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Il ne s’agit en aucun cas de commentaire, moins encore d’une critique, du texte de Zygmunt Bauman[2]. Tomber dans le piège de dire vrai là où Bauman aurait erré serait de ma part d’une prétention déplacée. D’ailleurs, la question fondamentale que Bauman soulève interdit une telle démarche. De quel droit dirais-je mieux que lui quel pourrait être le projet de l’humanité au temps de la globalisation? Qu’il me soit donc plutôt permis de me laisser entraîner dans son sillage et d’ajouter quelques modestes observations, quelques rêveries peut-être[3].

En tout premier lieu, je m’engouffre dans le chemin ouvert par son constat que toute définition de l’humanité, de la nature humaine comme il l’écrit, constitue un acte d’inclusion-exclusion. La justesse de cette observation ne vient pas seulement du fait que nous, Occidentaux – du moins les universitaires –, admettons aujourd’hui que la frontière entre l’humain et l’inhumain est devenue plus fluide. À partir du moment où la conscience, l’âme pour les chrétiens, qui distinguait jadis les humains de la nature, est prosaïquement un fait de l’activité neuronale, l’humanité intègre la continuité de la nature. La conséquence en est radicale, sans même devoir ajouter qu’à peine un minime pourcentage de notre capital génétique nous différencie des chimpanzés. Nous ne connaissons le monde, et donc ne sommes présents dans le monde, que dans la mesure où ce monde est représenté par et dans l’activité neuronale, et le cerveau de l’homo sapiens ne détient à ce titre aucune particularité radicale. Nous n’avons pas d’exclusivité de la conscience même si, par rapport aux primates, nous l’emportons largement par le degré de sa complexité. Et il n’est pas impensable, à la suite de la science fiction, d’envisager à terme une intelligence artificielle se dotant d’une conscience.

Mais ce n’est pas pour piètrement faire de la science fiction que j’ai écrit ce paragraphe. Admettre que l’humanité se caractérise par un degré de conscience du soi au lieu d’en être l’unique détenteur, c’est accepter que ce que nous nommons l’humanité est un fait de notre conscience de même nature que l’idée de l’autre, du soi, etc. La conscience et ces cadres sociaux[4] ne sont pas des illusions, bien au contraire. Le soi, l’autre, le monde, l’humanité sont des artefacts de notre conscience d’être d’une certaine manière des humains. Cependant, si c’est la conscience de faire partie de l’humanité qui en constitue le cadre social, alors il peut et il doit exister plusieurs « soi », plusieurs « autre », plusieurs « humanité ».

Certes, aussi fluide serait la frontière entre l’humain et le non-humain (ou le pas encore humain, dans la mesure où l’on pense la nature en termes d’évolution), elle est indispensable pour admettre que l’artefact identité soit pensable, pour lui reconnaître une autonomie sans laquelle il n’y a pas de conscience. Fatalement donc, se pensant pour lui-même, l’humain ne saurait échapper à la logique de production d’artefacts discrets, dotés d’une autonomie, capables d’agir sur eux-mêmes et ainsi souverains, en puissance au moins. N’est-ce pas la grande difficulté que nous a léguée notre histoire – autant en termes du passé advenu qu’en termes de son écriture –, le péché originel de l’individu, de l’État moderne, de la nation, etc.? Prendre conscience de son identité en termes d’autonomie et de souveraineté, c’est tout d’abord dire en quoi et comment l’on n’est pas l’autre, dire cet autre étranger à soi. Au lieu de nous épuiser à la tâche sisyphienne de conjurer ce qui fonde, pour le meilleur et pour le pire, la conscience d’être « moderne », il faut plutôt prendre la mesure de ses conséquences. Notre conscience de nous-mêmes et donc notre notion de l’humanité s’inscrivent dans une tradition, sont profondément affectées par un héritage que nous pouvons contester mais qu’il est impossible de récuser en bloc, de se défaire comme d’un vieux vêtement. Pour le social, le bagage culturel est comparable au bagage génétique de l’individu, on peut le modifier mais impossible de l’extraire. Notre expérience de nous-mêmes et des autres en est informée et, sans un cadre, sans être inscrite dans une durée, elle ne serait qu’agrégat. Le miroir d’Hérodote que François Hartog nous a si à propos tendu avant même qu’on ne parle de la globalisation, n’est sans doute pas une fatalité de l’histoire ; il est néanmoins un héritage longtemps cultivé par une humanité. Cette partie historique de l’humanité que nous nommons occidentale, s’y est référée à maintes reprises, y a moulé les contours de sa conscience, a transformé une contingence du passé grec en sa loi. Comme Alice au pays des merveilles, aujourd’hui, il nous faut repenser le projet historique de l’humanité, plusieurs le font déjà, non pas en brisant le miroir incassable d’Hérodote mais en passant de l’autre côté, en le traversant. Dans le cas d’espèce, cela veut dire prendre conscience que nous avons là un artefact, d’histoire plutôt que du passé, dont la durée de vie sociale est limitée, dont l’actualité ne relève aujourd’hui que de l’indispensable conscience critique d’être un produit de l’histoire où à chaque pas un choix a été fait. Cultiver une tradition est aussi un choix à l’égard de l’actualité d’un héritage.

