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1. Introduction

Mieux comprendre les locuteurs de langue maternelle (L1) et mieux se faire comprendre est une motivation importante des apprenants d’une langue seconde (Lx). Par contre, certaines personnes immigrantes au Québec témoignent de difficultés à être comprises de leurs nouveaux concitoyens à l’extérieur de la classe de langue (Amireault et Lussier, 2008). L’accent étranger, bien que très saillant aux oreilles du locuteur L1 (Derwing et Munro, 2009), ne saurait expliquer à lui seul ces difficultés. En effet, grâce aux travaux fondateurs de Munro et Derwing (1995) notamment, les résultats de la recherche sur la prononciation en Lx déconstruisent maintenant l’idée qu’un fort accent étranger est nécessairement synonyme d’une perte de compréhensibilité (Thomson, 2018).

Toutefois, jusqu’au tournant des années 90, l’enseignement de la prononciation promu dans les approches didactiques visait surtout l’éradication de l’accent étranger dans le but que l’apprenant parle comme un locuteur « natif » (Spezzini et coll., 2018). À l’aube d’une ère plus communicative de l’enseignement des langues et devant le constat que les apprenants adultes n’atteignaient pratiquement jamais une prononciation sans trace d’accent étranger, le travail phonétique, alors jugé inutile, a tranquillement disparu des salles de classe (Spezzini et coll., 2018 ; Thomson, 2018). Parallèlement, les recherches en linguistique appliquée avançaient depuis longtemps que le but de l’enseignement de la prononciation devait être d’améliorer l’intelligibilité. Cependant, c’est à partir des travaux de Munro et Derwing (1995) que des données empiriques ont commencé à expliquer la distinction entre l’accent perçu, la compréhensibilité et l’intelligibilité.

2. Cadre conceptuel

2.1. L’accent perçu, la compréhensibilité et l’intelligibilité

L’accent perçu (notre traduction de accentedness) et la compréhensibilité, de même que l’intelligibilité, sont trois concepts au coeur des préoccupations des chercheurs travaillant sur la prononciation depuis près d’une trentaine d’années. Ces dimensions du discours oral, bien qu’évaluées en fonction de la perception de l’auditeur, ne sont pas toutes également corrélées au succès de la communication.

Selon Derwing et Munro (2009), l’accent perçu est la mesure dans laquelle un auditeur perçoit des différences entre un échantillon de parole entendu et une variété de langue cible. Il s’agit donc d’une perception la plupart du temps évaluée au moyen d’une échelle de type Likert allant de « aucun accent » à « accent très prononcé ». Les mêmes auteurs définissent aussi la compréhensibilité comme une perception, celle de l’auditeur, de la facilité ou de la difficulté à comprendre le discours d’un locuteur Lx. Cette perception est aussi typiquement recueillie à l’aide d’échelles de type Likert allant de « très facile à comprendre » à « très difficile à comprendre ». Il importe de souligner que les concepts d’accent perçu et de compréhensibilité sont liés à des jugements subjectifs. La compréhensibilité est un jugement global de l’effort cognitif déployé lors de l’écoute et non une mesure de la proportion de l’énoncé effectivement comprise, cette dernière mesure relevant plutôt de l’intelligibilité (Derwing et Munro, 2009). Dans sa définition la plus étroite, celle opérationnalisée par Derwing et Munro dans leurs différents travaux, l’intelligibilité réfère à la mesure dans laquelle le message a été compris et correspond au nombre de mots d’un énoncé entendu correctement transcrits.

