mais ce partage ne se fait pas à l’identique. Les gestes ou les schémas mentaux ne sont pas toujours les mêmes et quand ils le sont, ils s’accomplissent et se ressentent avec des différences propres à chacun. Ils supposent des modes de présence différents, non spécifiques, qui impliqueraient pour des comédiens devant jouer chacun des individus, des mises en scène chaque fois particulières. Ce sont des exister singuliers, autant qu’il y a d’autochtones sur la Terre, auquel chacun est rivé, sans pouvoir s’en défaire, dont il ne peut se séparer et qui le sépare de chaque autre. Telle est chaque unité empirique observable, se distinguant dans un espace, une situation, un environnement. Varela indique que nous sommes « enfermés dans un domaine cognitif dont nous ne pouvons échapper » (Varela 1989 : 29). Il préfère ainsi penser l’unité avec ses transformations internes et les points de couplages ne constituant qu’une partie de l’unité idée de couplage ponctuel (ibid. : 191). Un volume d’être, de la matière, des os, des muscles, des neurones, des cellules, du sang, de l’eau, ne cessant s’imprégner de « puissances » : des habilités diverses, cognitives, sociales, etc., innées ou formées par l’habitude et les expériences. Dans ce cas, c’est la cohérence interne de l’« unité » qui est à observer, subordonnée à sa conservation, dont les dosages d’activité-passivité sont sans aucun doute des points nécessaires afin de penser cette conservation.

Ainsi, il m’est difficile d’associer exclusivement être humain et relationnalité, celle-ci étant, me semble-t-il, toujours intégrée à, ou couverte par une solitude, une « solité », devrais-je dire, existentiale. Ce que Donald Winnicott écrit, dans une autre perspective, sur « la capacité d’être seul » ou l’« état de non-communication » me semble très juste. Il valorise la capacité du jeune enfant de se soustraire, d’être seul… en présence de sa mère, et défend l’idée d’une sorte de solitude essentielle, d’un « isolement permanent ». (Winnicott 2012 : 92-93). J’ai d’ailleurs toujours pensé que les gestes mineurs que chacun fait, sans qu’ils n’aient rien à voir avec les enjeux de la relation en cours, sont l’expression, parfois infime, de ce retrait partiel mais permanent par rapport aux autres, à leurs enjeux.

Individus et relations

En effet, il me semble bon de donner quelques précisions sur la place des relations dans cette perspective. En anthropologie sociale comme en sociologie, l’individu est particulièrement bon à penser quand il exprime, quand il communique, quand il identifie, quand il perçoit comme, quand il est perçu comme, quand il fait une expérience de. C’est la strate – c’est-à-dire les gestes, les paroles, le point de vue – attendue dans la situation qui intéresse par exemple l’interactionnisme, ou aussi les perturbations du rôle conforme, avec alors la gestion pertinente de celles-ci. Ce type de discours sous-tend une anthropologie tout aussi spécifique : un homme exprimant, communiquant, manipulant, travaillant, percevant. Un même instant de présence n’est pourtant pas réductible aux seuls engagements pratiques dans l’environnement, aux habilités dans une activité et à la pertinence de la perception attentive, sur lesquels Tim Ingold insiste bien, lorsqu’il définit la « dwelling perspective », sur l’activité, les contextes relationnels, et l’engagement avec l’environnement (Ingold 2011 : 10). Dans l’anthropologie phénoménologique qu’il propose, Ingold décrit un monde peuplé d’humains en tant qu’ils ont des expériences et des rapports ou des relations. Ce n’est pas sans conséquences. Les personnes n’y sont pas des entités délimitées. Ce sont « des nexus composés de fils noués dont les extrémités détendues se répandent dans toutes les directions en se mêlant à d’autres fils dans d’autres noeuds » (Ingold 2013 : 9). Il n’y a pas d’un côté des hommes et de l’autre un environnement qui leur serait extérieur, mais « une totalité indivisible » (Ingold 2013 : 28) faite d’entrelacs, « un champ ininterrompu de relations, dans le déploiement duquel toutes les différences sont engendrées » (ibid. : 76). Les « pièces détachées » ne seraient bonnes, dans cette perspective, que pour penser les machines mais pas la vie qu’il importe, pour la retrouver, de penser, non en fragments séparés mais comme « déploiement d’un champ de relations continu et en évolution constante » (ibid. : 320). Indissociables des relations, les personnes sont représentées dans « l’engagement et non dans le désengagement » (ibid. : 137), un engagement actif dans l’environnement, une activité dynamique « permettant d’engager des relations perceptuelles directes avec ses différents composants, humains et non humains » (ibid. : 272). Il ne s’agit surtout pas de choisir entre l’individu et la réalité extérieure mais de peindre un espace fluide « ou il n’y a pas d’objets ou d’entités bien définies, mais plutôt des substances qui s’écoulent, se mélangent, se transforment et se solidifient parfois en des formes plus ou moins éphémères » (ibid. : 196). Ingold revendique ainsi une « anthropologie écologique » qui analyse la synergie de la personne et de l’environnement (ibid. : 137).

