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Introduction

Le « mindfulness », généralement traduit par « pleine conscience », renvoie aujourd’hui tant à un état d’esprit nourri par les traditions méditatives bouddhiques qu’à un programme thérapeutique aux applications cliniques les plus diverses (Baer 2011 ; Kabat-Zinn 2003 ; Wielgosz et al. 2019). Autrefois réservée aux moines, la pratique de la pleine conscience connaît depuis plus de deux décennies une popularité grandissante chez les médecins et les clinicien(ne)s de la « troisième vague » des thérapies cognitivo-comportementales qui y voient des vertus pour la santé tant physique que mentale (Wilson 2014). En parallèle, un champ d’études scientifiques à part entière s’est constitué autour de cette pratique. La psychologie expérimentale et les neurosciences cognitives et affectives se sont emparées de ce nouvel objet d’étude pour évaluer ses effets sur l’organisation et le fonctionnement neuronal, cognitif et émotionnel.

La recherche sur laquelle s’appuie cet article examine les logiques sociales, morales et épistémologiques à l’oeuvre dans cette science du mindfulness. Le croisement entre bouddhisme, méditation et science est un processus bien connu qui date du XIXe siècle sous l’influence du « modernisme bouddhique »[1] (Thompson 2020). De nombreux travaux ont analysé dans le détail les processus de « scientifisation » du mindfulness et, plus globalement, les rapports entre bouddhisme et psychologie (Dunne et Harrington 2015 ; Harrington et Zajonc 2006, 2009 ; Harris 2007 ; McMahan 2008 ; McMahan et Braun 2017 ; Sharf 2015 ; Wilson 2014). Par ailleurs, une vaste littérature anthropologique et sociologique sur les liens entre santé et mouvances spirituelles contemporaines a permis de documenter l’évolution historique et le contexte social des « bricolages psychospirituels » (Garnoussi 2011 ; voir aussi Carette et King 2005 ; Champion 2008 ; Garnoussi 2013 ; Hanegraaff 1998 ; Heelas 2012 ; Hervieu-Léger 2005 ; Obadia 2013). L’intégration des techniques de pleine conscience aux champs clinique et expérimental témoigne de cette tendance à recourir à un répertoire scientifique comme justification de la méditation en particulier et du bouddhisme en général. Or, elle a aussi donné lieu à un processus parallèle où il s’est agi d’incorporer au champ scientifique des propositions morales inscrivant l’étude expérimentale de la pleine conscience dans un registre de sens complètement différent de celui de la médicalisation des techniques bouddhiques (Barker 2014).

Ce processus et son contexte de déploiement n’ont toutefois pas encore été directement analysés par l’anthropologie. Plus encore, le cadre expérimental lui-même de la recherche sur la pleine conscience n’a à peu près pas fait l’objet d’études ethnographiques, alors que les applications cliniques du mindfulness ou ses usages instrumentaux ont davantage intéressé les sciences sociales (Cassaniti 2017, 2018 ; Cook 2016, 2017, 2010 ; Eisen 2014 ; Myers 2015 ; Pagis 2010). La perspective scientifique est généralement celle qui sert à étudier la pleine conscience, mais elle n’est pas étudiée pour elle-même, c’est-à-dire qu’on ne s’interroge que très rarement sur le rapport particulier que les scientifiques entretiennent vis-à-vis de cet objet d’étude. De manière générale, tout se passe comme si les travaux abordant les mises en forme scientifiques de la pleine conscience avaient exempté de leur analyse les concepts et pratiques des chercheurs. Pourtant, cette cible d’analyse interroge les fondements mêmes des multiples expressions contemporaines de la pratique de la pleine conscience qui mobilisent de plus en plus le répertoire scientifique comme registre de justification. Il existe, en revanche, un champ d’études extrêmement fertile qui fait des discours et des pratiques scientifiques son objet de prédilection, à savoir les Science and Technology Studies (STS).

Situer l’étude de la science de la pleine conscience

Dans La vie de laboratoire, les sociologues Bruno Latour et Steve Woolgar soutiennent qu’il faut « […] étudier les sciences actuelles, en train de se faire, et en pleine controverse […]. Au lieu d’étudier des sciences “sanctionnées”, il faut étudier des sciences ouvertes et incertaines » (1996 [1979], 19). Puisque la science du mindfulness, encore jeune et incertaine, est l’une de ces sciences en train de se fabriquer, l’anthropologie des sciences a tout à gagner de poser son regard sur cet univers. Or, les études sociales de la science n’ont pas encore tellement investi le champ de la psychologie expérimentale humaine (Morrison et al. 2019). Les STS ont davantage eu tendance à graviter autour des sciences naturelles et à privilégier une perspective sur la technologie qui accentue les « artefacts tangibles, les machines métalliques et les appareils de calcul » (Derksen, Vikkelsø et Beaulieu 2012, 140, notre traduction). Ma recherche poursuit le travail amorcé par des auteur(e)s en STS qui se sont plutôt intéressés aux sujets humains et, plus particulièrement, à la psychologie expérimentale (Ashmore, Brown et Macmillan 2005 ; Callard et al. 2016 ; Fitzgerald 2017 ; Martin 2013). En reprenant la notion de « mode d’engagement » entre neurosciences et sciences sociales développée par le sociologue Des Fitzgerald et l’historienne des sciences Felicity Callard (2015), je pose la question suivante : quel est le mode d’engagement des chercheur(e)s en psychologie expérimentale vis-à-vis de l’objet mindfulness ? Je m’inspire de la classification que les auteur(e)s élaborent (sans la considérer comme une typologie définitive) pour qualifier ce mode d’engagement des chercheur(e)s. Est-il caractérisé par une adhésion, c’est- à-dire une acceptation implicite ou explicite du contenu théorique et pratique des philosophies entourant la pleine conscience ; une posture critique qui pourrait se traduire par une forme de résistance ou de scepticisme à l’égard de celles-ci ; ou encore un rapport interactif qui peut se limiter à une forme d’échange interdisciplinaire, mais qui peut aussi prendre la forme d’un enchevêtrement expérimental entre les méthodes d’investigation de l’esprit caractéristiques de la psychologie et celles des disciplines psychospirituelles de la pleine conscience ?