En 1995, une étude de Derwing et Munro a montré que l’accent perçu, la compréhensibilité et l’intelligibilité étaient des notions interreliées, mais tout de même indépendantes. Ils ont demandé à 18 locuteurs de l’anglais L1 d’évaluer la production orale en anglais Lx de 10 locuteurs L1 du mandarin. Ils ont recueilli les jugements de compréhensibilité et d’accent perçu à l’aide d’échelles de Likert et l’intelligibilité à l’aide d’une transcription orthographique des échantillons oraux. Leurs résultats montrent une corrélation entre l’intelligibilité et la compréhensibilité et entre la compréhensibilité et l’accent perçu pour la plupart des participants. Cependant, ils ont observé que les scores attribués à l’accent perçu étaient plus sévères que ceux qui avaient été attribués à la compréhensibilité. De plus, l’accent perçu et l’intelligibilité étaient corrélés chez très peu de participants. En somme, l’accent perçu est apparu comme un piètre prédicteur de la compréhension effective des auditeurs et comme une mesure pas tout à fait corrélée à la compréhensibilité.

Aujourd’hui, la plus grande importance de la compréhensibilité par rapport à l’accent perçu dans l’efficacité communicative fait consensus (Suzuki et Kormos, 2020).

2.2. Les dimensions linguistiques de la compréhensibilité

De nombreux chercheurs s’intéressent à la compréhensibilité comme la perspective de l’auditeur ayant le potentiel de révéler ce qui contribue réellement à la capacité du locuteur Lx de se faire comprendre. Isaacs et Trofimovich (2012) sont d’ailleurs les premiers à tenter d’identifier les composantes linguistiques qui entrent en compte dans le jugement d’un discours plus ou moins compréhensible. Dans le cadre d’une étude mixte, les chercheurs rapportent que les explications de trois juges experts, des enseignants d’anglais Lx, au sujet des raisons menant à leur évaluation de la compréhensibilité d’apprenants francophones portent surtout sur la grammaire, le vocabulaire et l’aisance. Cependant, les données quantitatives recueillies auprès de juges non experts permettent d’établir des corrélations entre la compréhensibilité et plusieurs variables linguistiques appartenant aux catégories de la phonologie, de l’aisance, de la grammaire, du lexique et du discours. Des études subséquentes (p. ex., Saito et coll., 2016, 2017) en anglais Lx ont associé les mêmes catégories de mesures linguistiques à la compréhensibilité. En français Lx, les études sur le sujet sont plus rares. Néanmoins, quelques-unes (p. ex., Bergeron et Trofimovich, 2017) ont montré que des mesures linguistiques appartenant aux mêmes catégories étaient corrélées aux jugements de compréhensibilité.

2.3 La présente étude

La recherche des dix dernières années commence tout juste à révéler quels aspects du discours sont pris en compte dans l’évaluation de la compréhensibilité (Thomson, 2018), et il s’agit surtout d’études menées dans le domaine de l’acquisition de l’anglais Lx (He, 2020). Qui plus est, à l’exception de rares travaux (notamment Bergeron et Trofimovich, 2017), peu d’études à ce jour se sont intéressées aux facteurs linguistiques influençant les jugements de compréhensibilité posés par des locuteurs L1 non experts sur des échantillons de parole d’apprenants de français Lx. Pourtant, identifier ces facteurs semble capital pour mieux renseigner les programmes de formation sur les besoins des apprenants de français à l’extérieur de la classe de langue, notamment ceux des personnes immigrantes au Québec. Comme le soulignent Beaulieu et coll. (2021), le véritable test de l’efficacité communicative des nouveaux arrivants se fait au quotidien, dans leurs interactions avec des locuteurs de la communauté cible. C’est donc dans cette optique que la présente étude s’intéresse à l’évaluation de la compréhensibilité par des juges lambda, c’est-à-dire des juges sans expérience en enseignement des langues ou en sciences du langage. Même si des études suggèrent que les juges experts sont les mieux outillés pour expliquer les influences linguistiques dans leurs jugements de compréhensibilité en l’absence de balises (Isaacs et Thomson, 2013), le choix de ne recourir qu’à des juges lambda est motivé par la portée pédagogique des renseignements qu’ils pourraient fournir sur leur façon de percevoir leurs interactions de la vie courante avec des locuteurs Lx.