Certes, un observateur repère en situation, dans les modes de présence humaine, un jeu d’expressions et d’impressions, des perceptions réciproques, des engagements, des expériences. Mais il y a aussi d’autres choses, et même en grandes quantités, par lesquelles une théorie de l’interaction et de l’expérience doit être nuancée : en particulier, les gestes, les mouvements, les pensées, les états d’esprit, non pertinents dans le cours de l’interaction, sans être impertinents, justement des restes, qui ne sont pas « expressifs » et qui ne sont pas vus comme tels. En fait, tout relationnisme absorbe les présences singulières de chaque individu dans ce qui les relie et aussi dans ce qui compte, exclusivement ce qui compte, dans leur rapport aux choses, à l’espace ou à l’environnement.

Concrètement, que se passe-t-il ? Parlons d’exo-actions, le préfixe « exo » indiquant qu’il s’agit d’actions, d’expressions émergeant de l’individu lui-même, mais sans « sortir » de celui-ci, et que de fait ces actions adressées à d’autres sont des formes de sa présence. Ces exo-actions ne sont donc pas indépendantes de leurs porteurs puisque ce sont eux-mêmes qui les accomplissent mais leur effectuation concrète n’est pas pour autant absolument déterminée à partir des caractéristiques de ceux-ci, et surtout pas uniquement à partir de celles pertinentes dans la situation. Comme je l’ai souvent dit, les exo-actions attendues dans le cours d’une action ne se font pas, pour l’accomplisseur lui-même, sans une réserve d’autres actions possibles qui peuvent ou non laisser des traces parfois infimes dans un moment de présence. Ajoutons que les relations comme exo-actions sont une extériorisation, une expression des entités individuelles, pouvant certes les modifier mais très rarement totalement. Les individus conservent le plus souvent un sentiment de continuité et ils restent reconnaissables pour les autres. Sans doute, rien n’eût été vraiment pareil si les exo-actions n’avaient pas été celles qu’elles ont été, mais avec des degrés très variables de différences entre avant et après. Chacune de ces actions n’atteint pas tout le volume d’être dans son entièreté – de celui qui les réalise ou de celui à qui elles s’adressent – mais seulement telle ou telle strate et aussi avec des conséquences très diverses, parfois très mineures. Disons que ces exo-actions sont plus ou moins implicatrices et déterminantes, générant des changements qui ont des impacts divers, ponctuels ou durables, brutaux ou progressifs, sur la continuité de l’existence des individus concernés.

Ainsi, des présences humaines parlantes et en mouvement, il se dégage, pour tenter une analogie avec la physique, comme des halos sonores et visuels. Ceux-ci se propagent avec des effets de genres et d’intensités divers. Mais ce ne sont pas des lignes interconnectantes ou interactionnelles qui se dirigeraient d’une présence ou d’une particule à une autre. Ainsi, le plus souvent, ces halos atteignent à peine ou n’atteignent pas les autres présences. L’homme est une présence rayonnante, créant et transportant son halo avec des rais. Ceux-ci peuvent atteindre, ou ne pas atteindre, une autre présence avec des intensités variables, ponctuelles ou durables. Les rais touchent à peine et pas complètement les autres présences. Et ceci oblige à une focalisation détaillée sur chaque individu et non sur le « entre ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relations, je le répète, mais que celles-ci sont intrinsèquement embryonnaires, entre des individus séparés et inassimilables.