L’analyse qui suit est issue de la recherche doctorale que j’ai menée auprès de chercheur(e)s en psychologie expérimentale. Après une brève mise en contexte du groupe à l’étude et une description des méthodes utilisées pour conduire cette recherche suivra la présentation des résultats de recherche. La première partie aborde brièvement la systématisation de la pleine conscience en tant que thérapie. Elle permet de mettre en contexte une rhétorique analysée dans la deuxième partie voulant que le mindfulness soit « plus » qu’une thérapie et qu’elle représente une manière de vivre à part entière. Cette hiérarchisation est mise sous tension dans la troisième partie qui met en évidence la valeur et la légitimité accordées par les chercheur(e)s au registre scientifique. La quatrième partie montre comment l’« expérience subjective » de la pratique de la pleine conscience revêt aux yeux des chercheur(e)s une valeur épistémologique particulière. Enfin, la dernière partie examine le caractère moral, voire religieux, du mode d’engagement de certains scientifiques à l’égard du mindfulness. Les résultats font ensuite l’objet d’une discussion critique qui permet de conclure que la recherche sur le mindfulness s’opère sur fond de tensions entre légitimation scientifique et adhésion subtile des chercheur(e)s à leur objet d’étude.

Qui sont les scientifiques du mindfulness ?

Le milieu scientifique que j’ai décidé de prendre pour objet dans cette recherche est né de l’émergence, au début des années 2000, d’un nouveau champ d’études qui a été appelé les « neurosciences contemplatives ». Evan Thompson, philosophe qui a été impliqué dans la constitution de ce champ disciplinaire, avance que ce qui inspire les neurosciences contemplatives, c’est une vision d’une science de l’esprit qui est profondément enracinée dans la « science moderne », mais aussi dans les « anciennes sagesses contemplatives » (Tompson 2017, 77). Thompson entend par cette expression « le type de savoir et d’expérience appartenant aux traditions qui ont recours à des pratiques qui calment et centrent l’esprit et le corps de façon à atteindre une transformation humaine en accord avec une vision d’une vie harmonieuse et bienveillante » (2017, 78, notre traduction).

Tous les chercheur(e)s étudiant le mindfulness ne s’identifient pas à la communauté scientifique des neurosciences contemplatives et à leur institution phare, le Mind and Life Institute. En effet, pour d’aucuns, la pleine conscience n’est pas en soi un objet d’intérêt, mais sert plutôt à prolonger et diversifier les axes de recherche que leur spécialité les amène à privilégier. Néanmoins, la majorité des participant(e)s à ma recherche sont actifs dans ce champ d’études et dans les activités du Mind and Life Institute. Cet institut, basé à Charlottesville en Virginie, est une association à but non lucratif, fondée en 1987, qui a pour mission de faciliter et financer les échanges interdisciplinaires entre la « science et les sagesses contemplatives » dans le but de mieux comprendre le fonctionnement de l’esprit et de favoriser le « changement positif dans le monde »[2].

Les scientifiques du mindfulness oeuvrent au sein de multiples centres universitaires, certains se vouant directement à l’étude du mindfulness (par exemple, le UC San Diego Center for Mindfulness en Californie ou encore, le UMASS Memorial Health Center for Mindfulness au Massachusetts). Ils recourent aux méthodes habituelles en psychologie et en neurosciences (imagerie cérébrale, mesures physiologiques, tâches comportementales, questionnaires auto-rapportés, etc.) et soumettent les résultats de leurs études à l’évaluation des pairs à travers la publication d’articles dans des revues scientifiques (par exemple, Frontiers in Human Neuroscience) et la participation à des congrès scientifiques (par exemple, la Contemplative Research Conference). Les centres de recherche sur le mindfulness produisent, certes, des études scientifiques, mais souvent, ils sont aussi des sites où l’on offre des formations et des certifications pour l’enseignement d’interventions de pleine conscience. Leur financement dépend des subventions gouvernementales (en date de l’année 2019, le National Institutes of Health aux États-Unis a accordé plus de 100 millions de dollars pour la recherche sur le mindfulness, Purser 2019), mais aussi en bonne partie de dons privés. La provenance de ces dons en dit d’ailleurs beaucoup sur l’ambivalence des positions politiques de ces centres et de leurs membres qui supportent des politiques tantôt progressistes et tantôt radicalement conservatrices.

Les trajectoires personnelles et les parcours professionnels des scientifiques de la pleine conscience sont souvent révélateurs des significations accordées à son étude. Souvent eux-mêmes pratiquants du mindfulness (et du bouddhisme), ayant découvert la méditation lors de voyages initiatiques en Inde, ils vouent un intérêt personnel aussi bien que scientifique à leur objet d’étude. Pour plusieurs, étudier scientifiquement des méthodes telles que la pleine conscience a impliqué des choix de carrière difficiles. Étudier la méditation n’était pas considéré comme sérieux dans les années 1970 et ne l’est pas toujours encore aujourd’hui, si bien que le choix de suivre malgré tout cet axe de recherche a pu entraîner des répercussions sur la carrière des chercheur(e)s :manque de ressources allouées, perte de subventions, changement de poste ou d’université, etc.