En effet, comme le mentionnent Derwing et Munro (2009) et le rappellent Isaacs et Trofimovich (2012), la perception de l’auditeur de l’effort à déployer pour comprendre le discours des locuteurs Lx est au coeur d’une communication réussie dans les contextes de la vie réelle. La présente étude cherche donc à répondre à la question suivante :

Quels facteurs linguistiques influencent les juges lambda dans leur évaluation de la compréhensibilité en français Lx ?

3. Méthodologie

3.1. Participants

Les juges ont été recrutés selon une technique d’échantillonnage de commodité. Il s’agit de six adultes (3 hommes ; 3 femmes) âgés de 29 à 71 ans (μ = 47,5 ans) locuteurs du français L1 et habitant une région majoritairement francophone du Québec. Presque tous (n = 5) ont rapporté avoir appris l’anglais comme L2 et deux d’entre eux (n = 2) ont affirmé être en contact au moins régulièrement avec des locuteurs de cette langue. Il s’agit d’ailleurs des deux seuls participants à avoir déclaré être exposés au moins fréquemment à des accents Lx du français. La plupart des juges (n = 4) ont rapporté y être exposés occasionnellement ou rarement.

3.2. Échantillons de parole

Les échantillons de parole utilisés proviennent d’études antérieures.

Dans une étude sur les habiletés orales des adultes terminant le Programme d’intégration linguistique (PILI) du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Inclusion (MIFI), Beaulieu et coll. (2021) ont recueilli trente-et-un échantillons oraux d’une tâche de production orale semi-spontanée (interaction avec un client fictif pour réserver un restaurant) réalisée par des apprenants du français Lx finissants de ce programme à Québec. Les chercheurs ont évalué la compétence globale à l’oral, l’aisance perçue et la compréhensibilité. Dans une étude subséquente, à partir d’extraits de vingt secondes de la même tâche, Beaulieu, Bejarano, French et Reinke (2022) ont montré que les habiletés communicatives de huit des apprenants de niveau intermédiaire fort issus de quatre groupes linguistiques différents (anglais, mandarin, espagnol et farsi) étaient rarement considérées comme efficaces par des locuteurs de français L1, bien que ces apprenants aient terminé la formation linguistique visant à leur faire acquérir le niveau de compétence requis pour étudier ou travailler en français (MIFI, 2022).

Quatre échantillons ont été sélectionnés pour la présente étude : l’échantillon du locuteur jugé le moins efficace dans chacun des groupes linguistiques de Beaulieu et coll. (2022). Dans l’optique de découvrir quels aspects de la langue influencent les jugements de compréhensibilité en français L2, cette stratégie avait le potentiel de susciter un maximum de commentaires de la part des juges lambda.

3.3. Collecte de données

Cette étude a recueilli, au moyen d’un rappel stimulé, les impressions de six juges lambda sur les composantes linguistiques déterminantes de leur évaluation de la compréhensibilité.

Les juges ont été rencontrés individuellement une fois, en personne ou à distance, via la plateforme Zoom. Chaque séance, d’une durée totale d’environ cinquante minutes, commençait par une présentation du concept à évaluer et des explications nécessaires afin que les juges n’évaluent pas d’autres aspects de l’oral, comme l’accent perçu. La compréhensibilité a été présentée à tous comme la mesure dans laquelle un échantillon de parole est facile ou difficile à comprendre et a été évaluée à l’aide d’une échelle de Likert à neuf points (1 = très facile à comprendre, 9 = très difficile à comprendre), un outil largement utilisé dans la mesure de ce concept, considéré comme pratique et fiable auprès de juges d’horizons différents (Isaacs et Thomson, 2013). Pour se familiariser avec la tâche et l’échelle, les juges ont procédé à une mise en pratique à l’aide de cinq exemples qu’ils ont écoutés et évalués en discutant avec la chercheuse.

Dans un questionnaire en ligne, les juges ont ensuite procédé seuls à l’évaluation des quatre échantillons présentés dans un ordre aléatoire. Ils ont reçu comme consigne d’écouter chaque échantillon dans son ensemble avant de porter leur jugement.