Nous revenons ainsi à l’idée de singularité. Un volume d’être est d’abord une cellule nouvelle, unique, au moins par son génome, qui est d’emblée plus que la somme des deux antécédents. Bien sûr, cette substance se développe in utero à partir des potentiels génétiques reçus, et selon ce que ce volume intègre des diverses informations, d’abord de la paroi intra-utérine puis du placenta, capables de modifier la vie de ladite cellule. Mais – fait non négligeable – avant de se diviser, celle-ci, unique, vivrait entre douze et vingt-quatre heures. Ce volume va se développer physiologiquement, neurologiquement, cognitivement, affectivement, socialement, culturellement, à partir de ces premiers instants et continuera ainsi sa constitution, disons son existence, jusqu’à sa mort. Unique, la substance maintient une identité psychologique et corporelle. Les empiètements entre les moments et les situations, les rappels d’une situation dans une autre, la continuité d’états d’esprit et d’humeurs, l’auto-narration posent un individu qui n’est pas seulement une multiplicité de rôles, de « dividus » ou de selves, mais qui est aussi, dans n’importe quelle partie du monde, une continuité « cohérente » traversant ceux-ci et les imprégnant, à partir d’un corps, d’une conscience et de capacités cognitives.

De tout cela naissent plusieurs formes de singularité : 1) La singularité de la séparation. Issue de la cellule unique, elle consiste dans l’existence de l’unité numérique comme séparée des autres, comme n’étant pas chacun des autres, comme associée au fait de n’être pas un autre. Le langage et la continuité de l’existence vont accentuer ce fait d’être soi, de se représenter comme soi, de s’éprouver comme soi. 2) La singularité des combinaisons. Elle est liée à l’addition de trajectoires sociales, de relations vécues au fur et à mesure de l’existence. Les combinaisons infinies de ces relations génèrent une probabilité quasi nulle d’être reproduites. 3) La singularité des détails ; les détails qui ne sont pas réductibles à des combinaisons sociales, qui émergent dans des situations, se répètent pourront aussi être reconnus comme caractérisant un individu. 4) La singularité de la continuité : celle-ci constitue une sorte de « noyau » dont des parties s’actualisent dans une situation, d’autres restent en veilleuse, au fur et à mesure des moments. Ces parties du noyau, des gestes, leurs modalités, des pensées, des manières de faire se retrouvent ainsi dans les rôles et les « dividus » accomplis par l’individu. Elles confèrent un style d’exister à chacun, que l’on retrouve de situation en situation, dans des rôles différents.

En sciences sociales, la singularité et les variations individuelles sont pensées, mais souvent comme effet de combinaisons de trajectoires sociales et culturelles. L’hypothèse qui sous-tend mon analyse valorise continuité et irréductibilité. Elle est ainsi en décalage avec de nombreuses lectures valorisant discontinuité (par exemple en termes rupture, de bifurcations) et dépendance relationnelle (en termes de déterminations ou de connexions).

Fouiller l’instant : passivité et activité

L’esprit phénoménographique est donc de délier les individus. L’observateur est particulièrement confronté aux « restes », ceux que les ethnographes ont mis à la poubelle par habitude méthodologique et disciplinaire, et qu’il apprécie de reprendre, afin précisément de se rapprocher d’un volume d’être, ce qui, de ses trajectoires sociales antérieures, de ses moments précédents, y est activé et mis en veilleuse, et aussi ses pensées vagabondes et des gestes sans importance. Le reste peut d’ailleurs devenir un principe méthodologique capable d’aider l’observateur à se repérer dans l’abondance touffue de ces données. Au phénoménographe donc de garder les restes prêts à être jetés dans une perspective relationniste et de les réinjecter sous des formes diverses dans l’écriture. Il se dégage ainsi souvent une description particulièrement dense, insistant sur les contrastes, les modalisations, les basculements, les présences en même temps que les absences, les engagements en même temps que les dégagements, l’activité, en même temps que la passivité. Quand Tabucchi commente Pessoa, il dit quelque chose de l’esprit phénoménographique : « Éviter le signe affirmatif, répudier la prévalence. Car il a compris qu’en tout oui, même le plus plein et le plus rond, il y a un minuscule non, un corpuscule porteur d’un signe contraire » (Tabucchi 2012 : 31-32).