De toute évidence, il est aussi difficile, voire plus, d’admettre l’existence de multiples projets d’humanité que celle d’un nombre indéterminé de systèmes solaires au sein d’un même univers. Pourtant, c’est à cette condition que la globalisation pourra être autre chose que ce stade ultime de l’expansion mondiale du capitalisme occidental dont l’autre nom est l’impérialisme. Si le local pouvait être compris et admis comme une conscience d’être au monde d’une certaine manière, dans un certain temps et dans un certain espace, conscience qui serait partagée par un certain nombre d’acteurs sociaux, le global pourrait porter la promesse de négociations, de partages possibles, de transformations simultanées sans fusion. Un tel global ne saurait être que virtuel (ce qui n’en fait pas nécessairement un espace électronique) et de ce fait ne serait habité en propre par personne, n’aurait ni de temps ni d’espace exclusifs, prêtant les siens à ceux et celles qui voudraient y séjourner. À condition d’être à la limite une auberge espagnole, un tiers pourrait y être inventé de concert, dans un processus de négociation, de confrontation, d’évaluation même, sans que personne ni groupe ni culture ne puisse le revendiquer pour légitimer sa propre autonomie.

Il est évident que cette uchronie et utopie remet en question le rôle que l’intellectuel a occupé dans le projet occidental de modernité. Si le fait que l’utopie ne devrait être habitée en propre par personne ne peut fonder l’autonomie d’aucun groupe, le fait d’être intellectuel n’est pas un état social ou politique, encore moins un métier, mais une attitude. Sauf comme caricature d’une remise en question infinie, personne ne saurait être en permanence un intellectuel, alors que plusieurs pourraient l’être en temps et lieu. Délivrer l’imaginaire de la modernité, non seulement du modernisme mais aussi du mythe de l’intellectuel démiurge, ne signifie cependant ni rééducation par la révolution culturelle ni purge stalinienne. Il s’agit avant tout du renoncement radical à la prétention léniniste que la cause de l’humanité puisse être mieux servie par une avant-garde plus au fait des lois historiques que les masses et plus apte au dévouement inconditionnel à la cause. Il ne faut certes pas tomber dans le ridicule de l’image du monde entier rassemblé sous l’arbre à palabre qui, au temps de la globalisation, laisserait sa place à une CNN. Il faut néanmoins oeuvrer à l’éducation, non pas à la tolérance, mais à l’engagement dialogique avec d’autres dans le respect du droit à la différence, et dans l’acceptation que la dignité de soi est indissociable de la reconnaissance de celle des autres. C’est dans la société une tâche comme tant d’autres, un métier plutôt qu’une mission pour des intellectuels[5].