Puis, le but premier de cette étude étant de comprendre sur quels aspects linguistiques du discours en français Lx les locuteurs L1 de cette langue se basent pour émettre un jugement de compréhensibilité, une tâche de rappel stimulé a servi à recueillir des données qualitatives. Les juges ont donc participé à une entrevue pendant laquelle ils ont été invités à réécouter les échantillons avec la chercheuse. Chaque fois qu’un passage leur demandait de l’effort à comprendre, ils arrêtaient l’enregistrement et expliquaient, dans leurs mots, ce qu’ils percevaient être la cause de leur effort. La chercheuse a demandé aux participants de préciser leur pensée au besoin. Les entrevues ont duré de 8,5 à 20 minutes (μ = 14 min).

3.4. Analyse des données

Les données qualitatives recueillies ont été analysées de façon à montrer les éléments linguistiques sur lesquels les juges lambda se reposent pour évaluer la compréhensibilité en français Lx. Pour ce faire, les cinq grandes catégories de facteurs linguistiques établies par Isaacs et Trofimovich (2012) et validées dans de nombreuses recherches ultérieures (p. ex., Saito et coll., 2016, 2017 ; Isaacs et coll., 2018) ont servi de point de départ à l’élaboration d’une grille de codage. Ainsi, les commentaires des participants de la présente étude ont d’abord été classés selon ce qu’ils ciblaient, soit la prononciation, l’aisance, le vocabulaire, la grammaire ou le discours. Puis, une analyse d’erreur des passages commentés de chaque échantillon a permis d’identifier quelles mesures linguistiques dans chaque catégorie pouvaient être associées à l’effort cognitif rapporté par les juges (voir l’annexe 1 pour des exemples de commentaires codés).

4. Résultats

L’analyse des résultats révèle que les participants (J1, J2, J3, J5, J5 et J6), dans l’ensemble, ont tenu compte de plusieurs facteurs relevant de la prononciation, de l’aisance, du vocabulaire, de la grammaire et du discours dans leur évaluation de la compréhensibilité. Le tableau 1 montre à quelle fréquence et par combien de juges a été commenté un aspect du discours relevant de chacune des catégories.

Tableau 1

Fréquence des catégories commentées par juge

Fréquence des catégories commentées par juge

-> Voir la liste des tableaux

Cependant, ce ne sont pas tous les juges qui semblaient attribuer leur perception de l’effort dans l’écoute à une grande variété de facteurs linguistiques. En effet, un seul participant (J5) a fait référence au moins une fois à des éléments des cinq catégories et un autre (J3) n’a commenté des éléments relevant que de deux catégories.

Les grandes catégories de la prononciation et de l’aisance regroupent le plus de remarques de la part de tous les participants. La Figure 1 rend compte de la fréquence de l’ensemble des composantes linguistiques ayant été codées.

Figure 1

Fréquence des composantes linguistiques codées

Fréquence des composantes linguistiques codées

-> Voir la liste des figures

Ainsi, dans la catégorie de la prononciation, les participants ont commenté plus précisément l’accent en général, la réalisation des segments et des suprasegments, et l’intonation. Les remarques relatives à l’aisance se classent quant à elles selon la fluidité, le débit, les pauses, leur type (remplie ou silencieuse), leur place, et les faux départs. La section suivante fournit des détails sur les aspects qui se sont imposés dans chacune des deux grandes catégories.

4.1. Prononciation

Tous les participants ont rapporté que la prononciation avait, pour eux, une certaine influence sur le niveau de compréhensibilité.

4.1.1. Segments

La sous-catégorie segments regroupe tous les commentaires associés à la réalisation des phonèmes. Presque tous les participants (n = 5) ont mentionné qu’une mauvaise perception des sons leur demandait de fournir un certain effort pour accéder au sens du message (voir 1  et 2).