Méthodologie

Cette recherche s’appuie sur trois sources de données : une enquête de terrain multisite (de juin 2017 à juillet 2018) au Québec et aux États-Unis ; la participation à de multiples congrès, conférences et webinaires ; et un corpus de publications scientifiques.

Afin de mieux mettre en rapport les conceptualisations scientifiques de l’objet de pleine conscience avec les propensions personnelles des chercheur(e)s pour leur objet d’étude, j’ai réalisé 33 entretiens semi-dirigés (d’une durée moyenne de 1 h 30) avec des chercheur(e)s en psychologie, neuropsychologie, neurosciences expérimentales et psychiatrie ; des doctorant(e)s et postdoctorant(e)s des mêmes disciplines ; des étudiant(e)s de baccalauréat membres des équipes de recherche ; des collaborateurs(rices), ainsi que des clinicien(ne)s et des instructeurs(rices) de méditation. Mon échantillon est composé, à une personne près, d’autant d’hommes que de femmes et l’âge des personnes interviewées va de 21 ans à la mi-cinquantaine. S’ajoutent à ce principal échantillon plusieurs rencontres informelles qui n’ont pas donné lieu à des entretiens, mais qui ont malgré tout fait naître de véritables données de recherche. Ma recherche s’est inspirée d’une démarche multisite en récoltant des données dans différents sites aux États-Unis et au Québec qui présentent une importance significative pour la science du mindfulness (le principal congrès de ce champ disciplinaire, des laboratoires clés, l’école d’été du Mind and Life Institute, etc.).

La manière dont les entretiens se sont déroulés constitue également une donnée de recherche. En effet, on attendait généralement de moi que j’explicite d’entrée de jeu mon propre mode d’engagement à la pleine conscience, que j’expose les raisons me motivant à en faire l’objet d’une étude anthropologique et que je partage ma propre expérience de cette pratique. L’expérience personnelle de la pleine conscience, comme nous le verrons plus loin, est en effet une valeur centrale à la recherche sur le mindfulness. Le fait que je possédais une certaine expérience de cette pratique me plaçait, aux yeux de certain(e)s répondant(e)s, comme une égale. Ce statut qu’on m’a attribué m’a permis d’accéder à certains savoirs autrement plus difficiles, voire impossibles d’accès. En revanche, elle en a sans doute empêché d’autres.

Afin de mieux pouvoir mettre en rapport les discours des participant(e)s avec les pratiques composant le travail expérimental, j’ai procédé à des séances d’observation (rencontres d’équipe des laboratoires ; pratiques de séminaire des étudiant(e)s ; soutenances de dépôt de mémoires doctoraux, etc.) et d’observation participante (séances de méditation ; séances de discussion ; expérimentation de tâches cognitives administrées, etc.) dans chacun des sites d’enquête de ma recherche. J’ai aussi assisté à plusieurs congrès scientifiques et conférences. Je portais alors attention au contenu et à la forme de ces conférences non seulement en tant que source d’informations, mais aussi en tant que source de données ethnographiques, similaires à celles récoltées lors d’observations plus formelles.

J’ai complété la collecte de données en plongeant dans la littérature scientifique. Ce matériel ethnographique m’a permis de situer les propos des répondant(e)s dans la littérature scientifique et de mieux comprendre les concepts, méthodes et théories développées dans les neurosciences contemplatives. J’ai donc constitué un corpus de sources scientifiques composé de plus d’une centaine d’articles expérimentaux, théoriques, de synthèses et de méta-analyses. J’ai également porté attention à la littérature secondaire (articles de journaux, de blogues, de magazines et quelques ouvrages clés) produite par le milieu scientifique de la pleine conscience.

La pleine conscience comme thérapie

Pour mieux situer les spécificités du mode d’engagement des chercheurs rencontrés vis-à-vis du mindfulness, il faut d’abord préciser de quelle manière il est généralement conçu dans la psychologie contemporaine. Dès la fin du XIXe siècle, au travers des mouvements de modernisation du bouddhisme et plus largement de laïcisation des spiritualités[3], la méditation a été abordée sous l’angle de ses bénéfices pratiques et de ses bienfaits pour la santé. À partir des années 1970, la publication d’études scientifiques sur les effets physiologiques de la méditation, et plus spécifiquement sur les réactions au stress, est venue ouvrir un espace dans le champ médical pour une conceptualisation de la pleine conscience en termes de technique thérapeutique.

C’est en 1979 que le chercheur en biologie moléculaire et professeur de médecine, Jon Kabat-Zinn, systématise cette conception de la pleine conscience comme forme de thérapie en fondant la Stress Reduction Clinic (devenue au début des années 1990 le Mindfulness-Based Stress Reduction ou MBSR), à l’école de médecine de l’Université du Massachusetts. Contrairement à ses prédécesseurs, dans le champ de la recherche médicale, qui privilégiaient l’étude de la méditation transcendantale[4] (ou bien un type de méditation indéterminé[5]), Kabat-Zinn centra son programme de réduction du stress sur les principes de la pleine conscience qu’il définit comme une manière de « porter son attention délibérément sur l’expérience qui se déroule au moment présent, sans jugement de valeur » (1994, 4, notre traduction). Héritier du concept de « relaxation response » développé par le cardiologue et professeur de médecine à l’Université de Harvard, Herbert Benson (Benson, Beary et Carol 1974), Kabat-Zinn aborda aussi la pleine conscience sous l’angle de la réduction du stress. La première étude qu’il publia sur la méditation de pleine conscience fit, en effet, de cette pratique une forme d’entraînement permettant de réduire le stress et ainsi de mieux vivre avec la douleur chronique (Kabat-Zinn 1982).