Se rapprocher de l’individu permet de mieux observer, dans les détails, ce volume d’être en relation et en retrait de celle-ci, les modalités et les intensités toujours variables de la présence et de l’absence dans l’action. C’est penser ses modalités d’engagement et de dégagement dans l’action qu’il accomplit, qui elle-même peut atteindre plus ou moins intensément un autre individu, ainsi que des expressions d’autres choses qui viennent s’infiltrer. J’ai indiqué plus haut l’importance du mode humain de présence permettant de ne pas aller jusqu’au bout, de ne pas vérifier, contrôler, savoir constitue une sorte de passivité, une manière de ne pas aller jusqu’au bout de l’acte, de l’accomplir au minimum. Appelons ce mode de présence « reposité » (Piette 2011). Qu’est-ce que cela désigne ? Que, dans une situation, l’action humaine se réalise, posée sur différents appuis, permettant aux hommes diverses formes de repos. Ces différentes formes d’appuis et de repos ainsi que leurs contraires respectifs constituent un cadre descriptif pour saisir et représenter les mouvements des séquences d’action des hommes dans les situations en train de s’enchaîner, entre repos et travail, entre tension et familiarité, entre mode majeur et mode mineur, toujours enchevêtrés.

Il me paraît non seulement impossible de comprendre la présence d’un individu en dehors d’un ensemble d’appuis sous les formes diverses de personnes, d’objets et de règles, non que l’être humain aurait à re(créer) mais en tant qu’ils sont toujours déjà là et sur lesquels il peut se poser, mais tout aussi important de décrire ces modes de repos. Nous dirons, sous une forme ici quelque peu simplifiée, qu’il y a quatre types d’appuis. D’abord, les règles, normes, valeurs ou lois composant le cadre à partir duquel une situation est organisée. Extérieurs à la situation, ils se manifestent sous forme d’indices et permettent de ne pas inventer à chaque fois les règles de la partie. Sans ces appuis, la situation est désordre. Il y a aussi des repères immanents à la situation. Ils constituent des ressources directes pour l’accomplissement de l’action, servant à organiser l’espace, à informer sur l’action immédiate à accomplir, à susciter les gestes précis… Ils facilitent ainsi l’automaticité des actions. Sans repères et indices, c’est l’étrangeté de la situation qui s’impose. Il y a encore l’enchaînement des situations dans le temps quotidien, jalonné par des conventions et des repères horaires facilitant le déroulement des actions sans besoin de décisions sur l’action suivante. Sans eux, l’ennui ou l’angoisse s’installe. Enfin, il y a le maillage des situations, insérant chacune de celles-ci dans un réseau et l’associant ainsi à d’autres situations selon des liens divers qui laissent dans chacune des traces ou des indices de cette configuration. En dehors de son maillage, la situation crée une épreuve de rupture.

C’est sur la base de ces appuis et de la possibilité de s’y poser que l’être humain développe une capacité à se reposer sous la forme de la confiance, du relâchement ou d’une certaine passivité. Quatre formes de repos sont possibles. L’économie cognitive permet à l’homme, sur base d’habitudes, d’expériences antérieures et de scénarios mentaux, de ne pas vérifier toutes les informations ou compétences nécessaires pour accomplir une action. Non seulement l’économie cognitive correspond au déploiement routinisé, sans référence à une instruction, des séquences d’actions, mais aussi elle permet d’alléger le travail d’interaction sociale, grâce aux appuis matériels et aux identités stabilisées de chacun des partenaires. Le contraire de l’économie cognitive est l’évaluation avec stratégie, justification, intrigue mobilisant l’attention, l’émotion, voire l’obsession sur des fragments spécifiques de la réalité. La docilité correspond à la possibilité de conserver les appuis, les indices et les repères existants, plutôt qu’à l’intention et au désir de les modifier, et à l’évitement de la tension cognitive, émotionnelle ou morale, résultant d’une épreuve de changement. La fluidité correspond, elle, à la possibilité d’associer des informations ou des modes de raisonnement contraires ou contradictoires dans une même situation ou dans des situations successivement proches. Elle illustre la capacité immédiate au relâchement, à l’acceptation de l’incohérence et au basculement des êtres humains de situation en situation. Le contraire en est la raideur. Il y a enfin la distraction qui correspond à la capacité cognitive d’associer un être, un objet ou un événement à l’état de détail (sans importance), à n’en faire qu’un élément de distraction, sans compromettre l’attention minimale requise dans la situation. C’est l’état de concentration ou d’intolérance qui est le contraire de la distraction.