(1)

« Il y a comme un son que j’ai pas compris, là. C’était comme, c’était comme "C’est quoi qu’elle me dit là ?" […] J’ai dû faire une pause puis essayer de saisir ce que, où elle veut m’amener. » (J5)

(2)

« Je pensais que c’était "pour banc", mais c’est "pour vingt" […] L’affaire, c’est que le mot sonnait comme un autre mot qui fait du sens […]. J’étais complètement mélangé. » (J2)

Dans ces deux exemples, les participants expliquent qu’ils ont eu de la difficulté à donner le bon sens à un son ou à une combinaison de sons entendus. L’effort métacognitif qu’a entraîné l’écart de prononciation est d’ailleurs bien illustré par J5, qui explique s’être posé une question sur le sens du message en cours d’écoute et avoir eu de la difficulté à le saisir. Quant à J2, il dit comprendre un mot différent de celui qui serait logiquement attendu, mais tout de même plausible dans le contexte. L’ambiguïté sémantique causée par certains segments dont la réalisation s’éloigne de la cible semble à l’origine de l’effort cognitif.

4.1.2. Accent

Les juges ont été nombreux (n = 4) à mentionner que l’accent en général jouait sur l’attention qu’ils devaient porter au message du locuteur (voir 3 et 4).

(3)

« Dans son accent ou quelque chose, elle est plus par en dedans, on dirait, là. Fait que, t’sais, c'est plus guttural un petit … un petit peu. Fait que c’est un petit peu plus- ben ça prend peut-être un peu plus d’attention, là, t’sais. » (J3)

(4)

« Qu'est ce qui me demande de l'effort c'est la peur de ne pas comprendre parce que la personne parle pas parfaitement … en … en prononçant les mots parfaitement comme … comme mon oreille est habituée de les entendre. L'effort est comme en prévention. Je l'écoute attentivement de peur de  » (J2)

J3 mentionne un aspect particulier de l’accent perçu, alors que J2 identifie l’accent perçu du locuteur Lx comme étant, en général, le déclencheur d’un certain besoin de concentration.

4.2. Aisance

L’analyse des données a aussi révélé qu’au moins un facteur linguistique associé à l’aisance avait un impact sur l’évaluation de la compréhensibilité de tous les participants.

4.2.1. Fluidité

Plusieurs juges (n = 4) ont formulé un commentaire général sur l’aisance perçue, soit ce qu’ils ont décrit comme le caractère fluide ou continu du discours (voir 5 , 6 et 7).

(5)

« C'est sûr que ces … ces messages-là sont toujours saccadés, hein. C'est … c'est comme … t'as l'impression qu’il y a des pauses, c'est pas en continu qu'elle nous parle, ou qu'il y a comme une réflexion qui se fait après chaque phrase, là. […] C'est comme plus difficile parce que tu dis "Ben, c'est quoi que" …Tu t'attends à ce qui s'en vient, là, t’sais, ça … ça t'amène à exiger plus d'attention quand c'est saccadé. » (J5)

(6)

« T’sais, je comprends ce qu’elle veut dire, mais vu que ça me semble pas fluide, c’est juste que ça … ça demande un peu plus d’attention. » (J4)

(7)

« C’est long, là, t’sais, ça … Il n’y a rien qui se dit, là, t’sais, en beaucoup de temps, pis, t’sais, de core, d’éléments clés. T’sais, c’est la lenteur. […] La personne cherche ses mots, fait que, t’sais, moi, je cherche à anticiper ce qu’elle va dire. » (J1)

J5 oppose « continu » et « saccadé » pour illustrer le problème d’aisance perçu et témoigne qu’il doit, dans ce contexte, mobiliser plus d’attention, tout comme J4, qui, par ailleurs, manifeste qu’il a bien opérationnalisé le concept évalué. Il distingue intelligibilité (« je comprends ce qu’elle veut dire ») et compréhensibilité (« ça demande un peu plus d’attention »).

Pour sa part, J4 interprète que le locuteur cherche ses mots, ce qui ralentit la livraison du message et l’amène à faire des efforts pour l’anticiper.

4.2.2. Faux départs

Parmi les ruptures dans la chaîne parlée, le phénomène des faux départs a été commenté à plusieurs reprises et de façon créative (voir 8, 9 et 10).