Le fait d’associer ainsi la méditation à la santé a permis de justifier la réalisation d’études biomédicales de plus grande envergure (Sun 2014), notamment dans les neurosciences cognitives et affectives, si bien qu’on peut parler d’un avant et d’un après 1979. Après sa constitution, le MBSR est en effet devenu le gold standard des études scientifiques sur la méditation, « la méthode de méditation la plus étudiée par la science » (McMahan et Braun 2017, 11, notre traduction). Développé sur le terrain clinique parmi les offres thérapeutiques issues de la psychologie humaniste des années 1960 (Garnoussi 2011), le mindfulness s’est ensuite frayé un chemin, aujourd’hui largement reconnu par la psychologie et la psychiatrie, parmi les offres de thérapies cognitivo-comportementales (TCC). Mettant en avant des « outils » davantage qu’un système théorique unifié, les TCC fondent leur légitimité sur l’argument de l’efficacité. Et c’est dans cet outillage hétérogène qu’a été intégrée la pleine conscience. En 1991, le Mindfulness-Based Cognitive Therapy (MBCT) fut développé par les psychologues John Teasdale, Zindel Segal et Mark Williams. Ce programme, qui combine des idées de la thérapie cognitive et de la méditation, cherche à aider les patient(e)s souffrant d’épisodes répétés de dépression. Le MBCT, ainsi que d’autres programmes d’intervention basés sur le mindfulness, s’inscrivent largement dans la philosophie de l’efficacité et de la vérifiabilité qui caractérise la médecine fondée sur les faits, tant et si bien que le mindfulness est devenu l’une des pratiques emblématiques de ce qui a été appelé la « troisième vague des TCC » (Garnoussi 2011, 268). Expression controversée et contre laquelle certains psychologues résistent, la « troisième vague des TCC » n’en demeure pas moins une catégorie qui évoque un style particulier d’approche psychothérapeutique intégrant des principes d’acceptation, de non-jugement et de mindfulness aux approches classiques des TCC (Thoma et al. 2015, 431). De cette mouvance sont aussi nées, outre le MBCT, l’Acceptance and Commitment Therapy (ACT) et la Dialectical Behavior Therapy (DBT).

« Plus qu’une technique », le mindfulness comme manière de vivre

Si la conceptualisation de la pleine conscience comme thérapie est généralisée dans le champ de la psychologie, elle ne reflète pas à elle seule les vues intimes qu’en ont les participant(e)s à ma recherche. Pour Chantale[6], chercheure et neuropsychologue, la pleine conscience est « plus qu’une technique de TCC de plus ». Elle représente une manière de vivre qui va au-delà de la résolution des dysfonctions. C’est, poursuit-elle, « une méthode pour cultiver une habileté qui, on pense, va nous permettre de vivre plus heureux », c’est « une manière de vivre, c’est un entraînement, une façon de voir la vie, interpréter des situations ». Pour Kino, doctorante en médecine, le mindfulness renvoie à une « innate capacity of the human mind to transform everyday experience as something meaningful and fulfilling ». Elle aide Joël, doctorant en psychologie, à devenir « une meilleure personne », à « vivre la vie plus pleinement ». Kabat-Zinn explicite cette vision en affirmant que : « La véritable pratique de la méditation est lorsque la vie elle-même devient la pratique » (2000, 240, notre traduction).

Cette présentation de la portée existentielle des principes de pleine conscience se reflète dans la littérature scientifique où l’évolution d’un ensemble de concepts marque le passage d’une conceptualisation de l’objet mindfulness à une autre. D’abord abordé comme un état transitoire d’altération (ou d’augmentation) de la conscience, le mindfulness a ensuite été conceptualisé comme un « trait », ou un « schéma dispositionnel de la cognition, de l’émotion ou de la tendance comportementale » (Vago et Silbersweig 2012, 1, notre traduction). Le concept de « trait », emprunté à la psychologie de la personnalité, a par la suite évolué vers une définition qui en fait quelque chose de modifiable. Un trait « altéré » (ou augmenté) de conscience, dans le champ des sciences contemplatives, participe de cette idée selon laquelle la pleine conscience serait une aptitude qui, grâce à un entraînement intentionnel, permettrait de modifier le cerveau et ainsi de restructurer de façon durable ses fonctions affectives et cognitives (Goleman et Davidson 2017, 52). Les neurosciences ont joué un rôle crucial dans le développement de cette idée en faisant intervenir la notion de « plasticité cérébrale », c’est-à-dire la capacité du cerveau à être modifié. Jouant sur cette « plasticité » du cerveau, les méthodes de pleine conscience agiraient donc au-delà du moment de la pratique formelle de la méditation pour affecter de façon plus durable certaines dispositions attentionnelles et affectives, par exemple, le « bien-être » (Davidson et Kaszniak 2015 ; Tomlinson et al. 2018 ; Vago et Silbersweig 2012).

Le trait de pleine conscience (mesuré par des questionnaires tels que le Five Facet Mindfulness Questionnaire, Baer et al. 2006) est ainsi défini comme une faculté de disposer à son gré de certaines habiletés cognitives, affectives et corporelles en vue d’une fin (Brown et al. 2007) – fin qui n’est pas forcément extérieure à cette faculté. Pourvu qu’elle soit disponible à chaque occasion de la vie, la pleine conscience pourrait ainsi progressivement devenir une qualité de l’existence : « la pleine conscience est appelée à être un mode de vie de sorte qu’on marche, fait la vaisselle, se douche et ainsi de suite de manière pleinement consciente » (Wilson 2014, 93, notre traduction ; voir aussi Kabat-Zinn 1994). Imbriqué à l’ensemble des sphères de la vie du pratiquant(e), il deviendrait une sorte d’attitude, une manière d’appréhender l’expérience et la vie de manière plus générale.