Nous disposons alors, tant pour les appuis que pour les formes de repos, de quatre éléments et de leur contraire respectif. Sur l’axe des appuis, nous avons : normes (règles, conventions…) versus violence (conflits), repères (indices) versus perte de repères (d’indices), maillage des situations versus rupture des liens, rythme temporel versus angoisse (ennui…). Sur l’axe des formes de repos, nous avons : économie cognitive versus décryptage (évaluation, jugement), docilité versus désir de changement, fluidité versus raideur, distraction versus concentration. Il se dégagerait quatre grandes modalités de présence, avec des proportions différentes, remplissant chacune quasiment au même instant un volume d’être et générant la dimension mitigée de la présence humaine. Ces quatre modalités sont la tranquillité, la familiarité, l’étrangeté et la tension. Ainsi la tranquillité se déploierait à partir d’un mode perceptif et même infraperceptif de repères et d’indices spatiotemporels, sur fond d’une toile bien stabilisée, parfois ressentie comme telle, avec l’émergence possible de détails sans importance. Dans la familiarité, des repères et des indices sont nouveaux, en tout cas différents, d’autres font défaut par rapport à des situations précédentes mais la différence est quand même absorbée sur le mode économique, sur fond d’une toile restant bien ancrée. C’est lorsqu’est ressenti l’effritement au moins partiel de celle-ci, avec une absence imposée ou créée de certains appuis, que la fatigue surgit et réduit la possibilité de distractions. Il s’ensuit une tension attentive et concentrée de (re)construction, de jugement et d’évaluation. Alors la toile de fond s’est comme retirée et a fait place à la saillance quasi exclusive de tel ou tel fragment d’attention. Il est vraiment essentiel de percevoir le jeu constant et enchevêtré de ces différents modes de présence selon la mobilité des appuis qui restent, qui s’en vont ou qui se recréent. Au pire du conflit, de l’étrangeté, de l’angoisse, de la rupture, l’homme trouve des formes de repos. Quand bien même un appui, peut-être un deuxième feraient défaut, il en reste d’autres. Lorsque l’économie cognitive fait place à l’acharnement du sens, la docilité à l’instabilité, la fluidité à la rigidité, la distraction à l’intolérance, l’étrangeté ne peut être que ponctuelle – et alors elle est vite absorbée ou diffuse, et dans ce cas, elle reste imprégnée, selon des dosages différents, par des règles, des repères ou des indices divers faisant appui dans la situation. Ce sont ces différents modes de présence que le phénoménographe observe, à partir d’une focalisation directe sur l’être humain, au fil de ses situations et du rythme du temps.

Ce qui anime donc le phénoménographe est l’existence – devrais-je parler de phénoménographie existentiale –, le singulier de chacune des existences, « l’existence en tant que fait singulier, sans reflet ni double : une idiotie donc, au sens premier du terme » (Rosset 2004 : 7). Il me semble tellement important que l’étonnement anthropologique ne produise pas face aux diversités sociales et culturelles, mais devant chaque existence. L’existence, c’est celle de l’individu, d’un humain et pas d’un autre, ce qui n’exclut bien sûr pas des comparaisons, des recherches de similitudes et de différences, entre humains, entre humains et d’autres espèces, et c’est un fait anthropologique majeur que celui de l’individuation extrêmement poussée des humains (non depuis quelques décennies de modernité mais depuis quelques dizaines de millénaires d’hominisation), un processus de différenciation et d’autodifférenciation que ne connaissent pas les autres espèces vivantes à ce point, celui que marque la conscience de soi, d’exister comme singulier, quelle que soit la valorisation psychologique, sociale ou culturelle que l’on peut faire de cet état.