(8)

« Elle s’enfarge, là, je ne sais pas comment le dire. Mais, t’sais, c’est ça, ça ralentit encore la cadence. » (J1)

(9)

« Il y a comme un crash, ça coupe là, j'ai une coupure. […] T’sais, c’est … À part cette coupure-là, j'aurais quasiment été capable de la suivre, là, sans trop d'efforts. Mais cette partie-là m'a demandé un effort. » (J5)

(10)

« T’sais, le fait qu’elle hésite, là, ça me force à me … Je me questionne : "Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi qu’elle va dire ?" Là, elle veut dire les heures, mais elle a comme de la difficulté. Bon, elle va finir par le dire, là, mais il y a … il y a une hésitation. » (J6)

Dans ces exemples, les trois participants verbalisent leur traitement cognitif d’un passage contenant un faux départ suivi d’une reprise, mais certains manquent parfois de vocabulaire métalinguistique pour expliquer ce qu’ils perçoivent comme la cause des efforts.

4.2.3. Pauses

Les autres disfluences ne semblent pas si saillantes individuellement, mais regroupés les commentaires sur les pauses ont une importance à souligner. En effet, plusieurs participants (n = 4) ont identifié, dans des passages précis d’échantillons, que les pauses entraînaient des difficultés lors de l’écoute (voir 11 et 12).

(11)

« C'est sûr que, t’sais, faut qu'il arrête un petit peu pour passer à autre chose fait que ça, des fois … Ça … ça, dans mon cas à moi, ça me demande un effort parce que je me dis : "Bon, il s’en va où ?" » (J3)

(12)

« Il fait pas ses pauses au bon moment, il les étire trop, il les place pas au bon moment, ça rend difficile la compréhension. » (J6)

5. Discussion

L’objectif de la présente étude pilote était d’identifier les éléments linguistiques influençant la compréhensibilité en français Lx. Selon les données colligées, ces éléments sont la prononciation et l’aisance principalement, mais aussi le vocabulaire, la grammaire et l’organisation du discours. Ces résultats sont cohérents avec ceux de Saito et coll. (2016) révélant que les auditeurs L1 évaluant la compréhensibilité semblent accorder de l’importance à toutes les ressources linguistiques dans le discours en Lx. De plus, les résultats de la présente étude font ressortir différents aspects de la prononciation et de l’aisance qui sont pris en compte dans les jugements de compréhensibilité. Pour la prononciation, il s’agit de l’accent, de la réalisation des segments et des suprasegments, et l’intonation ; pour l’aisance, la fluidité, le débit, le type de pauses, remplies ou silencieuses, leur place, et les faux départs.

Par ailleurs, les données qualitatives ont été recueillies auprès de 6 juges lambda n’ayant aucune formation en sciences du langage et étant peu exposés à des accents étrangers au quotidien. Contrairement à ce qu’ont montré Isaacs et Trofimovich (2012) avec des juges experts enseignants d’anglais L2 (N = 3), les juges lambda se sont très peu référés à la grammaire pour justifier leurs jugements de compréhensibilité. Une étude quantitative récente sur la compréhensibilité, l’intelligibilité et l’accent perçu en acquisition de l’espagnol Lx a pourtant établi un fort lien entre les erreurs grammaticales et les jugements de compréhensibilité de la part de juges lambda (Nagle et Huensch, 2020). Il faut noter que les résultats de cette étude, de même que ceux de la plupart des recherches sur les facteurs linguistiques associés à la compréhensibilité sont de nature corrélationnelle (Nagle et coll., 2019). Ces résultats divergents au sujet de l’importance de la précision grammaticale dans l’évaluation de la compréhensibilité suggèrent que plus de recherches qualitatives semblent nécessaires pour mieux comprendre l’orientation des jugements de compréhensibilité des juges lambda, comme le soutiennent aussi Isaacs et Thomson (2020).