La légitimation scientifique de la pleine conscience

Affirmer que la pleine conscience est plus qu’une « simple technique » dénote ainsi, chez Chantale, un rapport existentiel à la pleine conscience qui dépasse le cadre du traitement. En effet, ce discours entend se positionner contre la pensée utilitariste associée aux TCC qui prioriseraient l’efficacité du traitement au bien-être global et à la transformation de la personne. La philosophie de la pleine conscience offre aux yeux de Sylvie, chercheure en neuropsychologie, une compréhension différente de la souffrance qui engage un rapport à la personne qui va au-delà de la tentative de résolution de l’« anormal » ou de l’« erroné ». Brigitte, instructrice de pleine conscience, associe l’approche psychothérapeutique à une visée de « réparation », d’« amélioration » et de « travail sur la psyché ». Par contraste, la pleine conscience, selon elle, ne viserait pas à changer quoi que ce soit et serait une habileté que tout le monde possède. Au travers de ces discours, les chercheur(e)s rencontrés établissent une hiérarchie entre ce qui ne serait qu’un outillage supplémentaire et ce qui traduirait l’« essence » de la pleine conscience.

Néanmoins, ils affirment dans le même temps la nécessité de demeurer sur le terrain scientifique et de ne pas basculer dans un registre strictement spirituel ou religieux. Comme l’affirme Chantale,

[…] en Occident, la science, c’est ça la thèse. La science elle a une valeur importante en Occident pour emmener des idées [et] quand quelque chose est partagé scientifiquement, bien le message est diffusé […]. C’est d’amener des supports scientifiques à ce que l’expérience a déjà démontré comme étant efficace [et] à structurer tout ça pour que ça soit accessible à plus de gens aussi.

Dans un contexte où l’objectif ultime est, comme le formule Sylvie, « que le monde médical recommande la méditation », le cadre scientifique offre les données probantes qui assurent une légitimité cruciale pour qui veut diffuser des programmes thérapeutiques basés sur la pleine conscience. La valorisation du répertoire scientifique couplé au désir d’en dépasser les limites perçues génère une tension qui tiraille certains chercheur(e)s et crée un écart entre leurs propensions intimes (dévoilées lors des entretiens ou d’échanges informels) et les discours officiels qu’ils tiennent dans des contextes d’énonciation publics (par exemple, les congrès ou les conférences publiques).

À défaut d’avoir interrogé ou observer les chercheur(e)s eux-mêmes, une bonne part de la littérature critique de la mouvance de la pleine conscience ne s’appuie que sur ces contextes d’énonciation publics (magazines, présentations grand public, ouvrages de vulgarisation, etc.) pour examiner le mindfulness et exposer la dimension idéologique et réductrice des usages instrumentaux qui en sont faits (voir par exemple, Cabanas et Illouz 2018 ; Carette et King 2005 ; Cederström et Spicer 2015 ; Davies 2015 ; Doran 2017 ; Møllgaard 2008 ; Purser 2019 ; Rose 2013). Bien que les critiques formulées par ces auteur(e)s puissent recouper certaines des observations que j’ai réalisées, les scientifiques ne sont pas aussi naïfs que le suggèrent parfois certains anthropologues (par exemple, Martin 2004). Non seulement ils font preuve de réflexivité, mais ils peuvent mettre être les critiques les plus acerbes face aux travaux effectués dans leur champ d’études. Les chercheur(e)s remettaient notamment en question le modèle des essais contrôlés randomisés qui, malgré la haute estime qu’on lui voue, s’avère limitant dans le cas de la recherche sur la pleine conscience qui ne peut, par exemple, fonctionner en double aveugle. Ils se montraient aussi critiques à l’égard du manque de rigueur conceptuelle et méthodologique perçu dans l’étude de la pleine conscience et essayaient d’en résoudre certaines failles (Davidson et Kaszniak 2015 ; Lutz et al. 2015 ; Van Dam et al. 2017).

Tout en admettant le bien-fondé, voire la nécessité, des critiques formulées à l’endroit de l’étude de la pleine conscience, on estime que la manière habituelle de présenter le mindfulness et de le réduire, par exemple, à un état cérébral spécifique, répond à un objectif qui demeure essentiel, malgré les limites qu’on peut y déceler. Comme l’exprime Justin, instructeur de pleine conscience et ancien moine, l’objectif qui est poursuivi par les nombreuses études du mindfulness est peut-être simplement de montrer, au moyen des codes habituels de la science contemporaine, que le mindfulness a une valeur pour la communauté scientifique et médicale : « I think what we’re trying to say is that mindfulness is something. […] It’s not nothing. It’s not complete nonsense. It is something ». C’est, en effet, une première étape qui est bien modeste considérant les quatre décennies qui se sont écoulées depuis les débuts de la science de la pleine conscience. Toutefois, elle est cruciale pour dépasser le fossé entre « ne pas être rien » et être une science sanctionnée et ainsi justifier le souhait que la pleine conscience fasse partie des recommandations officielles tant des médecins que des directions d’écoles ou autres institutions d’intérêt public.

La mise à distance du mode de fonctionnement standard de la psychologie occidentale était donc relative et ne menait donc jamais à une rupture : tous et toutes souhaitaient demeurer à l’intérieur des normes et exigences scientifiques. Selon Chantale, étudier les bases neurologiques de la pleine conscience permet par exemple d’« amener une crédibilité » à cette pratique qui se voit menacée, plus que pour d’autres pratiques thérapeutiques, par ses racines religieuses. Cette position a été corroborée par plusieurs autres chercheur(e)s, par exemple Jérémie, un étudiant en psychologie, qui a l’impression que l’aspect « neuro » en psychologie apporte des preuves tangibles, « un peu [comme] en médecine ».

La valorisation de l’expérience personnelle

Les neurosciences contemplatives s’inspirent des traditions contemplatives pour examiner le développement de l’esprit humain et étudier des aspects de la conscience qui, selon les discours tenus par certains théoriciens (Varela et al. 2016 [1991]), ne sont pas immédiatement apparents pour l’esprit « non-entraîné » par la méditation. Puisqu’elles tentent d’intégrer cette « sagesse méditative » à même le cadre scientifique, nous ne sommes pas devant une science du cerveau qui ne ferait que s’intéresser à un autre objet d’étude, à savoir la méditation. En effet, la visée des neurosciences contemplatives est autre : il s’agit de créer une nouvelle forme de science de l’esprit où l’on confère aux savoirs contemplatifs un rôle d’investigation aussi important et indispensable que celui qu’on accorde à l’observation expérimentale et l’analyse mathématique. Au centre de ce projet se trouve l’idée d’expérience subjective de la pleine conscience.

Selon certains répondant(e)s, expérimenter la pleine conscience consiste à investiguer son esprit et les différents phénomènes affectifs et sensoriels éprouvés. Plus largement, les pratiques contemplatives bouddhiques sont considérées comme une forme d’investigation de nature scientifique : « [A] science of the mind, for sure. Not just mindfulness, but… I think contemplative practice is a study of the mind and in a way it’s a scientific approach to studying the mind although it’s not measured in the way we do it in the lab. It’s a subjective scientific exploration of the mind », affirme par exemple Julian, postdoctorant en psychologie. Toute une littérature développe d’ailleurs cette idée que cette science de l’esprit, comme plusieurs l’ont nommée, peut être vue comme complémentaire au paradigme scientifique occidental ou bien comme registre de vérité alternatif, mais équivalent (Hanson et Mendius 2009 ; Ricard et Singer 2017 ; Varela et al. 2016 [1991] ; Wallace 2007). Dans l’extrait qui suit, Chantale avance par exemple que : « […] c’est vraiment de la psychologie bouddhiste orientale. […] Plus j’avance, plus je me dis que c’est exactement la même chose, mais avec des mots différents ». Le rapprochement entre l’« expérience contemplative » et l’« expérience scientifique », au sens d’expérimentation empirique, est revendiqué par les défenseurs de cette approche, notamment ceux qui sont rattachés au Mind and Life Institute :

Alors que la science s’appuie sur l’empirisme, la technologie, l’observation « objective » et l’analyse, le Dalaï-lama, Varela et Engle[7] étaient convaincus que des pratiques contemplatives et des méthodes introspectives bien raffinées pouvaient être utilisées comme des instruments d’investigation équivalents. Ils ont vu le potentiel non seulement de rendre la science elle-même plus humaine, mais aussi de faire en sorte que ses conclusions aient une grande portée[8].

Comme le rôle du psychologue est de comprendre le fonctionnement de la psyché, il n’a fallu faire qu’un pas de plus pour considérer l’approche contemplative ainsi définie comme une méthode nécessaire à la compréhension de l’esprit. De fait, la majorité des acteurs(rices) rencontrés vouaient une grande importance à l’expérience subjective du mindfulness et en avaient eux-mêmes une pratique personnelle régulière. La plupart jugeaient qu’elle était essentielle pour bien comprendre non seulement la pratique elle-même et les effets qu’elle peut engendrer, mais aussi la construction conceptuelle de la pleine conscience, le « construit »[9]. Si quelques répondant(e)s estimaient que la pratique personnelle était « important, but not required » et que parfois elle pouvait même insérer un biais dans la recherche, la majorité d’entre eux voyaient l’incarnation (embodiment) de la pleine conscience dans la vie des chercheur(e)s comme un idéal à atteindre. Quand je demande à Jeff, membre d’une équipe de recherche et instructeur chevronné, s’il pratique la méditation de pleine conscience, sa réponse est sans équivoque :

Everyday. […] I would say that the most fundamental need for someone teaching is a deep and long-standing practice. Because what you do and what you speak to, in guiding others, is [if] that you’re introduced to this or if they’ve been doing it for a long time, needs to come from your own personal experience. If you don’t have that, the teaching is ineffective. Because you don’t have the ability to recognize the best way to open doors for people in their own learning, their own practice. So yes, everyday.

Les membres des équipes de recherche étaient ainsi invités par les chercheur(e)s principaux à participer à des séances de méditation de pleine conscience dans l’objectif d’expérimenter par eux-mêmes les principes de mindfulness, mais aussi de développer une compréhension de ses significations et ses implications qui serait « plus approfondie » et irait au-delà de la « connaissance théorique » et académique en étant plus « concrète ». Ces derniers ont exprimé que cette pratique apportait des nuances qui leur permettraient de valider ou d’invalider des théories ; elle leur permettait aussi de « générer des hypothèses », d’« interpréter les données » et éventuellement d’élaborer des théories plus fidèles à la réalité ; elle les aidait également à penser plus clairement et à mieux questionner. Selon une chercheure en neuropsychologie, ce rapport à l’expérience subjective n’est pas habituel en psychologie :

En psycho[logie], on nous a appris que je n’ai pas besoin, moi, d’avoir eu un enfant pour être neuropsychologue pour enfant – on nous a rentré ça dans la tête […] Le psychologue, c’est une connaissance théorique qui n’a rien à voir avec ta vie personnelle […] Alors que là, avec la pleine conscience, on nous dit : « Tu dois avoir une pratique personnelle, tu dois méditer toi-même et ça doit faire quand même assez longtemps ». Tu ne t’improvises pas thérapeute en pleine conscience. Fait que c[e n]’est pas le discours habituel en psycho[logie]. C’est un gros changement de paradigme.