Il convient aussi de rappeler que les échantillons de parole utilisés dans la présente étude provenaient de quatre locuteurs Lx de niveau intermédiaire fort (Beaulieu et coll., 2022), finissant du PILI. Les résultats discutés ici ne sont pas généralisables à d’autres niveaux d’apprenants. Auprès de locuteurs de français Lx plus ou moins compétents globalement à l’oral, différents facteurs linguistiques ou les mêmes, mais dans d’autres proportions, pourraient influencer les jugements de compréhensibilité, comme en témoigne la recherche antérieure (notamment Isaacs et Trofimovich, 2012 ; Saito et coll., 2016). Néanmoins, des retombées pédagogiques se dégagent des présents résultats. Il appert qu’un enseignement du français Lx ayant pour but la production orale de messages compréhensibles gagnerait à tenir compte des meilleures pratiques visant le développement de la prononciation et de l’aisance. Dans cette optique, l’enseignement de la prononciation ne devrait pas cibler la réduction globale de l’accent, mais se concentrer plutôt sur les aspects du discours à l’oral qui nuisent à la compréhension de l’interlocuteur (Munro et Derwing, 1995). Les données de la présente étude ne permettent pas de déterminer quels traits phonologiques du français ont le plus d’impact à cet égard, mais, en attendant de telles conclusions, les enseignants devraient proposer des activités basées sur les besoins communicatifs quotidiens de leurs apprenants (Spezzini et coll., 2018). D’ailleurs, ceux-ci pourraient trouver intéressant d’utiliser un programme de reconnaissance vocale automatique (Siri, Google, Alexa et autres applications) pour mieux se représenter la perception de leur discours par un locuteur L1 (Mroz, 2018). Ces applications ont un potentiel intéressant pour l’enseignement de la prononciation dans un cadre communicatif.

Au même titre que la prononciation, le développement des habiletés associées à l’aisance fait peu l’objet d’un enseignement explicite en classe de langue (Rossiter et coll., 2010 ; Fillion, 2021). Suivant les recommandations de Rossiter et coll. (2010), les enseignants pourraient, par exemple, ajouter à leurs activités d’expression orale des tâches encourageant la mémorisation de formules courantes toutes faites (p. ex. « donner un coup de fil » ou « je (ne) comprends pas ») et l’utilisation de marqueurs discursifs (p. ex., « pis (puis) » ou « n’est-ce pas »). Selon les mêmes auteurs, les tâches de production libre sont moins propices au développement de l’aisance que les tâches structurées comprenant, entre autres, une étape de planification, des contraintes de temps et de la répétition. Les activités d’écarts d’information, de type speed-dating ou 4/3/2 (voir Fillion et coll., (2022) pour des exemples de ces deux dernières) rassemblent plusieurs de ces caractéristiques.

6. Conclusion

La présente étude met en avant les éléments linguistiques dont tiennent compte des locuteurs du français L1 dans leur évaluation de la compréhensibilité de locuteurs du français Lx. Elle s’est intéressée plus précisément à des adultes immigrants finissants du PILI et à leurs interlocuteurs potentiels au quotidien, des adultes francophones sans expérience en enseignement des langues. Il en ressort que la prononciation et l’aisance sont les aspects du discours en français Lx mobilisant le plus d’efforts des auditeurs lors de l’écoute.

Ainsi, pour aider les personnes immigrantes non franco-dominantes à mieux se faire comprendre de leurs nouveaux concitoyens, les programmes de soutien linguistique élaborés pour elles devraient promouvoir l’acquisition de certains traits de prononciation, mais aussi le développement de l’aisance à communiquer. Quelques pistes d’interventions pédagogiques ont été proposées en ce sens. Il convient cependant de réitérer que l’objectif de ces interventions doit demeurer la production d’un discours compréhensible et non la suppression de l’accent étranger, résultat, au reste, impossible à atteindre pour la plupart des apprenants adultes (Derwing et Munro, 2009). Cela dit, plus de recherches sur les interactions entre les concepts de compréhensibilité, d’aisance et d’accent perçus en acquisition du français Lx, notamment du point de vue d’auditeurs non experts, permettraient d’instituer des pratiques enseignantes basées sur des données probantes.