La valeur de l’expérience personnelle prenait aussi la forme d’un intérêt pour l’évaluation de l’expérience subjective des participant(e)s à travers le recours à des mesures dites subjectives. L’emploi de méthodes qualitatives telles que le questionnaire auto-rapporté n’est pas nouveau en psychologie[10], mais l’investigation de la perspective à la première personne (first-person perspective), à travers, par exemple, les méthodes de la neurophénoménologie (Lutz 2007 ; Varela 1996), a ceci de singulier qu’elle ne fait de l’expérience des participant(e)s une simple donnée, mais l’érige au statut de forme de connaissance que l’étude cherche à intégrer dans l’interprétation des résultats.

Si dans les discours des participant(e)s, l’autorité de l’expérience subjective semble aller de soi, elle constitue en fait une rhétorique, située historiquement, qui s’inscrit dans les mouvements de réforme du bouddhisme voulant placer le sens du religieux dans le territoire de l’espace subjectif phénoménologique et ainsi, affranchir les pratiques méditatives de leur dépendance à l’institution monastique (Sharf 1995). La foi religieuse trouve plus difficilement une légitimité dans l’espace scientifique alors que l’expérience religieuse, intériorisée et rationalisée, se soumet plus aisément aux méthodes expérimentales. Il a ainsi été possible pour des chercheur(e)s de donner une place à cette expérience religieuse à l’intérieur de leur démarche scientifique, par exemple en intégrant à une équipe de recherche des guéshés[11] qui agissent à titre d’experts pour valider ou invalider les « construits » et les hypothèses de recherche.

La morale de la pleine conscience

En 2000, le Mind and Life Institute organisa à Dharamsala, en Inde, un dialogue entre le Dalaï-Lama et un groupe de scientifiques autour de la thématique des « émotions destructives ». Au cours du Science & Wisdom of Emotions Summit, tenu en mai 2021, Richard J. Davidson, neuroscientifique fondateur du Center for Healthy Minds, présenta cette rencontre comme un tournant décisif dans la recherche sur les pratiques contemplatives en faisant pour la première fois de manière formelle la promotion de l’étude des émotions. Un nouvel axe de recherche, aujourd’hui très foisonnant, en émergea et fit peu à peu des émotions une cible importante pour la recherche en neurosciences contemplatives.

Une idée centrale à ce champ d’études est que les techniques de pleine conscience permettent d’« entraîner » les « émotions » (il serait peut-être plus juste de parler de « sentiments moraux ») comme le bien-être ou la compassion (Davidson et Harrington 2002). Tel que le formule Kate, chercheure en neurosciences affectives, le bien-être est quelque chose « that can be trained. […] and one of the ways that we can train it, is through the practice of […] different meditation practices ». Il est possible, pensent par exemple Davidson et le psychologue Daniel Goleman, de modifier sa manière d’être (ses « traits ») de façon à ce qu’elle dispose à plus de bien-être et de compassion : « Notre intérêt pour les traits altérés va au-delà du simple spectre sain vers une gamme encore plus bénéfique de traits sains de l’être. Ces traits altérés extrêmement positifs, comme l’équanimité et la compassion, sont un objectif de l’entraînement de l’esprit dans les traditions contemplatives » (Goleman et Davidson 2017, 53, notre traduction ; les auteurs soulignent). Or, la valorisation de ces traits « extrêmement positifs » n’est pas justifiée par ses seuls bienfaits individuels. Elle suppose une certaine vision de la nature humaine et soutient une lecture morale de l’humain qui est moins descriptive que normative en demandant : qu’est-ce qui est « bien » d’être ; qu’est-ce qu’être heureux et quelle est la « bonne » façon de vivre et de se rapporter à autrui ?

Le caractère moral de ces orientations de recherche est accentué par l’affiliation religieuse de certains répondant(e)s. Tout en continuant d’accorder une importance à la présentation laïque de l’objet « pleine conscience », une certaine religiosité se dégageait de leur manière de se rapporter au mindfulness et s’observait, par exemple, à travers la participation active à des rituels bouddhiques. Sylvie explicite sa perspective :

Je pense que pour choisir de travailler sur la pleine conscience, on est tous religieux au départ. […] Mais je pense que c’est rare… même chez les chercheurs… quand on apprend à les connaître un peu, on se rend compte que la spiritualité, c’est vraiment très, très, très important.

L’histoire du développement de la pleine conscience en Amérique du Nord se joue continuellement sur la frontière entre le spirituel et le laïc (Wilson 2014). La laïcisation et la médicalisation de la pleine conscience ont parfois servi de couvert pour une intégration du bouddhisme dans l’espace médical (certains bouddhistes et spécialistes en études religieuses verront, par exemple, dans le programme MBSR du « bouddhisme déguisé », Seager 2012, 212). Dans certains cas, l’étude de la pleine conscience est subordonnée à la visée ultime qui est de transmettre la « loi bouddhique » (le dharma) en Occident, comme le souhaitait Kabat-Zinn (2011). Le mindfulness s’inscrit alors dans une spiritualité qui ne se limite pas aux visions individuelles des chercheur(e)s, car elle traverse le processus de recherche et est souvent mise en avant-plan de la scène contemporaine des sciences contemplatives. Relevons, à titre d’exemple, les dialogues organisés par le Mind and Life Institute où des données scientifiques présentées par différents chercheur(e)s internationaux sont soumises au regard du Dalaï-Lama. Selon Chantale, il est attendu que l’intention de ces derniers est « de réfléchir et de remettre en question leurs concepts et leurs méthodes » à la lumière des commentaires du Dalaï-Lama – un véritable « privilège » selon elle, car la « vraie connaissance » sur la pleine conscience bouddhique, « c’est eux qui l’ont ». Le bouddhisme en vient ainsi à représenter un réservoir de connaissances, mais aussi de valeurs dans lequel la science occidentale devrait puiser.

Discussion

Une analyse qualitative des rapports entre les discours et les pratiques des participant(e)s à cette recherche a permis de montrer que, contrairement à d’autres domaines d’études, les chercheur(e)s du mindfulness ne gardent pas le spirituel en dehors de la science, mais cherchent à l’y intégrer, non pas sous la forme de préceptes religieux, mais sous une forme laïcisée. Le rapprochement de la psychologie occidentale avec les conceptions bouddhiques de la pleine conscience a été l’occasion, pour les chercheur(e)s s’y intéressant, de formuler à nouveaux frais une vision de la connaissance et de l’étude de l’esprit qui tente tant bien que mal de sortir de cette dichotomie entre foi et raison qui traversait leur parcours académique et professionnel.

Si la science de la pleine conscience peut profiter de la richesse des dialogues que suscite cette intrication du religieux et du scientifique, la coexistence de deux systèmes de sens impose également des difficultés qui sont parfois simplement irréconciliables. Alors que l’objectif avoué d’une organisation telle que le Mind and Life Institute est de ramener sur le même plan d’égalité deux sciences de l’esprit, le résultat laisse apercevoir des rapports de force qui positionnent alternativement la science et la morale du mindfulness comme autorité. Garnoussi voit dans la laïcisation, ou la psychologisation, de la spiritualité la réaffirmation d’un discours prônant l’autonomie et la supériorité de l’approche scientifique puisque les acteurs concernés « se donnent de nouveaux appuis symboliques, qui les autorisent à intervenir et à imprimer leurs normes dans cet espace de l’existentiel » (Garnoussi 2011, 272). En s’appuyant sur le discours de la « preuve », ces acteurs placeraient la science comme première lecture explicative de l’esprit humain (Vidal 2009). Mais le cas de la science du mindfulness indique que l’inverse est aussi vrai. Plusieurs chercheur(e)s voient la « psychologie bouddhique » comme étant plus avancée sur le chemin de la connaissance que son pendant occidental qui ne parviendrait pas à résoudre le hard problem dont parle Varela (1996)[12], de sorte que la recherche scientifique sur la pleine conscience servirait plutôt à réaffirmer l’autorité du bouddhisme dans la compréhension des phénomènes mentaux, affectifs et sensoriels. Comme cette chercheure qui se demande comment intégrer le dharma dans la science occidentale et la médecine, les tenants d’un mindfulness « scientifique » en viennent ainsi à emprunter à la religion « sa capacité à attribuer un ordre au monde et à l’action individuelle » (Garnoussi 2011, 271). Ces chercheur(e)s marchent ainsi sur une délicate frontière, ainsi que l’avait risquée Kabat-Zinn avec le MBSR (Dunne et Harrington 2015, 629).

Parce qu’elles intègrent au champ scientifique des propositions morales, les sciences de la pleine conscience jouissent désormais d’une double autorité, à la fois morale et scientifique, qui se joue aussi bien sur le plan de l’ontologie que de l’épistémologie. Ce privilège comporte certains risques, insuffisamment observés et analysés par les sciences humaines et sociales, et l’un d’entre eux, peut-être déjà effectif dans certains milieux, est de voir les expert(e)s du mindfulness « scientifique » basculer dans l’exercice du pouvoir si l’emprise de leurs discours en vient à s’étendre jusqu’à s’approprier une partie de l’expérience humaine, celle qui est éprouvée à travers la pratique de la pleine conscience. Expert(e)s à qui on aurait dès lors attribué l’autorité de pouvoir déterminer ce qu’est véritablement le mindfulness (ainsi que toutes les formes de méditation plus ou moins étiquetées qui se voient écartées par le mindfulness), ce que serait une « bonne façon de vivre » et ce qu’est « une bonne personne », en dépit de la riche diversité des expériences humaines.

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’élucider le mode d’engagement des scientifiques du mindfulness vis-à-vis de leur objet d’étude. Il ressort de l’analyse que les chercheur(e)s ont un rapport à la pleine conscience qui est sous tension entre des visées séculaires et des aspirations morales. Cette tension présente une double face : elle peut être à la fois contraignante (et donner lieu à des engagements plus critiques) et génératrice d’idées et de méthodes qui traduisent un mode d’engagement interactif entre la psychologie et les traditions contemplatives. Il semble toutefois que les chercheur(e)s finissent par embrasser officieusement leur objet et y adhérer, en partie ou en tout, et finalement faire glisser leur relation à la pleine conscience de l’objectivation (sous la forme d’une thérapie scientifique) vers l’adhésion morale. Un tel mode d’engagement rend ainsi fluctuantes les frontières entre science et croyance.

Ce phénomène a été observé dans de nombreuses mouvances spirituelles, mais pas dans le milieu de la recherche scientifique qui continue d’être placé hors du registre religieux dans ses représentations communes. Mon intention n’était pas de critiquer ni la trop grande religiosité de la recherche sur la pleine conscience, ni ses prétentions à pouvoir détacher cette pratique de l’éthique bouddhique. Je me suis plutôt intéressée à la manière dont la science du mindfulness bouscule, de l’intérieur, les frontières du champ de la psychologie expérimentale et des neurosciences en développant un mode d’engagement qui garde dans une étroite relation l’expérience subjective de la pleine conscience, les conceptions morales de la vie et la manière de faire de la science. Un tel ébranlement peut occasionner des dérapages, mais peut aussi dégager de nouveaux espaces de réflexion ou des approches méthodologiques innovatrices que l’anthropologie gagnerait à observer, documenter et analyser.